SOURCE - Jean Lavergnat - Groupes Jonas - 12 juillet 2008
Mains tendues aux traditionalistes... mais pas à l'Eucharistie ?
Etes-vous mains ouvertes ou mains jointes pour le Notre Père, à genoux ou debout pour communier ? Y aurait-il une meilleure posture, l’autre étant à proscrire ? La question me laisse songeur et me fait penser à la diversité des façons de se signer : êtes-vous adepte du signe de croix qui va de droite à gauche ou l’inverse ? Terminez-vous votre signe par un baiser ? Affaire de coutume, de distinction et de sensibilité : les traditions sont plurielles. Mais me direz-vous, de partout aujourd’hui surgissent des disputes, chacun réclamant un retour à la tradition … tout en choisissant sa période de référence. Les uns se réclament de Pie V, d’autres de Paul VI pour la messe ; au moment de la communion les repères temporels sont modifiés : l’époque de St Cyrille d'Alexandrie et de St Augustin doit-elle l’emporter sur le moyen-âge ? Les années post-Vatican II élimineront-elles celles de Pie X ? S’il s’agit de l’adoration du Saint Sacrement, l’embarras du choix est plus limité : l’âge classique offre un exemple de ce qu’un millénaire de christianisme a ignoré ….
Réfléchissons sur les attitudes officiellement prescrites au célébrant au cours de la liturgie : une succession de gestes lui sont proposés/imposés, soulignant tous l’importance du mouvement corporel pour exprimer la prière. Des indications similaires concernent également les membres de l’assemblée. Les cérémoniaires d’antan, peut-être ceux d’aujourd’hui aussi, savaient se servir des sonneries, crécelles et autres claquoirs pour indiquer qu’il était temps de changer de place ou de position. Prier assis, debout, à genoux, prosterné, immobile ou en procession, silencieux ou chantant : tout est possible et successivement utilisé. Mais ne prier que selon une seule posture ne permet pas d’exprimer la richesse des attitudes de prière. Par exemple prier debout, avec toute l’Eglise, est recommandé s’il s’agit de réciter le Notre Père au cours de la messe et je ne sache pas qu’il soit prévu une récitation ou un chant du Credo autrement que debout. Pourtant si vous récitez le chapelet, après avoir enchaîné les Je vous salue Marie, les Notre Père vous direz le Credo aussi bien à genoux sur un prie-Dieu, debout dans le métro qu’assis chez vous.
Il me plaît donc que les autorités ecclésiastiques maintiennent la pluralité des modes de prier, que le communiant puisse recevoir l’Eucharistie couché – le pain de vie est destiné aux malades aussi - debout ou à genoux. Et la langue n’est ni plus digne ni moins noble que la main : chacun peut méditer la comparaison du corps reprise par St Paul, au sujet justement du Corps du Christ.
L’histoire de la liturgie montre une profusion de postures, de façons de faire dont aucune ne peut prétendre supplanter les autres, ni les éliminer pour motif d’exclusivité. Il serait déraisonnable de mettre en avant une prétendue excellence d’un signe en raison de sa date. Le signe de la Croix à cet égard est emblématique : les deux ou trois premiers siècles d’expansion chrétienne furent marqués du signe du poisson ; puis la croix a éclipsé ce signe originel. Qui prétendra qu’une période, et donc qu’un des deux signes, est meilleure que l’autre du point de vue de la foi ? S’il y avait un moment à privilégier, certains pourraient, apparemment à bon droit, avancer les années de compagnonnage avec Jésus. Mais St Paul justement nous met en garde : désormais ce n’est plus selon la chair que nous connaissons le Christ, il en va de la foi en la Résurrection du Christ ! Contemporains du 21ème siècle nous ne sommes ni plus favorisés ni plus pénalisés que n’importe quelle autre génération chrétienne, fût-ce celle des origines ou telle autre choisie dans une période postérieure. Deux autres données majeures nous interdisent toute sacralisation d’un moment de l’histoire chrétienne. Premièrement le refus constant du christianisme de se cantonner à une seule langue : la Bible dans sa composition et ses traductions, la liturgie et ses expressions en sont les témoins. Second élément : quand la samaritaine interroge Jésus pour connaître le haut-lieu de l’adoration, Jésus rétorque qu’aucun lieu n’a de suprématie. Pourquoi en irait-il différemment dans le temps ? Mais s’il fallait choisir en dernière extrémité une date majeure, je choisirais quant à moi, aujourd’hui, avec le verset 8 du Psaume 95 ou le Haec dies chanté dans la liturgie de la résurrection.
