SOURCE - Abbé Paul Aulagnier - Regards sur le Monde - 29 avril 2011
Parce qu’il a existé une « symbiose étroite entre le catholicisme et la Contre-Révolution », une « harmonie entre la philosophie de l’une et l’enseignement de l’autre » – ce fut tout le sens du Magistère de l’Eglise depuis deux siècles – harmonie qui ont fait « la force de l’opposition à la société moderne » – je cite René Rémond analysé par Jean Madiran dans quelques articles de Présent en 2009 -, il est juste de se poser cette question : Jean Paul II a-t-il été lui aussi contrerévolutionnaire ? A-t-il eu une pensée contrerévolutionnaire ? Y a t il continuité ou rupture de son enseignement d’avec l’enseignement de ses prédécesseurs ?
On pourrait affirmer qu’il fut contrerévolutionnaire à lire certains de ses jugements sur le monde moderne. C’est ce que me disait M Yves Chiron lorsque je lui adressais le premier chapitre de mon commentaire du livre de Jean Paul II « Mémoire et Identité », commentaire que j’ai publié ensuite en un livre intitulé « Politique de Jean Paul II », paru aux éditions Godefroy de Bouillon.
Mais en est-il vraiment ainsi ?
Jean Madiran, à qui j’adressais également le livre quelques mois après sa parution, en mars 2011, en doutait vraiment. Il justifiait sa pensée en deux articles qu’il consacrait à mon livre dans Présent. Je partage son jugement.
I- Jean Paul II : une pensée contrerévolutionnaire.
Pourtant j’avoue que le Pape exprime de très profondes considérations sur le monde moderne, qui ne seraient pas contredites par l’école contre-révolutionnaire.
A- La racine du mal contemporain : la philosophie cartésienne.
Il en est ainsi, par exemple, de son jugement sur ce qu’il appelle « les idéologies du mal ». Il les nomme, il les décrit, – le National-socialisme, le communisme – et surtout il en cherche la cause. La cause de ces maux terribles, il la trouve dans ce qu’il est convenu d’appeler « la philosophie des Lumières », plus précisément, encore dans la philosophie cartésienne, dans l’idéalisme cartésien. Avec le cartésianisme, l’intelligence humaine façonne son propre objet, indépendamment du réel, devient à elle-même sa propre loi, elle devient législatrice en matière spéculative. C’est l’arbitraire philosophique qui s’introduit dans la pensée et dans l’action. L’idée devient ainsi le seul terme immédiatement atteint par la pensée, c’est sa « chose ». C’est une véritable « réification » des idées, nous dira Jacques Maritain dans ses « Trois Réformateurs ». L’intelligence jouit dès lors d’une « parfaite autonomie », d’une « parfaite immanence », d’une « indépendance » absolue, Elle est par elle-même. Elle jouit de « l’aséité de l’intelligence incréée ». Dès lors, parce que la pensée rompt avec le réel, parce qu’elle affirme la liberté de la pensée à l’égard de l’objet, « l’homme n’est mesuré par rien, mais tout autant soumis à n’importe quoi ». Alors en politique, ce peut être l’heure des totalitarismes. C’est ce qu’a connu la France, lors de la Révolution française, en 1789. C’est ce qu’ont connu l’Allemagne, avec le National Socialisme et la Russie avec le Bolchevisme, au XXème siècle. C’est ce que risque de connaître aussi le XXI siècle…Avec une telle philosophie, – le Pape est formel – « L’homme reste seul : seul comme créateur de sa propre histoire et de sa propre civilisation ; seul comme celui qui décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, comme celui qui existerait et agirait -etsi Deux non daretur – même si Dieu n’existait pas » (Mémoir et Identité. p. 23) « Si donc l’homme peut décider par lui-même, sans Dieu, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, il peut aussi disposer qu’un groupe d’homme soit anéanti ».
« Pourquoi tout cela arrive-t-il, se demande le Pape ? Quelle est la racine de ces idéologies de l’après lumières ? En définitive, la réponse est simple : cela arrive parce que Dieu en tant que Créateur a été rejeté, et du même coup la source de détermination de ce qui est bien et de ce qui est mal. On a aussi rejeté la notion de ce qui, de manière plus profonde, nous constitue comme « êtres humains », à savoir la notion de « nature humaine » comme « donné réel » et à sa place, on a mis un produit de la pensée librement formée et librement modifiable en fonction des circonstances » (id. p.25)
Mais le National-socialisme, le Bolchévisme ne sont plus. Alors la vie est belle ! Plus de mal à l’horizon !
Détrompez-vous dit le Pape : « Parvenu à ce point, on ne peut omettre d’aborder une question plus que jamais actuelle et douloureuse. Après la chute des régimes édifiés sur « les idéologies du mal », dans les pays concernés, les formes d’exterminations évoquées ci-dessus ont en fait cessé. Demeure toutefois l’extermination légale des êtres humains conçus et non encore nés. Il s’agit encore une fois d’une extermination décidée par les Parlements, élus démocratiquement, dans lesquels on en appelle au progrès civil des sociétés et de l’humanité entière. D’autres formes de violation de la loi de Dieu ne manquent pas non plus. Je pense, par exemple, aux fortes pressions du Parlement européen pour que soient reconnues les unions homosexuelles comme une forme alternative de famille, à laquelle reviendrait aussi le droit d’adopter ; on peut et même on doit se poser la question de savoir s’il ne s’agit pas, ici encore, d’une nouvelle « idéologie du mal », peut-être plus insidieuse et plus occulte, qui tente d’exploiter, contre l’homme, contre la famille même, les droits de l’hommes » (id. p. 24-25)
Oui ! Pour éviter tout cela, « fruit de l’idéalisme cartésienne », il faut revenir, nous dit le Pape, à la philosophie de l’être, à la philosophie réaliste, à la philosophie thomiste. Il l’écrit à la page 25 de son livre « Mémoire et Identité » qui est, pour moi, comme son testament politique: « Si nous voulons parler de manière sensée du bien et du mal, nous devons revenir à saint Thomas d’Aquin, c’est-à-dire à la philosophie de l’être » (p. 25).
