SOURCE - Claude-Francois Jullien - Le Nouvel Observateur - 2 février 1995
Le limogeage de Jacques Gaillot et surtout l'engagement croissant de l'épiscopat dans la croisade anti-avortement le révèlent: le poids des traditionalistes ne cesse de se renforcer dans l'Eglise. Jean-Paul II refermera-t-il les portes ouvertes par Jean XXIII?Jean Madiran, le vieil intellectuel de l'intégrisme catholique, triomphe dans son journal «Présent», proche de Jean-Marie Le Pen, et titre le 27 janvier: «Deux actions de sauvetage anti-avortement à Lyon. L'Eglise désorientée.» Il n'a pas tort. Les évêques, bousculés par leur droite militante, basculent dans le combat contre l'IVG, au moment même où ils entérinent la révocation de Jacques Gaillot, leur pair. Jamais comme le 22 janvier l'Eglise de France n'avait affiché aussi ouvertement sa déchirure. Ce jour-là ont lieu simultanément deux rassemblements hautement symboliques: d'un côté, à Evreux, autour de l'évêque banni, les «conciliaires» et tous ceux qui restent sensibles au message de l'Evangile, qu'ils croient au Ciel ou qu'ils n'y croient pas; de l'autre, à Paris, derrière la bannière de l'Union pour la Vie, les fidèles traditionnels, pour qui Vatican II n'a été qu'un instant lourd d'excès dans la vie de l'Eglise. Longtemps entre ces deux extrêmes les évêques ont tenté d'être le lien. Cette fois, ils semblent avoir majoritairement choisi: le camp de la tradition. Du repli. L'Eglise ouverte sur le monde, si vivante au lendemain du Concile, a laissé la place à une Eglise des certitudes et des exigences rituelles et morales.
La récente évolution de l'épiscopat sur le terrain de l'avortement en est la plus inquiétante illustration. En quelques semaines, on est passé de la condamnation morale à l'enrôlement de beaucoup dans une véritable croisade anti-IVG. Huit dates clés qui racontent une dérive.
24 octobre 1994. Au CHU de La Tronche, près de Grenoble, Gérard Calvet, père abbé du Barroux, longtemps disciple de MgrLefebvre, s'enchaîne avec six hommes et deux femmes dans le service où sont pratiquées les IVG. Le bénédictin explique: «Lorsque j'ai pris conscience que l'embryon est un être humain, j'ai décidé de retarder son meurtre le plus longtemps possible.»
23 novembre. Le cardinal Albertini publie à Rome une sorte de code déontologique de 120 feuillets environ, destiné aux personnels de santé. Il déclare notamment que «le ftus doit être baptisé, s'il est encore vivant». Tout chrétien qui pratiquerait l'avortement est frappé d'excommunication. Le texte rédigé en italien est d'un maniement si délicat que les services romains, deux mois plus tard, ne l'ont toujours pas traduit, pas plus que le secrétariat de l'épiscopat en France (voir encadré p. 62). Quant aux évêques, ils ne l'ont pas reçu... Jamais sans doute un document n'était allé si loin dans la culpabilisation du personnel hospitalier.
29 novembre. Procès de dom Calvet devant le tribunal correctionnel de Grenoble. Stupeur. Des évêques et cardinaux ont apporté leur soutien de principe au père abbé. Et non des moindres: les cardinaux Thiandoum (Dakar et Rome), Stickler (Autriche), Oddi (membre de la Curie romaine) et Lustiger (Paris); les évêques Thomazeau (Meaux, président de la commission épiscopale de la famille), Lagrange (Gap), Bonfils (Viviers), Bouchex (Avignon), Vanel (Auch), Gracida (Texas), Myers (Illinois)... Ce n'est pas la première fois qu'un évêque intervient dans un tel procès. La position de l'Eglise est connue. Mais c'est la première fois que le soutien est si massif, et que l'archevêque de Paris (voir encadré p. 60) exprime ainsi sa solidarité avec les prévenus. «Nous pouvons reconnaître dans des gestes comme ceux qui sont instruits aujourd'hui devant ce tribunal une protestation moralement fondée de la conscience droite», déclare-t-il notamment. L'Eglise, qui a toujours dénoncé l'avortement, a toujours refusé de condamner la femme qui avorte. Une telle prise de position ne vaut-elle pas condamnation?