Pourtant je m’inquiète de l’agitation entretenue par certains ces temps-ci à propos de liturgie, en particulier de la célébration de la messe. Ce qui me fait difficulté n’est pas que coexistent diverses liturgies, ordinaires ou extraordinaires, diverses langues de célébrations, diverses façons de communier, mais que tel ou tels veuillent à toute force imposer à d’autres leur posture, sans respect pour l’hétérogénéité de l’environnement culturel de nos contemporains et sans chercher à leur ménager un espace d’expression propre. Je ne supporte pas cette imposition autoritaire qui me paraît directement issue d’une volonté de pouvoir fort éloignée du sens profond de l’Eucharistie.
L’Eucharistie et le pouvoir en effet ne font pas bon ménage. Je m’explique. Quand il s’agit de la messe il est courant de parler de l’Eucharistie comme sacrement et comme sacrifice. Or un sacrifice suppose que soit ordonné et exécuté le geste sacrificateur dont est victime le sacrifié - objet, animal ou humain. Dans le cas de Jésus c’est la conjonction des autorités religieuses et civiles juives, des occupants militaires romains qui a entraîné sa mise en croix. L’exercice du pouvoir n’en sort pas indemne : commander ne s’auto-légitime pas désormais en régime chrétien, seul servir autorise de régner. Aux pieds de Pierre Jésus l’annonçait déjà lors du lavement des pieds. La figure du Serviteur humilié, écrasé, anéanti se dresse comme un mémorial muet : les groupes de pression – notamment ceux qui se veulent défenseurs du Saint Sacrifice, les autorités liturgiques – quel que soit leur niveau de responsabilité, devraient s’en souvenir chaque fois qu’elles réclament ou édictent une règle concernant l’Eucharistie. Je sais qu’il est nécessaire de guider les divers acteurs des célébrations, mais je me demande parfois si une dérive autoritaire ne guette pas certains, quoi qu’il en soit de leur prétention à se camper uniquement comme défenseurs de la foi.
Probablement, il ne manquera pas de gens qui hausseront les épaules devant mon affirmation, qui déclareront que l’exercice du pouvoir est une chose, l’Eucharistie une autre. Pourtant, je maintiens mon rapprochement et, pour en illustrer la pertinence, je propose d’examiner le culte du Saint-sacrement à partir de deux pistes : les Congrès internationaux eucharistiques, l’histoire de la Compagnie du Saint Sacrement.
Un raccourci historique est sans doute nécessaire pour la plupart des lecteurs. D’abord ils n’ont pas en mémoire la série de ces Congrès non plus que les conditions de leur naissance au 19ème siècle. Pour éviter d’être accusé de tordre la signification des événements passés dans un sens favorable à ma thèse, je cite quelques lignes tirées du site internet polonais consacré aux divers Congrès Eucharistiques, notamment à celui de Wroclaw auquel Jean-Paul II a participé :
« L’idée de rencontres internationales consacrées au culte de l’Eucharistie est née en Europe Occidentale, vers la moitié des années soixante-dix du siècle passé [ndlr : 19ème]. La vivification et l’élargissement du culte eucharistique n’étaient pas leur but unique, mais il fallait aussi s’opposer aux tendances grandissantes de laïcisation distinctement dirigées contre l’Eglise et contre la religion même[1]. » La notice explique quelques paragraphes plus loin qu’il fallait pour les promoteurs de ces manifestations « élargir la portée [du culte eucharistique] et s’opposer à la laïcisation, tout en éveillant parmi les catholiques le sentiment de force et d’orgueil que leur livrait leur foi. » J’ai un peu l’impression en lisant ces lignes que les mises en scène mondiales de l’Eucharistie ont pu – et malheureusement peuvent encore - servir de caution à une volonté de puissance de l’appareil catholique via … l’apparat liturgique.
