SOURCE - Bertrand Decaillet - Le Forum Catholique - 15 février 2007
Pourquoi vouloir revenir, aujourd'hui, à l'argumentaire fort daté des années 50, alors que nous profitons désormais de l'essai de ces "valeurs" d'adaptation ? Si la réforme (qui fait directement suite à ces adaptations des années 50) porte quelque bénéfice, c'est au moins celui de l'expérience, non? Remarquez, ce n'est pas par fixisme que je m'opposerais à d'éventuelles adaptations, mais bien parce que leur objectif est toujours totalement accessoire par rapport aux casseroles que ce type de bons sentiments traîne avec soi.
Le problème de fonds reste celui du sens et non celui de l'adaptation; celui afférant de la "participation" ayant épuisé par ailleurs sa candeur pastorale. Revenons plutôt à la dignité du sens, et à l'amour simple et fervent de l'héritage. Cessons purement et simplement de faire les "intelligents" et les modernes, et de bricoler.
Pour qui a fréquenté en profondeur et pendant un certain nombres d'années, pour qui a eu la grâce d'entrer vraiment dans le rit romain pérenne, c'est une évidence lumineuse que celui-ci n'a aucunement besoin – en soi – de la moindre adaptation. En revanche, il est vrai, notre regard sur l'héritage de la lex orandi a besoin, d'être aidé, purifié, stimulé, mais c'est là tout autre chose. Partant, le plus grand service que nous pourrions rendre au rit (qu'il est désormais urgent de lui rendre) c'est celui de sa cohérence propre - par notre service - cohérence propre, et par là lumineuse, intrinsèquement lumineuse. Or les adaptations (l'esprit d'adaptation) partent toujours de louables courtes vues qui, la plupart du temps et sans même s'en rendre compte, brisent justement cette cohérence et l'unité de l'ensemble pour ex-hausser (sic) un détail ou un aspect... Assurément ici aussi et surtout ici "le mieux est l'ennemi du bien". Ainsi lorsque la cohérence est perdue, il faut ensuite aller jusqu'au bout... du puzzle et de l'émiettement, que l'on connaît aujourd'hui dans la douleur après 50 ans d'"améliorations" toujours inachevées...
Non, ne bricolons plus! Il s'agit désormais de recevoir l'héritage, simplement, après avoir fait l'essai plutôt dramatique (en termes surnaturels, mais aussi humains, culturels, pastoraux...) de le "corriger" avec tant de "science" et d'à-propos.
De grâce, ne touchons plus à l'héritage. Mettons-nous simplement, à son école, et nous découvrirons, jour après jour, les merveilles d'un art d'une rare perfection.
D'autre part, cessons - dans le milieu traditionaliste - d'utiliser la liturgie à des fins idéologiques et identitaires (lectures en français, Pater chanté par les fidèles, canon à voix basse-haute, oraisons en français... et autres "adaptations fantaisistes" et totalement subjectives) qui aujourd'hui, outre le fait qu'elles ont pour charisme interne et immédiat d'exacerber "le parti opposé" parmi ceux qui néanmoins nous sont le plus proches..., sont, culturellement, formellement, très datées précisément ! Allez dans n'importe quel concert, voir si on vous donne lecture en français après un air de cantate. Tout cela transpire l'exégèse naturaliste des années 50, où "comprendre" signifiait de manière fort restrictive compréhension intellectuelle et littéraire - religion du Livre, comme y dis(ai)ent. Beurk! Ainsi on a totalement fait l'impasse sur la nécessité des cierges, de l'encens, de la procession vers le nord, du chant, du latin de la vulgate, du chant de l'alleluia qui précède, du credo qui suit... pour comprendre infiniment plus que le sens littéraire, intellectuel... (et protestant) d'une page de l'évangile, qui est Quelqu'Un.