Avouez que pour quelqu’un que l’on présentait comme élève des philosophies idéalistes allemandes, c’est pas mal.
C’est bien là une attitude contrerévolutionnaire !
Mais une hirondelle ne fait pas le printemps, me direz-vous !
Les chose humaines sont souvent complexes » ?
Il y a d’autres hirondelles de ce genre que l’on peut voir dans le ciel de la pensée de Jean Paul II, d’autres affirmations contre-révolutionnaires dans son livre « Mémoire et Identité ».
B- Sa pensée sur l’Europe.
Sa pensée sur l’Europe est aussi très intéressante. C’est l’objet des chapitres 2 et 3 de mon livre. L’Europe, explique-t-il, est « chrétienne» ou elle n’est pas, en ce sens que c’est le Christ qui en est la « Pierre angulaire ». C’est le Christ qui a fait de l’Europe ce qu’elle est.
Voyez la belle description qu’il en fait :
« Les pays de l’Europe occidentale ont une tradition chrétienne ancienne : c’est ici que la culture chrétienne a atteint ses sommets. Ce sont des peuples qui ont enrichi l’Eglise d’un grand nombre de saints. En Europe occidentale ont fleuri des œuvres d’art superbes : les majestueuses cathédrales romaines et gothiques, les basiliques de la Renaissance et du baroque, les peintures de Giotto, du bienheureux Fra Angelico, des innombrables artistes du XVe et du XVI siècles, les sculptures de Michel Ange, la coupole de Saint Pierre et la chapelle Sixtine. Y sont nées les sommes théologiques, parmi lesquelles se détache celle de saint Thomas d’Aquin ; ici se sont formées les plus hautes traditions de la spiritualité chrétienne, les œuvres des mystiques – hommes et femmes – des pays germaniques, les écrits de sainte Catherine de Sienne en Italie, de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix en Espagne. Ici sont nés les grands ordres monastiques, à commencer par celui de saint Benoît, qui peut certainement être appelé père et éducateur de l’Europe entière, les grands ordres mendiants, parmi lesquels les Franciscains et les Dominicains, jusqu’aux congrégations de la Réforme catholique et des siècles suivants, et qui ont fait et font encore tant de bien dans l’Eglise. La grande épopée missionnaire a tiré ses ressources avant tout de l’Occident européen, et aujourd’hui y surgissent des mouvements apostoliques magnifiques et dynamiques, dont le témoignage ne peut pas ne pas porter de fruits même dans l’ordre temporel. En ce sens, nous pouvons dire que le Christ est toujours la « pierre angulaire » de la construction et de la reconstruction des sociétés dans l’Occident chrétien. » (Mémoire et identité ».p. 62-63).
Et lorsqu’il reçut le prix Charlemagne, Jean Paul II cita le discours de Pie XII que ce dernier prononçait le 11 novembre 1948. II moule ainsi sa pensée sur la pensée de Pie XII…Ce pape que l’on voulait oublier, que l’on ne citait plus…voilà que le pape Jean Paul II le nomme expressément dans son discours du 24 mars 2004: « Etant donné que le Saint Siège se trouve sur un territoire européen, l’Eglise possède des relations particulières avec les peuples de ce continent. C’est pourquoi, dès le début, le Saint-Siège a participé au processus d’intégration européenne. Après la terreur de la Deuxième Guerre mondiale, mon prédécesseur Pie XII de vénéré mémoire a démontré le profond intérêt de l’Eglise, en appuyant de façon explicite l’idée de la formation d’une « union européenne », en ne laissant aucun doute quant au fait que l’affirmation valable et durable d’une telle union exigeait de se référer au christianisme comme facteur d’identité et d’unité (cf Discours du 11 novembre 1948 à l’union des fédéralistes européens à Rome) »(ib.p.59)
Cet enseignement sur l’Europe chrétienne, faisant du Christ la pierre fondamentale de l’Europe, Jean Paul II ne l’a pas dit une fois mais mille fois. Il le reprenait dans son Encyclique « Ecclesia de Europa ».
