Mgr Lefebvre - Jean Bourdarias - Le Figaro - 17 juin 1988
Interview recueillie par Jean Bourdarias
Le fondateur d’Ecône explique pourquoi il a pris sa décision et ce qu’il compte faire maintenant. A l’issue de la conférence de presse qu’il a donnée mercredi à Ecône, Mgr Lefebvre a bien voulu répondre aux questions du « Figaro » et préciser sa pensée sur les jugements qu’il a portés sur le Saint-Siège et sur les motifs qui l’ont conduits à décider de sacrer évêques quatre prêtres de sa communauté.
Question. – Vous avez exprimé une grande méfiance vis-à-vis des autorités romaines lors de votre conférence de presse. Pensez-vous que le Saint-Père et ses collaborateurs vous soient fondamentalement hostiles ?Mgr Lefebvre. – Non. Il n’y a pas vraiment d’hostilité, mais une totale incompréhension de notre position. Nous sommes aux antipodes de ce que pense Rome, qui ne comprend pas notre attachement au passé. D’ailleurs on nous demande sans cesse d’accepter le Concile.
Q. – La déclaration commune du 5 mai reconnaissait qu’il y avait dans la manière dont Vatican II a été interprété par l’Eglise des éléments non conformes à la Tradition, ce qui vous donnerait partiellement raison. Pourquoi l’avez-vous dénoncée le lendemain ?Mgr L. – Ils ont écrit cela, mais, dans le fond, ils ne l’admettent pas. Ils ont seulement cédé du terrain devant la menace de l’ordination des évêques.
Q. – Sur ce dernier point, le Saint-Siège vous avait proposé la date du 15 août pour l’ordination d’un évêque sacré d’un commun accord. Pourquoi, cette satisfaction majeure obtenue, avez-vous rompu l’accord et précipité les évènements ?Mgr L. – C’est sous la menace que j’avais obtenu cette concession. J’en avais assez.
Q. – Vous avez, ce faissant, pris le risque d’un schisme…Mgr L. – Quel schisme ? Je serais schismatique pour des gens que je considère comme étant hors de l’Eglise catholique et qui sont eux-mêmes schismatiques. Lors de mon entretien autrefois, avec Paul VI, je lui avais dit : « j’ai le choix entre la position prise par vos prédécesseurs et les décisions du Concile Vatican II. J’ai choisi vos prédécesseurs. » Aujourd’hui j’ai choisi de rompre. C’est une nouvelle étape. Certains vont s’éloigner de nous. Ce sera difficile pendant des années, pendant dix ans peut-être. Mais la situation va se dégrader dans le camp d’en face. On s’apercevra un jour que nous avions raison.
Q. – Votre action avait fait progresser certaines idées dans l’Eglise. Celle-ci a reconnu des erreurs. Votre décision va, au contraire, provoquer un inévitable durcissement. Le bénéfice de votre croisade va être réduit à néant. Ne prenez-vous pas un risque disproportionné avec le « bénéfice » que vous pouvez en attendre ?Mgr L. – C’est possible, mais la situation actuelle ne peut pas se prolonger. Je ne sacre pas ces quatre évêques dans un esprit de rupture mais parce que la gravité de la situation dans l’Eglise m’y oblige.
Q. – Comment avez-vous fait votre choix ? Selon quels critères avez-vous désigné ces futurs évêques ?Mgr L. – J’avais proposé le nom du supérieur général, l’abbé Schmidberger, mais le Vatican a récusé son nom. J’avais d’ailleurs proposé une « terna » comme cela se fait toujours ceux du secrétaire général, l’abbé Bernard Tissier de Mallerais et de l’économe général, l’abbé Bernard Fellay. Mais Rome m’a demandé d’autres noms. Devant cette manœuvre, j’ai décidé d’ordonner deux d’entre eux qui sont les plus proches collaborateurs de l’abbé Schmidberger, et deux autres, les abbés Williamson et de Galarreta. Ils ne voulaient pas mais je leur ai dit : « Il faut vous mouiller et prendre vos responsabilités. » Ils ont fini par accepter.
Q. – Deux de ces prêtres sont très jeunes. Ils ont juste trente ans ; ils n’ont aucune expérience pastorale. Vous, vous avez un certain prestige, celui du missionnaire. Croyez-vous qu’ils feront le poids ? Et pourquoi avoir choisi deux Américains, l’un au Nord et l’autre au Sud ?Mgr L. – J’ai peur d’une invasion de l’Europe par les communistes et que nous soyons coupés de l’Amérique et de nos fidèles de là-bas, et que tous nos évêques soient immobilisés en Europe.
Q. – Il faut l’assistance et la présence de deux ou trois évêques pour la cérémonie du sacre ? Qu’en ferez-vous ?Mgr L. – S’il en faut deux ou trois, ce n’est pas pour une raison de validité. Mais j’ai demandé l’assistance de Mgr Castro Mayer . Il m’a promis de venir. Je m’en réjouis d’autant plus qu’il avait refusé jusqu’ici d’ordonner des prêtres, se bornant à conférer les ordres mineurs, mais cette fois-ci, il s’engage vraiment. Il va franchir le pas… Et nous aurons des évêques pour ordonner de nouveaux prêtres en Amérique et ailleurs pour confirmer des enfants. Moi, je ne peux plus voyager au lon…
Q. – Par quoi remplacerez-vous le mandement romain précédant la cérémonie de l’ordination des évêques ?Mgr L. – Je dirai que je reste fidèle à Jean-Paul II en tant qu’il est le successeur de Pierre, mais que je n’adhère pas à ses erreurs modernistes. Je désobéis à un pape moderniste pour obéir à Dieu et garder la foi catholique.
Interview recueillie par Jean Bourdarias