12-14 décembre. Conseil permanent de l'épiscopat. Mgr Duval, en ouvrant les travaux, aborde le sujet prudemment; mais, en conclusion il laisse nettement percer son désaccord avec dom Calvet et ceux qui le soutiennent: «Que ce soit bien clair: il ne s'agit pas d'interdire à quiconque d'exprimer ses convictions. Mais la personnalité des derniers protestataires fait que ceux-ci engagent plus qu'eux-mêmes. Nous ne pouvons omettre de réfléchir sur la place et le rôle de l'Eglise dans notre société imparfaite et fragile, et sur l'image qu'elle donne d'elle-même. Si les moyens utilisés pour éveiller les consciences font obstacle au message de l'Eglise, n'y a-t-il pas lieu de réfléchir plus profondément à l'attitude que devraient adopter ceux qui veulent protester contre l'inacceptable?» On raconte qu'à ces mots le cardinal aurait quitté la réunion! «Ce ne serait pas surprenant, explique un prêtre qui ne l'aime guère. Quand un débat le dérange ou l'ennuie, il quitte régulièrement la séance.»
10 janvier 1995. Nouveau conseil permanent. L'archevêque de Paris a, semble-t-il, remonté la pente. A l'occasion du 20e anniversaire de la loi sur l'IVG, le conseil déclare notamment: «Nul ne peut déclarer droit humain ce qui implique un déni d'humanité. Les dispositions législatives adoptées il y a vingt ans, et qui dépénalisent dans certaines conditions l'avortement provoqué, ne sauraient être interprétées comme exprimant ou créant un droit. La mise à mort d'êtres humains innocents et dans leur plus grande fragilité est et demeure une blessure mortelle, une blessure physique, morale et spirituelle de notre humanité. [...] Aimer la vie et la défendre en toutes circonstances est pour nous un engagement absolu.»
Le ton s'est durci. Le vocabulaire est digne de Laissez-les Vivre. Dans un commentaire, MgrVingt-Trois, auxiliaire de Paris, dénonce la banalisation de l'avortement, qui deviendrait «une contraception moins contraignante que l'absorption quotidienne d'une pilule». Eh bien, dites clairement: vive la pilule!
12 janvier. «Paris Notre-Dame», l'hebdomadaire de l'archevêché de Paris, qui, par deux fois, a annoncé la manifestation d'Union pour la Vie à Paris, publie la lettre de Jean-Marie Lustiger au tribunal de Grenoble, assortie d'une «appréciation morale plus complète». Le cardinal de Paris précise que «la contestation publique non violente peut être légitime sans être en tous les cas moralement opportune». Et de s'interroger: «Quelles contributions apportons-nous, chacun à notre place, au combat contre les causes de l'avortement?» Très bonne question. Ne serait-ce pas une «contribution» utile que de lever l'interdiction de la contraception artificielle?
17 janvier. Le tribunal de Grenoble rend son verdict. Le père abbé est condamné à trois mois de prison avec sursis et 5000 francs d'amende.
22 janvier. Union pour la Vie, qui rassemble vingt-six organisations, défile de l'Opéra à Denfert-Rochereau: 8500 personnes selon la police, 25000 selon les organisateurs. Un succès. Christine Boutin, député CDS et barriste, a droità la tribune pour la conférence de presse; maispas Marie-France Stirbois, député européendu Front national, qui, elle aussi, a défilé.On ne choisit pas ses amis... Des manifestations de ce type, et surtout les actions des commandos anti-IVG dans les hôpitaux, irritent de plus en plus l'entourage de Pasqua. L'un de ses conseillers glisse: «Vous savez, le réveil intégriste n'est pas seulement celui des musulmans.»