Mais ce qui est surtout très intéressant dans sa pensée, c’est l’analyse qu’il fait de la décadence actuelle de l’Europe. L’Europe perd son âme parce qu’elle perd l’enseignent de l’Evangile, l’enseignement du Christ. Elle est gagnée par l’agnosticisme, le scepticisme, le nihilisme, elle sombre dans la désespérance parce qu’elle oublie son Christ, sa « lumière ». Et ce fut l’œuvre essentiel de la Révolution de 1789, de la Philosophie des Lumières. C’est l’objet des politiques actuels. L’Europe est menacé de perdre son âme parce que prévaut en elle : « une anthropologie sans Dieu et sans le Christ ». Cette manière de penser a conduit à considérer l’homme comme « le centre absolu de la réalité, lui faisant occuper faussement la place de Dieu. On oublie alors que ce n’est pas l’homme qui fait Dieu, mais Dieu qui fait l’homme. L’oubli de Dieu a conduit à l’abandon de l’homme », et c’est pourquoi, « dans ce contexte, il n’est pas surprenant que se soient largement développés le nihilisme en philosophie, le relativisme en gnoséologie et en morale, et le pragmatisme, voire un hédonisme cynique, dans la manière d’aborder la vie quotidienne ». La culture européenne donne l’impression d’une « apostasie silencieuse » de la part de l’homme comblé qui vit comme si Dieu n’existait pas. Dans une telle perspective prennent corps les tentatives, renouvelées tout récemment encore, de présenter la culture européenne en faisant abstraction de l’apport du christianisme qui a marqué son développement historique et sa diffusion universelle. Nous sommes là devant l’apparition d’une nouvelle culture, pour une large part influencée par les médias, dont les caractéristiques et le contenu sont souvent contraires à l’Évangile et à la dignité de la personne humaine. De cette culture fait partie aussi un agnosticisme religieux toujours plus répandu, lié à un relativisme moral et juridique plus profond, qui prend racine dans la perte de la vérité de l’homme comme fondement des droits inaliénables de chacun. Les signes de la disparition de l’espérance se manifestent parfois à travers des formes préoccupantes de ce que l’on peut appeler une « culture de mort » ».
Une telle pensée est d’un réalisme impressionnant, tout à fait digne d’une pensée contrerévolutionnaire.
Mais dans « Mémoire et Identité », Jean Paul II a, sur ce sujet du déclin de l’Europe, des phrases très profondes aussi. Il parle tout d’abord du Moyen Age, période d’une grande maturité en tous les domaines, philosophiques, théologiques, artistiques, architecturaux, sociaux. Il parle ensuite du « Schisme d’Orient » en 1054 qui divisa l’Europe, ce fut la première « fissure ». Puis vint les « temps modernes » où l’Europe connut d’autres fissures encore, avec Martin Luther. Ce fut le début de la Réforme. « L’Europe occidentale, dit-il, qui était un continent uni du point de vue religieux durant le Moyen Age, fit donc, au début des temps modernes, l’expérience de graves divisions, qui se sont renforcées au cours des siècles suivants. Il en découla des conséquences de caractère politique, sur la base du principe « cuius regnio eius religio ». Telle la religion du Prince, telle celle du pays. Parmi les conséquences, on ne peut pas ne pas mentionner celle, particulièrement triste, des guerres de religion ».
C’était là « une préannonce des divisons ultérieures et des nouvelles souffrances qui se manifestaient au cours des temps »…Puis vint la période des Lumières et sa prise de position contre le Christ : « Le refus du Christ et en particulier de son mystère pascal – de la croix et de la résurrection – se dessina à l’horizon de la pensée européenne à cheval sur le XVIIe et le XVIIIe siècle, dans la période des Lumières… les Lumières s’opposèrent à ce que l’Europe était devenue sous l’effet de l’évangélisation. Leurs représentants pouvaient être en quelque sorte assimilés aux auditeurs de Paul à L’Aréopage. La majorité d’entre eux ne refusaient pas l’existence du « Dieu inconnu » comme Etre spirituel et transcendant, dans lequel il « nous est donné de vivre et de nous mouvoir et d’exister (Act 17 28). Cependant les « illuministes » radicaux, plus de quinze siècles après le discours à l’Aréopage, repoussaient la vérité sur le Christ, le Fils de Dieu qui s’est fait connaître en se faisant homme, en naissant de la Vierge à Bethléem, en annonçant la Bonne Nouvelle et en donnant enfin sa vie pour les péchés de tous les hommes. De ce Dieu-homme, mort et ressuscité, la pensée européenne des Lumières voulait se défaire, et elle fit de nombreux efforts pour L’exclure de l’histoire du continent. Il s’agit d’un effort auquel de nombreux penseurs et hommes politiques actuels continuent de rester obstinément fidèles » (p. 117-118) ( op. p. 43-46).
C’est pourquoi, il conclut ce survol de l’histoire de l’Europe par ces mots: « On pourrait malheureusement qualifier l’Europe, à cheval sur les deux millénaires, de continent des dévastations ».
On retrouve ici la pensée du cardinal Pie, prélat que l’on peut dire contrerévolutuionnaire. Lui aussi écrit dans une de ses synodales : Avec la Révolution, « la conspiration a été ourdie contre Dieu et son Christ. C’est Dieu, c’est le Christ dont on veut briser les chaînes, dont on veut secouer le joug. Ils ont dit à Dieu et surtout à son Christ : Retire-toi, nous ne voulons plus de la science de tes voies. Et il fut fait comme il fut dit. Il existait un pacte ancien, une longue alliance entre la religion et la société, entre le christianisme et la France ; le pacte fut déchiré, l’alliance rompue. Dieu était dans les lois, dans les institutions, dans les usages ; il en fut chassé, le divorce fut prononcé entre la constitution et l’Evangile, la loi fut sécularisée, et il fut statué que l’esprit de la nation moderne n’aurait rien à démêler avec Dieu, duquel elle s’isolait entièrement…Dieu avait sur la terre des jours qui lui appartenaient, des jours qu’il s’était réservés et que tous les siècles et que tous les peuples avaient respectés unanimement ; et toute la famille des impies s’est écriée : faisons disparaître de la terre les jours consacrés à Dieu… (O vous les prêtres), c’est à cause du nom de Jésus-Christ que vous êtes un objet de haine…Ce n’est pas vous qu’ils ont rejeté, mais c’est moi, de peur que je règne sur eux. C’en est fait : tous les droits de Dieu sont anéantis ; il ne reste debout que les droits de l’homme, ou plutôt l’homme est Dieu, sa raison est le Christ et la nation est l’Eglise….La révolution…veut être adorée seule et ne laisse d’autre idole debout qu’elle-même. » (Cardinal Pie p 797 dans le « card Pie de A à Z »)
C’est le langage de l’école de la pensée contre-révolutionnaire. Jean Paul II tient le même langage lorsqu’il regarde l’évolution de l’Europe.
