Chers amis, cela faisait très longtemps que Gérard Leclerc n’avait pas publié de livre. Sur cette question lefebvriste, sa position est réellement originale et utile. Il est même l’un des rares à pouvoir objectivement analyser ce que le Pape pense pouvoir faire… [...]
Introduction du nouveau livre de Gérard Leclerc :
On s’en souviendra de ce début d’année 2009, avec ses rebondissements successifs. C’est comme si l’ensemble des médias s’étaient coalisés contre une cible unique : le pape Benoît XVI. Tout commence avec la levée des excommunications dont sont l’objet les quatre évêques consacrés illégitimement par Mgr Marcel Lefebvre (en 1988). La nouvelle intervient alors qu’une autre information retentissante est partout diffusée. L’un des quatre évêques en question a nié la Shoah et les chambres à gaz dans une intervention à la télévision suédoise en novembre dernier. Il s’agit de Mgr Richard Nelson Williamson, le plus exalté sans doute, imprévisible, ingérable, selon l’avis de son supérieur, Bernard Fellay. Curieuse conjonction des deux événements. L’hebdomadaire Der Spiegel de Hambourg, a joué un rôle certain dans cette affaire. C’est lui qui a révélé, le premier, le contenu de l’entretien scandaleux. Comme par hasard au moment même où le Vatican rendait publique la levée des excommunications.
Toujours est-il que l’émotion est considérable. L’information première a changé de nature. Ce n’est plus : le Pape lève l’excommunication de quatre évêques lefebvristes. C’est désormais : le Pape réintègre dans l’Église un négationniste. On peut relever ce qui, dans cet épisode, relève d’une évidente manipulation. Benoît XVI n’a jamais pensé à une telle provocation. Tout montrera, dans les jours suivants, qu’il a été complètement surpris et même interloqué. C’est d’ailleurs l’ensemble du Vatican qui apparaîtra déstabilisé pendant une quinzaine de jours. On n’a rien vu venir, et l’on ne sait pas très bien comment parer à une telle catastrophe médiatique.
Alors qu’il aurait fallu réagir vigoureusement dès le premier jour, en faisant une mise au point nette et sans bavure, la réponse sera échelonnée en plusieurs étapes, sans que le déchaînement médiatique soit vraiment freiné. Enfin interviendra une déclaration de la Secrétairerie d’État sans ambiguïté : dans l’état actuel des choses, il n’est pas concevable que Mgr Williamson puisse assumer la moindre tâche dans l’Église. Benoît XVI s’expliquera dans une longue lettre destinée à tous les évêques du monde. Il reconnaîtra la faiblesse de son administration, qui aurait dû, ne serait-ce que par le canal d’Internet, débusquer l’information dont la connaissance aurait évité tout cet emballement de fureur contre l’Église.
Que devenait dans pareil climat le problème posé par la dissidence traditionaliste ? Alors qu’à Rome, dans l’esprit du Pape et de ses principaux collaborateurs il y avait une mise au point doctrinale à accomplir, à partir des incompréhensions et des désaccords dont le Concile Vatican II avait été l’objet du côté de Mgr Lefebvre et de ses disciples, tout se trouvait perverti, l’interprétation la plus courante voulait que Benoît XVI se soit fourvoyé avec une mouvance d’extrême-droite, liée à un passé douteux, et jamais débarrassé de ses obsessions antisémites.
Était-ce vraiment le cas ? Les plus vindicatifs n’étaient pas forcément les plus pointus, en ce qui concerne la connaissance précise du milieu lefebvriste. Pour ceux qui se renseignaient à la source, il apparaissait que la tempête soulevée par le scandale Williamson avait profondément déstabilisé la Fraternité Saint-Pie X, c’est-à-dire la communauté fondée par Mgr Lefebvre et dirigée par son successeur, le Suisse Bernard Fellay. Même s’il y avait des liens évidents entre la Fraternité et certains milieux d’extrême-droite, il n’était nullement avéré que les lefebvristes étaient des négationnistes. Dès ses premiers communiqués la direction de la Fraternité se démarquait de Williamson. De jour en jour, il apparut que la prise de conscience opérée obligeait Bernard Fellay et son entourage à prendre en compte le scandale dans toutes ses dimensions. L’auteur de ce livre s’en rendit compte lorsqu’il se rendit avec son collègue Samuel Pruvot au plein cœur de la Suisse pour interroger directement le supérieur de la Fraternité : « Le meurtre de l’innocent crie vers le ciel. À plus forte raison, s’il s’agit du meurtre d’un peuple tout entier. » Il ne pouvait plus y avoir aucune ambiguïté, la Shoah était reconnue pour ce qu’elle était avec son caractère exceptionnel.