Que l'Eglise veuille faire entendre sa voix dans les débats de société, c'est normal. Mais il y a des tribunes pour cela. Pourquoi se laisse-t-elle embringuer dans des manifestations à caractère politique? Sans doute aussi parce que les paroissiens ordinaires sont de plus en plus proches des traditionalistes. Au défilé du 22 janvier, avec les intégristes estampillés marchaient de paisibles fidèles, venus quelquefois à l'appel de leur évêque. La boucle est bouclée: de nombreux évêques ont favorisé la naissance de communautés rigides, et ils en sont devenus les prisonniers.
Une jeune thésarde en sciences politiques, Alix de Maricourt, l'explique. Les catholiques de gauche, enthousiasmés par Vatican II, ont très vite été déçus par le manque d'ardeur de Rome à le mettre en oeuvre. Résultat: ils ont massivement abandonné la pratique régulière, quand ils n'ont pas quitté l'Eglise sur la pointe des pieds. Et leurs enfants n'ont plus aucun lien avec l'institution. Conséquence: les fidèles qui fréquentent les églises sont globalement des conservateurs. C'est eux que les prêtres rencontrent, que les évêques écoutent, et qui, parfois, dénoncent les «dérives» comme celle de Jacques Gaillot.
Trois prélats, très différents, ont favorisé cette évolution: Marcel Lefebvre, Jean-Paul II et Jean-Marie Lustiger. Le premier a figé une partie de l'institution dans son discours de «contre Réforme». Pour lui, l'Eglise s'est arrêtée au concile de Trente (1545-1563). Exigeante et rassurante, elle seule «sait». Dans le précis d'histoire vendu très cher à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, les auteurs affirment: «Seule l'Eglise catholique détient les vérités salvatrices, même dans l'ordre temporel.» Ecône, le bastion de l'intégrisme, pèse désormais sur l'Eglise, comme Jean-Marie Le Pen sur la droite politique. Les lefébvristes sont à l'affût de la moindre faute pour la dénoncer sur le mode «Rome n'est plus dans Rome». La pression est d'autant plus forte que les intégristes ou traditionalistes qui, par peur, par tactique ou par stratégie, n'ont pas suivi l'évêque schismatique continuent de monnayer leur soumission à Rome. C'est le cas de dom Calvet.
Jean-Paul II, quant à lui, en voulant clarifier le discours, a radicalisé les options. Dans le joyeux brouhaha des lendemains du concile, de nombreux chrétiens parlaient du «peuple de Dieu», de «la liberté des enfants de Dieu». Le cardinal de Cracovie les a très vite rappelés à la raison. L'Eglise n'est pas une démocratie. Elle n'est pas non plus le «peuple élu», le peuple saint; c'est un peuple de saints: chaque croyant doit gagner sa sainteté. Donc, pour le pape, obéir aux règles édictées par Rome. Mais pourquoi survaloriser le domaine de la sexualité, pour en faire la voie royale de la sainteté? C'était ne pas tenir compte des évolutions du monde sûrement, mais surtout de la liberté et de la responsabilité que les chrétiens avaient cru retrouver. Jean-Paul II favorisait le retour à une Eglise de recteur breton: le pasteur dit la règle, les fidèles suivent. Son soutien aux charismatiques et aux disciples de l'Opus Dei va dans le même sens.
Dans les rangs des évêques, c'est le silence. Que ce soit sur la bioéthique, sur le droit aux sacrements des divorcés remariés, sur l'ordination d'hommes mariés ou sur celle des femmes, le pape décide et les évêques s'alignent. Seuls quelquefois des prélats allemands osent affirmer leurs différences peut-être parce qu'ils financent les déficits du Vatican. L'Eglise de France, elle, est aux ordres. Et les paroisses continuent de se vider.