C- Liberté et vérité.
On pourrait dire la même chose lorsqu’on analyse sa pensée sur le problème de la « Démocratie » et de la « vérité », ou mieux sur le couple « liberté- vérité ».
Même s’il pense que la Démocratie est « une conquête authentique de la culture » – ce que l’on peut contester – il n’en fait pourtant pas le seul mode possible de gouvernement, loin de la. Par contre, il demande avec force que ne soit pas séparer « démocratie » et «vérité », « liberté et vérité » parce qu’autrement nous pourrions connaître une période « d’effroi et de confusion morale » totales.
Pourquoi donc ?
Il répond dans un langage que ne dénoncerait pas, là non plus, l’école contrerévolutionnaire:
« La liberté se renie elle-même, elle se détruit (…) quand elle ne reconnaît plus et ne respecte plus son lien constitutif avec la vérité. Chaque fois que la liberté, voulant s’émanciper de toute tradition et de toute autorité, se ferme même aux évidences premières d’une vérité objective et commune, fondement de la vie personnelle et sociale, la personne finit par prendre pour unique et indiscutable critère de ses propres choix non plus la vérité sur le bien et le mal, mais seulement son opinion subjective et changeante ou même ses intérêts égoïstes et ses caprices ». (Evangelium Vitae)
Cette rupture entre liberté et vérité constitue ce qu’il appelle, « l’utopie libertaire ». Cette « liberté sans vérité », qui est malheureusement en phase d’expansion croissante dans le monde démocratique actuel, est raison de la décadence que l’on connaît.
Cette « utopie libertaire », dit-il, a mûri dans le contexte philosophique du relativisme agnostique ; elle a trouvé un puissant instrument législatif (et donc social et politique) dans le positivisme juridique. Ce n’est plus la vérité objective qui assure la rationalité juridique et la légalité morale des lois ou des sentences, mais seulement la vérité relative ou conventionnelle, qui est le fruit pragmatique du compromis de l’Etat ou du politique.
Dès lors on suit « des dérives inquiétantes, lorsque l’on assimile la démocratie à une pure procédure, ou lorsque l’on pense que la volonté exprimée par la majorité suffit ‘tout court’ à déterminer le caractère moral d’une loi. En réalité, la valeur de la démocratie, se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut […] Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver dans des ‘majorités’ d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi morale objective ».
En d’autres termes plus simples, on ne peut pas établir le vrai et le juste sur la seule opinion d’une majorité. (Je développe longuement ces idées dans le chapitre 7 de mon livre intitulé : « de la démocratie »).
« La liberté possède une ‘‘logique’’ interne qui la qualifie et l’ennoblit : elle est ordonnée à la vérité et elle se réalise dans la recherche et la mise en œuvre de la vérité. Séparée de la vérité sur la personne humaine, elle se dégrade en licence dans la vie individuelle et, dans la vie politique, en arbitraire des plus forts et en arrogance du pouvoir. C’est pourquoi, loin d’être une limitation ou une menace pour la liberté, la référence à la vérité de l’homme – vérité universellement connaissable par la loi morale inscrite dans le cœur de chacun – est réellement une garantie de l’avenir de la liberté ».
La « structure morale de la liberté » se trouve dans la « vérité », autrement dit dans la loi naturelle. Et c’est justement l’absence de ce respect de la loi naturelle – le Décalogue – qui est à l’origine de la dégradation civilisationnelle, fruit de l’ « utopie libertaire » envahissante dans nos pays.
Il est difficile d’être plus opposé à la philosophie des Lumières, à la définition de la Loi qui, pour elle, est seulement « l’expression de la volonté générale » indépendamment de toute vérité objective.
C’est bien en raison de cette dichotomie entre la vérité et la liberté, dichotomie qui est le formel de la Révolution dont est issue la démocratie moderne, que nous arrivons au terme d’un siècle ou deux à une période d’« effroi et de confusion morale ».
C’est pourquoi il faut retrouver le sens du vrai « Si après la chute des systèmes totalitaires, les sociétés se sont senties libres, presque simultanément est apparu un problème de fond : celui de l’usage de la liberté (…) Le danger de la situation dans laquelle l’on vit aujourd’hui consiste dans le fait que, dans l’usage de la liberté, l’on prétend faire abstraction de la dimension éthique, c’est-à-dire de la considération du bien et du mal moral. Une certaine conception de la liberté, qui trouve à présent un vaste écho dans l’opinion publique, détache l’attention de l’homme des responsabilités éthiques. Ce sur quoi l’on s’appuie uniquement aujourd’hui est la seule liberté. On dit : ce qui importe c’est d’être libres, détachés de tous remords ou de tous liens, afin de pouvoir agir selon nos propres jugements, qui en réalité ne sont souvent que des caprices. Cela est clair : un libéralisme de ce genre ne peut être qualifié que de primitif. Son influence est potentiellement dévastatrice ».