Un combat, une exaltation orgueilleuse, un éloge de la force, une défiance vis-à-vis du monde tel qu’il est aujourd’hui : voilà quelques uns des ingrédients qui risquent de prévaloir sur tout le reste. Glorifier l’Eucharistie est un motif qui n’est pas spécifique au 19ème ni au 20ème siècle. Cette intention noble, demeure cependant toujours contaminable par d’autres intentions qui se servent de l’Eucharistie. L’histoire mouvementée et controversée de la compagnie du Saint Sacrement[2], son ambivalence, illustrent ces dangers : « bâtir Jérusalem au milieu de Babylone » ainsi que Bossuet résumait le projet de la Compagnie, comportait forcément bien des occasions de déraper ; ce qui était vrai hier l’est plus encore de nos jours où la société civile comme politique s’est affranchie de toute tutelle confessionnelle.
A cette Compagnie il fallait un blason : ce sera « la figure de la sainte hostie dans un soleil ». Chacun aura reconnu ici la forme courante des ostensoirs, le plus souvent dorés ; devant le Saint Sacrement la rubrique prescrit la double génuflexion pour bien marquer l’adoration. Mais ce geste est aussi celui de la soumission. Il n’est donc pas superflu de s’interroger : qu’est-ce qui est à percevoir ?
Quand des reliques sont présentées à la vénération des fidèles, il y a des restes à voir. L’ostensoir ne peut se confondre avec un reliquaire, même si historiquement les objets de monstration sont parents, à moins de confondre le Corps du Christ avec des restes humains ! Tel est le paradoxe de la liturgie lors des cérémonies appelées Saluts ou Bénédictions du Saint Sacrement : au moment où elle expose le Saint Sacrement, l’Eglise impose le chant du Tantum ergo -écrit par Saint Thomas d’Aquin- qui insiste : «là où les yeux sont impuissants, la foi apporte sa lumière[3].» Il s’agit d’adorer le Corps du ressuscité, il n’y a rien donc rien de significatif à voir. A la limite, le Corps du Christ étant offert pour être mangé, la finalité de l’ostensoir est d’être … vidé !
Reste le geste de la génuflexion double, voire de la prosternation : que montre-t-il ? La soumission ? Mais à qui, à quoi ? Dans la logique de ce que je soulignais au début, la flexion des genoux n’est pas à dissocier du redressement qui suit. Ce que le croyant exprime par son mouvement échappe à l’instantané du regard, la série des gestes l’emportant sur la pause. J’espère que personne ne s’y trompe : contempler l’Eucharistie n’est pas s’agenouiller devant les signes du pouvoir et de la richesse (ostensoirs richement ornés, haussés sur piédestal, postures de soumission) ; car là surtout il faut que la parole de foi soit entendue, comme lorsqu’à la communion le célébrant annonce contre toute apparence « le Corps du Christ » et attend l’acquiescement du fidèle exprimé par le « Amen ». L’ouïe relaye la vue et entend l’affirmation paulinienne : Dieu l’ayant exalté, Jésus-Christ a été relevé d’entre les morts ; le Serviteur obéissant jusqu’à la mort sur une croix est devenu Seigneur et toute puissance, au ciel comme sur terre, lui est soumise. Quand les pouvoirs, tous les pouvoirs, veulent se servir de l’Eucharistie pour affirmer ou exalter leur puissance c’est une des pires perversions qui soit.
Ainsi le chrétien est-il un homme libre, y compris vis-à-vis des autorités religieuses. Les gestes de son corps tentent de rendre par leur variété la richesse de ses sentiments croyants, sans servilité ni arrogance, sans souci des convenances sociales. Le Corps du Christ est justement magnifié par la variété des attitudes de ses membres.
Jean Lavergnat
[3] Traduction de « praestet fides supplementum sensuum defectui » du vieux missel Feder.