Dans cette remise en ordre, Jean-Marie Lustiger est un maillon essentiel. Cultivé, mystique, homme de foi, il sait à merveille utiliser les médias. Comme Jacques Gaillot! Mais ce converti tourmenté est un homme d'institution. 80% des Français se déclarent catholiques? La belle affaire! Ce n'est pas à eux de se dire catholiques, c'est à l'Eglise de les reconnaître tels, et ce n'est pas facile de le mériter. Toujours l'appel à une sainteté étroite, presque infantilisante. Face à l'«Eglise de plein vent», il propose une «Eglise des purs».
Cette attitude élitiste ne fait certes pas l'unanimité. Albert Decourtray, l'ancien archevêque de Lyon, se réjouissait au contraire de cette référence de la majorité des Français. Pour lui, c'était une chance pour l'Eglise, et une interpellation. Et il rappelait les vieilles bagarres d'Hippone, au IVe et Ve siècle: «Le théologien Donat voulait une Eglise de purs. Et Augustin demandait: "Ça signifie quoi, une Eglise de purs?" Il se déclarait prêt à accueillir les moindres désirs d'appartenance.» Il manque sans doute un saint Augustin dans l'Eglise de France. Le réflexe identitaire est toujours la manifestation d'un état de crise. Qui donc demandera, comme l'évêque d'Hippone: «Ça signifie quoi, l'identité chrétienne?»
L'évolution actuelle de l'Eglise est d'autant plus grave qu'elle n'est pas liée, comme certains veulent le croire, à la fin de règne de Jean-PaulII. C'est un choix voulu, réfléchi. Marcel Lefebvre aurait-il gagné? La question est posée. Il est facile d'opposer les masses que la venue du pape rassemble dans les pays du tiers-monde aux troupeaux maigrichons des pays de chrétienté, chaque jour un peu plus sécularisés. Mais l'Eglise ne peut nier une évidence: plus les hommes sont instruits et plus ils désirent qu'on fasse appel à leur raison, à leur responsabilité. «Quand il y a rupture entre le peuple et son "élite", déclarait Mgr Lustiger, voilà quelques semaines à "Match", il y a menace d'éclatement.» Ce qui est vrai pour le politique ne le serait-il pas pour le religieux?
Claude-Francois Jullien
Le Nouvel Observateur
Le limogeage de Jacques Gaillot et surtout l'engagement croissant de l'épiscopat dans la croisade anti-avortement le révèlent: le poids des traditionalistes ne cesse de se renforcer dans l'Eglise. Jean-Paul II refermera-t-il les portes ouvertes par Jean XXIII?Jean Madiran, le vieil intellectuel de l'intégrisme catholique, triomphe dans son journal «Présent», proche de Jean-Marie Le Pen, et titre le 27 janvier: «Deux actions de sauvetage anti-avortement à Lyon. L'Eglise désorientée.» Il n'a pas tort. Les évêques, bousculés par leur droite militante, basculent dans le combat contre l'IVG, au moment même où ils entérinent la révocation de Jacques Gaillot, leur pair. Jamais comme le 22 janvier l'Eglise de France n'avait affiché aussi ouvertement sa déchirure. Ce jour-là ont lieu simultanément deux rassemblements hautement symboliques: d'un côté, à Evreux, autour de l'évêque banni, les «conciliaires» et tous ceux qui restent sensibles au message de l'Evangile, qu'ils croient au Ciel ou qu'ils n'y croient pas; de l'autre, à Paris, derrière la bannière de l'Union pour la Vie, les fidèles traditionnels, pour qui Vatican II n'a été qu'un instant lourd d'excès dans la vie de l'Eglise. Longtemps entre ces deux extrêmes les évêques ont tenté d'être le lien. Cette fois, ils semblent avoir majoritairement choisi: le camp de la tradition. Du repli. L'Eglise ouverte sur le monde, si vivante au lendemain du Concile, a laissé la place à une Eglise des certitudes et des exigences rituelles et morales.
La récente évolution de l'épiscopat sur le terrain de l'avortement en est la plus inquiétante illustration. En quelques semaines, on est passé de la condamnation morale à l'enrôlement de beaucoup dans une véritable croisade anti-IVG. Huit dates clés qui racontent une dérive.