C’est bien dit et juste.
Il précisera même sa pensée en disant : « Les éléments constitutifs de la vérité objective sur l’homme et sur sa dignité s’enracinent profondément dans la recta ratio (NDLR. C’est la définition même de la loi selon Saint Thomas. La loi est l’expression de la recta ratio promulguée par l’autorité en charge du Bien Commun) dans l’éthique et dans le droit naturel : ce sont des valeurs qui précèdent tout système juridique positif et que la législation, dans un État de droit, doit toujours préserver, en les soustrayant à l’arbitraire des individus et à l’arrogance des puissants » (Discours aux participants au Symposium international « Evangelium Vitae et Droit », 23 mai 1996, n. 5)
Vous le voyez, le rappel de la loi naturelle, comme norme civilisatrice, est une idée forte de Jean Paul II. C’est aussi un des principes de la pensée contrerévolutionnaire.
Mais je laisserai le développement de cette idée à Mme Smits. Je crois que c’est le sujet qu’elle annonçait…
II- Vous avez dit « contrerévolutionnaire » ?
Mais malgré toutes ces vérités ici rappelées, peut-on dire que Jean Paul II a eu vraiment une pensée contrerevolutionnaire ? Appartient-il à l’école contrerévolutionnaire ?
Je ne le pense pas.
Il me semble que je peux donner deux raisons majeures
A- Son jugement sur la Révolution française.
Ce jugement ne serait pas approuvé par l’école contrerévoluionnaire. Il nous donne ce jugement dans le chapitre 18 de son livre « Mémoire et Identité ». Le voici : « Les Lumières européennes n’ont pas seulement produit les atrocités de la Révolution françaises : elles ont eu des fruits positifs comme les idées de liberté, d’égalité et de fraternité, qui sont aussi des valeurs enracinées dans l’Evangile. Même si elles ont été proclamées indépendamment de lui, ces idées révélaient à elles seules leurs origines. De cette façon, les Lumières françaises ont préparé le terrain à une meilleure compréhension des droits de l’homme. En vérité, la Révolution a violé de fait, et de bien des manières, ces droits ». ( ib. p 131)
Non. La trilogie révolutionnaire : « liberté, égalité, fraternité » telle que conçue par la philosophie des Lumières n’est nullement conçue dans l’esprit évangélique, dans l’esprit de la Révélation. Pour la bonne et simple raison que la Révolution fait profession du plus grand naturalisme. Elle nie le Christ et sa doctrine. Elle nie tout surnaturalisme. Sa trilogie a donc été pensée indépendamment de l’Evangile et même contre l’Evangile, contre Dieu. Et c’est pourquoi il est impossible de dire que cette trilogie plonge ses racines dans l’Evangile. La Révolution ne respecte pas la « tradition divine », ni l’autorité de l’Eglise et de ses décisions. Au contraire elle les combat. Elle est « antichristique », « pur antichristianisme ». « Toute voix doit se mettre et l’unisson de sa voix », nous dit le cardinal Pie. Et sa voix n’est rien d’autre que le rationalisme, la naturalisme, la philosophie qui nie tout simplement le surnaturel et donc la Révélation et donc l’Evangile et ses principes. Il y a une antinomie radicale entre le monde chrétien et le monde révolutionnaire. La Révolution ne se soumet à rien qui ne soit pas elle. Et « si elle tolère l’existence des diverses religions admises à vivre sous son abri, c’est à la condition qu’elle pourra les dominer toutes » (card. Pie de A à Z. p. 798). Comme le dit toujours très justement le cardinal Pie : « tout dogme, même surnaturel et révélé, devient un programme séditieux s’il est en désaccord avec ses théories et ce qu’elle appelle « ses principes ». (id ; p.798). Si donc je trouve bien dans l’Evangile, ces mots liberté, égalité, fraternité, – dans les Epîtres de saint Paul, par exemple, – ils ne « sonnent » pas comme ils « sonnent » dans la trilogie révolutionnaire. Ils ne sonnent pas de la même manière parce qu’ils ont une autre origine et partant un autre sens. Pour l’un – la Révolution – la liberté est celle de la révolte contre Dieu et sa loi, contre son Eglise et son enseignement parce la Révolution refuse tout « dogme » qui ne soit pas sien, encore qu’elle soit « antidogmatisme ». Pour l’autre – l’Eglise – la liberté est celle de cette belle soumission libre et adorante de la volonté humaine à la loi de Dieu et à son Décalogue. N’oublions pas que la Révolution parce que plongeant ces racines dans le naturalisme est l’antichristianisme dans sa plus haute expression. La Révolution est opposée au christianisme par tout ce qu’elle est. Elle nie le surnaturel. Dès lors pour elle, « le christianisme est une usurpation et une tyrannie » (cardinal Pie ib.p. 643). Elle l’élimine du monde, sinon de la sphère privée… « Sa passion obstinée, et dans la mesure où elle y réussit, son œuvre réelle, c’est de détrôner le Christ et de la chasser de partout : ce qui est la tâche de l’antéchrist et ce qui est l’ambition suprême de Satan….Il s’agit de l’exclure de la pensée et de l’âme des hommes, de le bannir de la vie publique et des mœurs des peuples pour substituer à son règne ce qu’on appelle le pur règne de la raison et de la nature ». (card Pie. Ib. p. 644) Comment pouvoir écrire alors que cette trilogie « liberté, d’égalité et de fraternité », plonge ses racines dans l’Evangile. Serait-ce par inadvertance ? Allons donc.