Nous eûmes le sentiment, Samuel et moi, que notre interlocuteur avait été décontenancé par cette tempête à laquelle il ne s’attendait absolument pas. Il tentait d’y répondre, en recherchant ce qui dans l’histoire récente de l’Église catholique pouvait servir d’arguments contre l’imputation d’antisémitisme. Ainsi, il allait rechercher la déclaration du Saint-Office parue en 1928, qui condamnait fermement tout antisémitisme de la part des chrétiens. Plus significativement encore, il rappelait les propos tenus peu avant sa mort par le pape Pie XI : « Spirituellement, nous sommes des sémites. » Dans un premier mouvement, Bernard Fellay avait même transformé la phrase du pape d’une manière assez jolie : « Nous sommes sémites de cœur. » Il n’en était pas encore à se réclamer de Nostra Aetate, cette déclaration de Vatican II qui avait transformé la nature même des relations entre chrétiens et juifs. C’est Nostra Aetate qui avait permis à Jean-Paul II de reprendre la formule de son illustre compatriote, le poète Adam Mickiewicz : « Les juifs sont nos frères aînés. » Frères aînés dans la foi, parce qu’héritiers de la première Alliance que la seconde n’a pas effacée, puisque, dit l’apôtre Paul dans l’Épître aux Romains : « Les dons de Dieu sont sans repentance. » Non, Bernard Fellay n’en était pas encore là, mais il était saisi par la question d’Israël avec une intensité ignorée jusqu’alors par le petit monde lefebvriste.
Les journalistes les plus engagés dans la dénonciation du Pape étaient très loin de prendre conscience de la crise vécue par la Fraternité. Il était beaucoup plus facile d’en rester à quelques slogans et à une analyse sommaire à propos d’un intégrisme impénitent, fermé à tout dialogue en vérité. Ce qui permettait de nourrir le réquisitoire contre un Pape dont la détermination à réduire le schisme lefebvriste était incompréhensible, sinon insupportable. Il est vrai qu’en même temps le pape Ratzinger était suspecté de vouloir revenir radicalement en arrière par rapport à l’évolution de l’Église depuis Vatican II.
Durant tout le temps où l’ancien archevêque de Munich avait dirigé la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, les médias n’avaient cessé de le prendre pour cible, jusqu’à l’affubler d’un sobriquet ridicule : PanzerKardinal. Une légende tenace courait sur le compte d’un théologien qui aurait été progressiste au moment de Vatican II et serait devenu progressivement, surtout après 1968, conservateur voire réactionnaire. Il est possible que ce soit Hans Küng, ancien collègue de Ratzinger à l’université de Tübingen qui ait été à l’origine de cette rumeur. Elle est pourtant sans fondement. Car il faut n’avoir rien compris à l’histoire personnelle de Joseph Ratzinger et à son itinéraire de théologien pour l’affubler de telles catégories. Pour qui a étudié sérieusement son œuvre, depuis sa première thèse sur Bonaventure, il apparaît que sa pensée s’est développée organiquement, même avec des inflexions différentes, dans une direction qui ne s’est jamais démentie.
Ratzinger progressiste à Vatican II ? Cela est totalement absurde. Il suffit de prendre connaissance des cahiers qu’il rédigea au fur et à mesure des quatre sessions du Concile, pour s’apercevoir de sa fidélité à la tradition catholique, telle qu’un John Henry Newman la définissait au siècle précédent. Il s’agit d’une tradition qui s’identifie au fleuve de toute l’histoire du christianisme depuis les origines, et qui prend sans cesse en compte les interrogations que lui posent les provocations de la culture au long des siècles. Il est vrai que Ratzinger a joué un rôle clé à Vatican II, notamment avec la mise au point de quelques-uns de ses textes essentiels. Au premier rang, Verbum Dei, une mise au point doctrinale très importante, à propos de l’Écriture Sainte et de la Tradition précisément. Cette constitution conciliaire était d’autant plus décisive qu’elle voulait mettre fin à des polémiques engagées avec la Réforme au XVIe siècle. Elles avaient été relancées, il n’y a pas si longtemps avec la crise moderniste et l’exégèse scientifique. Le cardinal de Lubac a pu écrire par la suite que Verbum Dei était le chef-d’œuvre de Vatican II. Que Ratzinger y ait collaboré est un signe intéressant. De même dans son journal du Concile, Yves Congar avait noté que dès qu’il y avait une difficulté à résoudre dans le cadre des commissions du Concile, Ratzinger était toujours là pour y répondre en obtenant l’accord de tous.