Et si on revenait à une liturgie pleinement cohérente au regard d'un ou deux grand principes qui marquent, au-delà de la perfection même de sa forme, la perfection de son Esprit dans une forme adaptée à lui (et non à une époque qui finira par passer...) et cela par des siècles de pratique ! Tout de même, ce n'est pas rien, cet héritage formel. Regardez la fascination qu'exerce sur "la modernité" les liturgies byzantines, simplement parce que celles-ci vont tout droit à la transcendance. Le rit romain a un urgent besoin de sortir du... "service de l'homme", pour retrouver cette même fascination sur les modernes. Et pour cela c'est très simple: retour à son esprit propre, par le respect méticuleux de l'héritage, même (surtout!) lorsque la modernité ne comprend pas ou qu'elle prétexte le besoin pieux d'accommodements. Ainsi nous commencerons à avoir une chance de "comprendre" bientôt infiniment plus que ce que la restrictive modernité pouvait espérer contenir.
Pour ma part, je lancerais donc un appel, non pas à des fabricateurs de sens (...) ou adaptateurs éclairés, mais simplement à des exégètes dociles et dévoués du rit et des rites. Ce qu'il faut, pour une vraie "réforme" liturgique, ce sont des contemplatifs et des enfants qui regardent avec de grands yeux ronds, très longtemps, la récurrence lassante et infinie du même geste... chaque jour, pendant mille ans, deux mille ans.
Contemplation et esprit d'enfance : exigence implacable à laquelle nous sommes tous invités, et sans laquelle nous n'entrerons pas, il est vrai, aux banquet des noces. Et si d'aventure nous entrions sans cet habit immaculé, ce serait, en effet, pour ne rien entendre et ne rien voir, et bientôt nous faire reconduire à la porte - auquel cas il ne faudrait nullement incriminer "la liturgie". Or qui nous donnera cet esprit ? Le cohérence propre d'un rit taillé dans cette étoffe, justement. Ne brisons pas cette cohérence, servons-là sans broncher : elle finira par transparaître.
L'aveugle de Jéricho n'a pas demandé que l'on change le monde autour de lui, faute de lumière en disant par exemple Seigneur, rendez les choses visibles. Non, il a simplement - avec simplicité d'âme - demandé la vue. Et c'est par cette clairvoyance lumineuse sur sa propre ténèbre, qu'il a retrouvé en effet la lumière autour de lui : Seigneur, faites que je voie ! - et c'est radicalement différent.
Le grand mérite, le sublime mérite de la non-compréhension spontanée des modernes dans les choses liturgiques, c'est d'induire aux modernes ces deux vertus proprement anti-modernes: la patience et l'humilité. Sans elles, les choses saintes du Royaume ne peuvent être données. Oui, il est heureux, très heureux de ne pas comprendre, de ne pas participer, de ne pas sentir... tout de suite. Ce que le Royaume nous réserve, nous le saurons bientôt si nous restons longuement sur ce banc, sans comprendre, sans voir, sans entendre..., et si nous restons malgré tout à cause de Quelqu'Un (on nous l'a dit) qui doit venir. C'est lui, le Sens – et le Sens même du détail liturgique. Ainsi nous entrerons, par Lui, avec Lui et en Lui, longuement et docilement dans cette patience toute temporelle de l'éternité (qui est le propre du rite), lorsqu'elle epouse le cycle des jours, des Heures, et des secondes infinies de Présence à Dieu - dans la Foi! Car il faut le dire, la beauté en liturgie, est une chimère, si elle n'est pas d'abord "vue" par la vertu de Foi. Alors, oui, nous commencerons doucement à voir enfin, jusque dans la chair prosaïque de l'art, l'incroyable, l'inimaginable, l'inconcevable immanence sacrée... et la beauté achevée du Fils de l'homme.
Ecce sicut oculi servorum in manibus dominorum suorum, sicut oculi ancillae in manibus dominae suae, ita oculi nostri ad Dominum... (cf. ps. 122)