B- Son attitude pastorale vis-à-vis du monde moderne.
Un autre point d’interrogation, c’est son attitude pastorale devant le monde moderne révolutionnaire.
En effet devant le monde « révolutionnaire », deux attitudes sont possibles, nous dit le pape,
- soit celle de la « polémique » (id.p.134 Mémoire et Identité) et donc de la condamnation ou contestation
- ce fut l’attitude de l’Eglise depuis (et contre) la Révolution française, avec le Syllabus de Pie IX et les enseignements pontificaux de Léon XIII à Pie XII, nous dit, avec raison, Jean Madiran dans Présent -
- soit celle de « l’aide fraternelle » (id. p.135), celle de la compréhension.
Selon Jean-Paul II, le Concile a volontairement et clairement choisi son camp. Il a adopté la seconde attitude, décrétée plus conforme à « l’esprit de l’Evangile », car l’esprit de l’Evangile s’exprime avant tout dans « la disponibilité à offrir au prochain une aide fraternelle ».
Le pape le confesse : « Dans l’exposé de la doctrine, le concile a volontairement adopté une ligne qui ne soit pas polémique. Il a préféré se présenter comme une nouvelle expression de l’inculturation qui a accompagné le christianisme depuis le temps des Apôtres. En suivant ses indications, les chrétiens peuvent aller à la rencontre du monde contemporain et engager avec lui un dialogue constructif. Ils peuvent aussi se pencher sur l’homme blessé, comme le samaritain de l’Evangile cherchant à soigner ses blessures en ce début du XXIè siècle. En effet l’esprit de l’Evangile s’exprime avant tout dans la disponibilité à offrir au prochain une aide fraternelle ». (id. p. 134-135))
C’est toute la « dialectique » de « Gaudium et Spes ». « Il a préféré aller à la rencontre du monde contemporain et engager avec lui un dialogue constructif ». (p. 134)
C’est du reste l’interprétation qu’en fait le cardinal Ratzinger lui-même. Ce texte conciliaire a cherché à aménager, dit-il, entre l’Eglise et le monde tel qu’il est issu de la Révolution, « un rapport positif de coopération dont le but est la construction du « monde ». Il écrit très clairement, dans « Les principes de la Théologie catholique » p. 426 : « si l’on cherche un diagnostic global du texte, on pourrait dire qu’il est (en liaison avec les textes sur la liberté religieuse et sur les religions dans le monde) une révision du Syllabus de Pie IX, une sorte de Contre –Syllabus….Le Syllabus a tracé une ligne de séparation devant les forces déterminantes du XIX siècle : les conceptions scientifiques et politiques du libéralisme…. Gaudium et Spes joue le rôle d’un contre-syllabus dans la mesure où il représente une tentative pour une réconciliation officielle de l’Eglise avec le monde tel qu’il était devenu depuis 1789 » Ainsi l’Eglise veut-elle « coopèrer avec le monde pour construire le monde. »
Voilà la grande orientation du Concile Vatican II auquel Jean-Paul II veut être fidèle. Voilà la grande illusion du Concile. Voilà la grande illusion du pontificat de Jean Paul II. Voilà ce que lui reproche l’école contrerévolutionnaire.
Car c’est là une «utopie »». Entre l’Eglise et le monde de la Révolution, l’opposition est totale. Vouloir les concilier, même dans un esprit évangélique, est utopique. Vouloir entretenir « un colloque » d’amour et de respect, « un parler ensemble » et « comme la recherche en commun de la solution des problèmes » est peut-être une belle intention, mais c’est une contradiction. Car, comme le dit Jean Madiran, « à l’offre d’une « aide fraternelle », ce monde contemporain répond en imposant l’avortement, la promotion de l’homosexualité, le métissage des religions, l’égalitarisme suppresseur de toutes les discriminations, la supériorité de la loi politique sur la loi religieuse, et par-dessus tout, le diabolique enseignement obligatoire, dans les écoles, des dépravations sexuelles aux plus jeunes enfants » (Présent). N’oublions jamais que la Révolution, dans ses principes, est essentiellement a-catholique. Elle ne veut pas du catholicisme. Elle est opposée au monde catholique qu’elle veut détruire dans sa totalité, jusque dans ses jours de fêtes religieuses. Mais Gaudium et Spes a décidé de rompre avec « cette attitude de réserve critique à l’égard des forces déterminantes du monde moderne », il faut effacer cette attitude « par une insertion résolue » dans ce mouvement. Le clergé de l’Eglise y perdra son identité ? Peut importe…Cette utopie se fait alors « destructrice » ! Comme le dit toujours Jean Madiran, (cette utopie) « a intellectuellement désarmé les fidèles, le clergé, et sa hiérarchie ».
Ainsi sur ce point de l’attitude pastorale du pontificat de Jean Paul II, il n’y a donc pas seulement éloignement de la prudence contrerévolutionnaire, il y a eu « rupture délibérée » (Jean Madiran) d’avec la Magistère antérieur de l’Eglise, du Syllabus de Pie IX aux enseignements pontificaux de Léon XIII à Pie XII. C’est le drame du Concile Vatican II avec Gaudium et Spes.
Il y a donc dans l’enseignement de Jean Paul II une certaine part d’incohérence.