24 octobre 1994. Au CHU de La Tronche, près de Grenoble, Gérard Calvet, père abbé du Barroux, longtemps disciple de MgrLefebvre, s'enchaîne avec six hommes et deux femmes dans le service où sont pratiquées les IVG. Le bénédictin explique: «Lorsque j'ai pris conscience que l'embryon est un être humain, j'ai décidé de retarder son meurtre le plus longtemps possible.»
23 novembre. Le cardinal Albertini publie à Rome une sorte de code déontologique de 120 feuillets environ, destiné aux personnels de santé. Il déclare notamment que «le ftus doit être baptisé, s'il est encore vivant». Tout chrétien qui pratiquerait l'avortement est frappé d'excommunication. Le texte rédigé en italien est d'un maniement si délicat que les services romains, deux mois plus tard, ne l'ont toujours pas traduit, pas plus que le secrétariat de l'épiscopat en France (voir encadré p. 62). Quant aux évêques, ils ne l'ont pas reçu... Jamais sans doute un document n'était allé si loin dans la culpabilisation du personnel hospitalier.
29 novembre. Procès de dom Calvet devant le tribunal correctionnel de Grenoble. Stupeur. Des évêques et cardinaux ont apporté leur soutien de principe au père abbé. Et non des moindres: les cardinaux Thiandoum (Dakar et Rome), Stickler (Autriche), Oddi (membre de la Curie romaine) et Lustiger (Paris); les évêques Thomazeau (Meaux, président de la commission épiscopale de la famille), Lagrange (Gap), Bonfils (Viviers), Bouchex (Avignon), Vanel (Auch), Gracida (Texas), Myers (Illinois)... Ce n'est pas la première fois qu'un évêque intervient dans un tel procès. La position de l'Eglise est connue. Mais c'est la première fois que le soutien est si massif, et que l'archevêque de Paris (voir encadré p. 60) exprime ainsi sa solidarité avec les prévenus. «Nous pouvons reconnaître dans des gestes comme ceux qui sont instruits aujourd'hui devant ce tribunal une protestation moralement fondée de la conscience droite», déclare-t-il notamment. L'Eglise, qui a toujours dénoncé l'avortement, a toujours refusé de condamner la femme qui avorte. Une telle prise de position ne vaut-elle pas condamnation?
12-14 décembre. Conseil permanent de l'épiscopat. Mgr Duval, en ouvrant les travaux, aborde le sujet prudemment; mais, en conclusion il laisse nettement percer son désaccord avec dom Calvet et ceux qui le soutiennent: «Que ce soit bien clair: il ne s'agit pas d'interdire à quiconque d'exprimer ses convictions. Mais la personnalité des derniers protestataires fait que ceux-ci engagent plus qu'eux-mêmes. Nous ne pouvons omettre de réfléchir sur la place et le rôle de l'Eglise dans notre société imparfaite et fragile, et sur l'image qu'elle donne d'elle-même. Si les moyens utilisés pour éveiller les consciences font obstacle au message de l'Eglise, n'y a-t-il pas lieu de réfléchir plus profondément à l'attitude que devraient adopter ceux qui veulent protester contre l'inacceptable?» On raconte qu'à ces mots le cardinal aurait quitté la réunion! «Ce ne serait pas surprenant, explique un prêtre qui ne l'aime guère. Quand un débat le dérange ou l'ennuie, il quitte régulièrement la séance.»
10 janvier 1995. Nouveau conseil permanent. L'archevêque de Paris a, semble-t-il, remonté la pente. A l'occasion du 20e anniversaire de la loi sur l'IVG, le conseil déclare notamment: «Nul ne peut déclarer droit humain ce qui implique un déni d'humanité. Les dispositions législatives adoptées il y a vingt ans, et qui dépénalisent dans certaines conditions l'avortement provoqué, ne sauraient être interprétées comme exprimant ou créant un droit. La mise à mort d'êtres humains innocents et dans leur plus grande fragilité est et demeure une blessure mortelle, une blessure physique, morale et spirituelle de notre humanité. [...] Aimer la vie et la défendre en toutes circonstances est pour nous un engagement absolu.»