Il faut bien comprendre que le pape actuel est le dernier grand acteur survivant de Vatican II, et qu’il a toutes les raisons de veiller au respect d’un Concile dont, mieux que quiconque, il connaît les richesses et le rôle prémonitoire pour conduire l’Église dans l’âge actuel de l’histoire. Sans doute y eut-il des moments de fortes tensions, à Vatican II. On se souvient de l’intervention mémorable du cardinal Frings, archevêque de Cologne, pour dénoncer les méthodes inadmissibles pratiquées par le Saint Office à l’égard de certains théologiens. Il est vrai que Joseph Ratzinger, alors âgé de 35 ans et qui était le secrétaire de Frings avait rédigé cette intervention. Cela suffit-il à justifier cette réputation de progressisme qu’on lui fit sur le moment et par la suite ? Sûrement pas. Les cahiers rédigés au Concile, dont nous avons parlé, marquent en même temps les réticences du jeune théologien sur certaines orientations que les premiers rédacteurs voulaient impulser à la Constitution Gaudium et Spes, celle qui concernait les rapports de l’Église et du monde moderne. Il s’indigne d’un optimisme historique outré, qu’il apparente avec un certain teilhardisme. Il est d’ailleurs en accord là-dessus avec l’épiscopat allemand qui est alors en opposition avec la tendance dominante de l’épiscopat français.
Nous reviendrons sur la pensée théologique de Joseph Ratzinger. Elle s’inscrit dans la ligne des grandes figures - Henri de Lubac, Hans Urs Von Balthasar, Louis Bouyer… - qui ont profondément renouvelé la théologie catholique au XXe siècle. Elle est donc très éloignée des thèmes de ce qu’on appelle généralement l’intégrisme. C’est faire un mauvais procès à Benoît XVI que de lui reprocher de vouloir revenir avant Vatican II. C’est surtout montrer son ignorance par rapport à son œuvre et même aux grandes lignes de son pontificat. Il n’en est pas moins vrai que le Pape s’est engagé dans un rapprochement avec la mouvance dite traditionaliste, en dépit des risques certains que cela entraîne. Il doit avoir de bonnes raisons pour cela.
Pour le successeur de Pierre, garant de l’unité de l’Église, il n’est pas supportable qu’un « schisme » se perpétue. Celui de Mgr Lefebvre est encore récent. L’histoire montre que des différends, qui pouvaient être surmontés, sont devenus irrémissibles, lorsque le temps faisait son œuvre, en instaurant des murs infranchissables. Il faut d’ailleurs noter que les prédécesseurs de Benoît XVI ont voulu arrêter la logique de la rupture. Paul VI et Jean-Paul II avaient reçu Mgr Lefebvre. Jean-Paul II, au moment de la consécration des quatre évêques qui provoqua l’excommunication avait fait un premier geste, en rendant possible la célébration de la messe selon le rite tridentin. Benoît XVI est encore allé plus loin avec son Motu Proprio « libéralisant » la messe ancienne et avec sa volonté délibérée de mener à bien une négociation de rapprochement.
Le clash Williamson a pu ralentir, un moment, le processus enclenché entre Rome et les lefebvristes. Il faut s’attendre à une reprise, dans le cadre décidé par le Pape. C’est désormais la Congrégation pour la Doctrine de la foi qui prend la responsabilité du dossier doctrinal. C’est donc sous son égide que va se dérouler désormais une négociation dont il est difficile de prévoir la durée, d’autant que demeurent des obstacles très sérieux sur le chemin qui mène les traditionalistes vers la pleine acceptation de Vatican II. Nous voudrions ici prendre la mesure des désaccords, des possibles rapprochements, sans sous-estimer la difficulté d’un plein accord. Il faut reconnaître à Mgr Bernard Fellay le mérite de l’honnêteté et de la franchise, lorsqu’il déclare que seule une pleine élucidation des désaccords peut conduire à la réconciliation avec Rome. La Fraternité Saint-Pie X ne s’est pas battu, des décennies durant, avec l’énergie que l’on sait, pour abdiquer en rase campagne. Le Pape et ses collaborateurs, d’autre part, ne désirent pas non plus faire l’impasse sur l’enseignement d’un concile œcuménique et sur l’autorité du magistère post-conciliaire.
Notre ambition est de donner quelques clés de compréhension du dossier. Celles-ci sont à la fois d’ordre historique, parfois historico-politique, théologique. Nous n’hésiterons pas à marquer nos différences avec certaines interprétations en cours. Il nous arrivera de prendre parti, parfois avec un préjugé de bienveillance, notre conviction la plus forte étant qu’il faut soutenir la volonté réconciliatrice du Pape, non pas au prix de compromis douteux, mais à la faveur d’une élucidation qui permettra d’avancer le plus loin possible vers la compréhension de la grande Tradition ecclésiale. C’est elle qui devrait tout déterminer.
A suivre dans le livre de Gérard Leclerc à paraître début septembre. Le titre, le nombre de pages et le prix ne sont pas encore fixés à ce jour.