Parce qu’il a existé une « symbiose étroite entre le catholicisme et la Contre-Révolution », une « harmonie entre la philosophie de l’une et l’enseignement de l’autre » – ce fut tout le sens du Magistère de l’Eglise depuis deux siècles – harmonie qui ont fait « la force de l’opposition à la société moderne » – je cite René Rémond analysé par Jean Madiran dans quelques articles de Présent en 2009 -, il est juste de se poser cette question : Jean Paul II a-t-il été lui aussi contrerévolutionnaire ? A-t-il eu une pensée contrerévolutionnaire ? Y a t il continuité ou rupture de son enseignement d’avec l’enseignement de ses prédécesseurs ?
On pourrait affirmer qu’il fut contrerévolutionnaire à lire certains de ses jugements sur le monde moderne. C’est ce que me disait M Yves Chiron lorsque je lui adressais le premier chapitre de mon commentaire du livre de Jean Paul II « Mémoire et Identité », commentaire que j’ai publié ensuite en un livre intitulé « Politique de Jean Paul II », paru aux éditions Godefroy de Bouillon.
Mais en est-il vraiment ainsi ?
Jean Madiran, à qui j’adressais également le livre quelques mois après sa parution, en mars 2011, en doutait vraiment. Il justifiait sa pensée en deux articles qu’il consacrait à mon livre dans Présent. Je partage son jugement.
I- Jean Paul II : une pensée contrerévolutionnaire.
Pourtant j’avoue que le Pape exprime de très profondes considérations sur le monde moderne, qui ne seraient pas contredites par l’école contre-révolutionnaire.
A- La racine du mal contemporain : la philosophie cartésienne.
Il en est ainsi, par exemple, de son jugement sur ce qu’il appelle « les idéologies du mal ». Il les nomme, il les décrit, – le National-socialisme, le communisme – et surtout il en cherche la cause. La cause de ces maux terribles, il la trouve dans ce qu’il est convenu d’appeler « la philosophie des Lumières », plus précisément, encore dans la philosophie cartésienne, dans l’idéalisme cartésien. Avec le cartésianisme, l’intelligence humaine façonne son propre objet, indépendamment du réel, devient à elle-même sa propre loi, elle devient législatrice en matière spéculative. C’est l’arbitraire philosophique qui s’introduit dans la pensée et dans l’action. L’idée devient ainsi le seul terme immédiatement atteint par la pensée, c’est sa « chose ». C’est une véritable « réification » des idées, nous dira Jacques Maritain dans ses « Trois Réformateurs ». L’intelligence jouit dès lors d’une « parfaite autonomie », d’une « parfaite immanence », d’une « indépendance » absolue, Elle est par elle-même. Elle jouit de « l’aséité de l’intelligence incréée ». Dès lors, parce que la pensée rompt avec le réel, parce qu’elle affirme la liberté de la pensée à l’égard de l’objet, « l’homme n’est mesuré par rien, mais tout autant soumis à n’importe quoi ». Alors en politique, ce peut être l’heure des totalitarismes. C’est ce qu’a connu la France, lors de la Révolution française, en 1789. C’est ce qu’ont connu l’Allemagne, avec le National Socialisme et la Russie avec le Bolchevisme, au XXème siècle. C’est ce que risque de connaître aussi le XXI siècle…Avec une telle philosophie, – le Pape est formel – « L’homme reste seul : seul comme créateur de sa propre histoire et de sa propre civilisation ; seul comme celui qui décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, comme celui qui existerait et agirait -etsi Deux non daretur – même si Dieu n’existait pas » (Mémoir et Identité. p. 23) « Si donc l’homme peut décider par lui-même, sans Dieu, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, il peut aussi disposer qu’un groupe d’homme soit anéanti ».
« Pourquoi tout cela arrive-t-il, se demande le Pape ? Quelle est la racine de ces idéologies de l’après lumières ? En définitive, la réponse est simple : cela arrive parce que Dieu en tant que Créateur a été rejeté, et du même coup la source de détermination de ce qui est bien et de ce qui est mal. On a aussi rejeté la notion de ce qui, de manière plus profonde, nous constitue comme « êtres humains », à savoir la notion de « nature humaine » comme « donné réel » et à sa place, on a mis un produit de la pensée librement formée et librement modifiable en fonction des circonstances » (id. p.25)
Mais le National-socialisme, le Bolchévisme ne sont plus. Alors la vie est belle ! Plus de mal à l’horizon !
Détrompez-vous dit le Pape : « Parvenu à ce point, on ne peut omettre d’aborder une question plus que jamais actuelle et douloureuse. Après la chute des régimes édifiés sur « les idéologies du mal », dans les pays concernés, les formes d’exterminations évoquées ci-dessus ont en fait cessé. Demeure toutefois l’extermination légale des êtres humains conçus et non encore nés. Il s’agit encore une fois d’une extermination décidée par les Parlements, élus démocratiquement, dans lesquels on en appelle au progrès civil des sociétés et de l’humanité entière. D’autres formes de violation de la loi de Dieu ne manquent pas non plus. Je pense, par exemple, aux fortes pressions du Parlement européen pour que soient reconnues les unions homosexuelles comme une forme alternative de famille, à laquelle reviendrait aussi le droit d’adopter ; on peut et même on doit se poser la question de savoir s’il ne s’agit pas, ici encore, d’une nouvelle « idéologie du mal », peut-être plus insidieuse et plus occulte, qui tente d’exploiter, contre l’homme, contre la famille même, les droits de l’hommes » (id. p. 24-25)
Oui ! Pour éviter tout cela, « fruit de l’idéalisme cartésienne », il faut revenir, nous dit le Pape, à la philosophie de l’être, à la philosophie réaliste, à la philosophie thomiste. Il l’écrit à la page 25 de son livre « Mémoire et Identité » qui est, pour moi, comme son testament politique: « Si nous voulons parler de manière sensée du bien et du mal, nous devons revenir à saint Thomas d’Aquin, c’est-à-dire à la philosophie de l’être » (p. 25).