Le ton s'est durci. Le vocabulaire est digne de Laissez-les Vivre. Dans un commentaire, MgrVingt-Trois, auxiliaire de Paris, dénonce la banalisation de l'avortement, qui deviendrait «une contraception moins contraignante que l'absorption quotidienne d'une pilule». Eh bien, dites clairement: vive la pilule!
12 janvier. «Paris Notre-Dame», l'hebdomadaire de l'archevêché de Paris, qui, par deux fois, a annoncé la manifestation d'Union pour la Vie à Paris, publie la lettre de Jean-Marie Lustiger au tribunal de Grenoble, assortie d'une «appréciation morale plus complète». Le cardinal de Paris précise que «la contestation publique non violente peut être légitime sans être en tous les cas moralement opportune». Et de s'interroger: «Quelles contributions apportons-nous, chacun à notre place, au combat contre les causes de l'avortement?» Très bonne question. Ne serait-ce pas une «contribution» utile que de lever l'interdiction de la contraception artificielle?
17 janvier. Le tribunal de Grenoble rend son verdict. Le père abbé est condamné à trois mois de prison avec sursis et 5000 francs d'amende.
22 janvier. Union pour la Vie, qui rassemble vingt-six organisations, défile de l'Opéra à Denfert-Rochereau: 8500 personnes selon la police, 25000 selon les organisateurs. Un succès. Christine Boutin, député CDS et barriste, a droità la tribune pour la conférence de presse; maispas Marie-France Stirbois, député européendu Front national, qui, elle aussi, a défilé.On ne choisit pas ses amis... Des manifestations de ce type, et surtout les actions des commandos anti-IVG dans les hôpitaux, irritent de plus en plus l'entourage de Pasqua. L'un de ses conseillers glisse: «Vous savez, le réveil intégriste n'est pas seulement celui des musulmans.»
Que l'Eglise veuille faire entendre sa voix dans les débats de société, c'est normal. Mais il y a des tribunes pour cela. Pourquoi se laisse-t-elle embringuer dans des manifestations à caractère politique? Sans doute aussi parce que les paroissiens ordinaires sont de plus en plus proches des traditionalistes. Au défilé du 22 janvier, avec les intégristes estampillés marchaient de paisibles fidèles, venus quelquefois à l'appel de leur évêque. La boucle est bouclée: de nombreux évêques ont favorisé la naissance de communautés rigides, et ils en sont devenus les prisonniers.
Une jeune thésarde en sciences politiques, Alix de Maricourt, l'explique. Les catholiques de gauche, enthousiasmés par Vatican II, ont très vite été déçus par le manque d'ardeur de Rome à le mettre en oeuvre. Résultat: ils ont massivement abandonné la pratique régulière, quand ils n'ont pas quitté l'Eglise sur la pointe des pieds. Et leurs enfants n'ont plus aucun lien avec l'institution. Conséquence: les fidèles qui fréquentent les églises sont globalement des conservateurs. C'est eux que les prêtres rencontrent, que les évêques écoutent, et qui, parfois, dénoncent les «dérives» comme celle de Jacques Gaillot.
Trois prélats, très différents, ont favorisé cette évolution: Marcel Lefebvre, Jean-Paul II et Jean-Marie Lustiger. Le premier a figé une partie de l'institution dans son discours de «contre Réforme». Pour lui, l'Eglise s'est arrêtée au concile de Trente (1545-1563). Exigeante et rassurante, elle seule «sait». Dans le précis d'histoire vendu très cher à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, les auteurs affirment: «Seule l'Eglise catholique détient les vérités salvatrices, même dans l'ordre temporel.» Ecône, le bastion de l'intégrisme, pèse désormais sur l'Eglise, comme Jean-Marie Le Pen sur la droite politique. Les lefébvristes sont à l'affût de la moindre faute pour la dénoncer sur le mode «Rome n'est plus dans Rome». La pression est d'autant plus forte que les intégristes ou traditionalistes qui, par peur, par tactique ou par stratégie, n'ont pas suivi l'évêque schismatique continuent de monnayer leur soumission à Rome. C'est le cas de dom Calvet.
Jean-Paul II, quant à lui, en voulant clarifier le discours, a radicalisé les options. Dans le joyeux brouhaha des lendemains du concile, de nombreux chrétiens parlaient du «peuple de Dieu», de «la liberté des enfants de Dieu». Le cardinal de Cracovie les a très vite rappelés à la raison. L'Eglise n'est pas une démocratie. Elle n'est pas non plus le «peuple élu», le peuple saint; c'est un peuple de saints: chaque croyant doit gagner sa sainteté. Donc, pour le pape, obéir aux règles édictées par Rome. Mais pourquoi survaloriser le domaine de la sexualité, pour en faire la voie royale de la sainteté? C'était ne pas tenir compte des évolutions du monde sûrement, mais surtout de la liberté et de la responsabilité que les chrétiens avaient cru retrouver. Jean-Paul II favorisait le retour à une Eglise de recteur breton: le pasteur dit la règle, les fidèles suivent. Son soutien aux charismatiques et aux disciples de l'Opus Dei va dans le même sens.
Dans les rangs des évêques, c'est le silence. Que ce soit sur la bioéthique, sur le droit aux sacrements des divorcés remariés, sur l'ordination d'hommes mariés ou sur celle des femmes, le pape décide et les évêques s'alignent. Seuls quelquefois des prélats allemands osent affirmer leurs différences peut-être parce qu'ils financent les déficits du Vatican. L'Eglise de France, elle, est aux ordres. Et les paroisses continuent de se vider.
Dans cette remise en ordre, Jean-Marie Lustiger est un maillon essentiel. Cultivé, mystique, homme de foi, il sait à merveille utiliser les médias. Comme Jacques Gaillot! Mais ce converti tourmenté est un homme d'institution. 80% des Français se déclarent catholiques? La belle affaire! Ce n'est pas à eux de se dire catholiques, c'est à l'Eglise de les reconnaître tels, et ce n'est pas facile de le mériter. Toujours l'appel à une sainteté étroite, presque infantilisante. Face à l'«Eglise de plein vent», il propose une «Eglise des purs».
Cette attitude élitiste ne fait certes pas l'unanimité. Albert Decourtray, l'ancien archevêque de Lyon, se réjouissait au contraire de cette référence de la majorité des Français. Pour lui, c'était une chance pour l'Eglise, et une interpellation. Et il rappelait les vieilles bagarres d'Hippone, au IVe et Ve siècle: «Le théologien Donat voulait une Eglise de purs. Et Augustin demandait: "Ça signifie quoi, une Eglise de purs?" Il se déclarait prêt à accueillir les moindres désirs d'appartenance.» Il manque sans doute un saint Augustin dans l'Eglise de France. Le réflexe identitaire est toujours la manifestation d'un état de crise. Qui donc demandera, comme l'évêque d'Hippone: «Ça signifie quoi, l'identité chrétienne?»
L'évolution actuelle de l'Eglise est d'autant plus grave qu'elle n'est pas liée, comme certains veulent le croire, à la fin de règne de Jean-PaulII. C'est un choix voulu, réfléchi. Marcel Lefebvre aurait-il gagné? La question est posée. Il est facile d'opposer les masses que la venue du pape rassemble dans les pays du tiers-monde aux troupeaux maigrichons des pays de chrétienté, chaque jour un peu plus sécularisés. Mais l'Eglise ne peut nier une évidence: plus les hommes sont instruits et plus ils désirent qu'on fasse appel à leur raison, à leur responsabilité. «Quand il y a rupture entre le peuple et son "élite", déclarait Mgr Lustiger, voilà quelques semaines à "Match", il y a menace d'éclatement.» Ce qui est vrai pour le politique ne le serait-il pas pour le religieux?
Claude-Francois Jullien
Le Nouvel Observateur