Avouez que pour quelqu’un que l’on présentait comme élève des philosophies idéalistes allemandes, c’est pas mal.
C’est bien là une attitude contrerévolutionnaire !
Mais une hirondelle ne fait pas le printemps, me direz-vous !
Les chose humaines sont souvent complexes » ?
Il y a d’autres hirondelles de ce genre que l’on peut voir dans le ciel de la pensée de Jean Paul II, d’autres affirmations contre-révolutionnaires dans son livre « Mémoire et Identité ».
B- Sa pensée sur l’Europe.
Sa pensée sur l’Europe est aussi très intéressante. C’est l’objet des chapitres 2 et 3 de mon livre. L’Europe, explique-t-il, est « chrétienne» ou elle n’est pas, en ce sens que c’est le Christ qui en est la « Pierre angulaire ». C’est le Christ qui a fait de l’Europe ce qu’elle est.
Voyez la belle description qu’il en fait :
« Les pays de l’Europe occidentale ont une tradition chrétienne ancienne : c’est ici que la culture chrétienne a atteint ses sommets. Ce sont des peuples qui ont enrichi l’Eglise d’un grand nombre de saints. En Europe occidentale ont fleuri des œuvres d’art superbes : les majestueuses cathédrales romaines et gothiques, les basiliques de la Renaissance et du baroque, les peintures de Giotto, du bienheureux Fra Angelico, des innombrables artistes du XVe et du XVI siècles, les sculptures de Michel Ange, la coupole de Saint Pierre et la chapelle Sixtine. Y sont nées les sommes théologiques, parmi lesquelles se détache celle de saint Thomas d’Aquin ; ici se sont formées les plus hautes traditions de la spiritualité chrétienne, les œuvres des mystiques – hommes et femmes – des pays germaniques, les écrits de sainte Catherine de Sienne en Italie, de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix en Espagne. Ici sont nés les grands ordres monastiques, à commencer par celui de saint Benoît, qui peut certainement être appelé père et éducateur de l’Europe entière, les grands ordres mendiants, parmi lesquels les Franciscains et les Dominicains, jusqu’aux congrégations de la Réforme catholique et des siècles suivants, et qui ont fait et font encore tant de bien dans l’Eglise. La grande épopée missionnaire a tiré ses ressources avant tout de l’Occident européen, et aujourd’hui y surgissent des mouvements apostoliques magnifiques et dynamiques, dont le témoignage ne peut pas ne pas porter de fruits même dans l’ordre temporel. En ce sens, nous pouvons dire que le Christ est toujours la « pierre angulaire » de la construction et de la reconstruction des sociétés dans l’Occident chrétien. » (Mémoire et identité ».p. 62-63).
Et lorsqu’il reçut le prix Charlemagne, Jean Paul II cita le discours de Pie XII que ce dernier prononçait le 11 novembre 1948. II moule ainsi sa pensée sur la pensée de Pie XII…Ce pape que l’on voulait oublier, que l’on ne citait plus…voilà que le pape Jean Paul II le nomme expressément dans son discours du 24 mars 2004: « Etant donné que le Saint Siège se trouve sur un territoire européen, l’Eglise possède des relations particulières avec les peuples de ce continent. C’est pourquoi, dès le début, le Saint-Siège a participé au processus d’intégration européenne. Après la terreur de la Deuxième Guerre mondiale, mon prédécesseur Pie XII de vénéré mémoire a démontré le profond intérêt de l’Eglise, en appuyant de façon explicite l’idée de la formation d’une « union européenne », en ne laissant aucun doute quant au fait que l’affirmation valable et durable d’une telle union exigeait de se référer au christianisme comme facteur d’identité et d’unité (cf Discours du 11 novembre 1948 à l’union des fédéralistes européens à Rome) »(ib.p.59)
Cet enseignement sur l’Europe chrétienne, faisant du Christ la pierre fondamentale de l’Europe, Jean Paul II ne l’a pas dit une fois mais mille fois. Il le reprenait dans son Encyclique « Ecclesia de Europa ».
Mais ce qui est surtout très intéressant dans sa pensée, c’est l’analyse qu’il fait de la décadence actuelle de l’Europe. L’Europe perd son âme parce qu’elle perd l’enseignent de l’Evangile, l’enseignement du Christ. Elle est gagnée par l’agnosticisme, le scepticisme, le nihilisme, elle sombre dans la désespérance parce qu’elle oublie son Christ, sa « lumière ». Et ce fut l’œuvre essentiel de la Révolution de 1789, de la Philosophie des Lumières. C’est l’objet des politiques actuels. L’Europe est menacé de perdre son âme parce que prévaut en elle : « une anthropologie sans Dieu et sans le Christ ». Cette manière de penser a conduit à considérer l’homme comme « le centre absolu de la réalité, lui faisant occuper faussement la place de Dieu. On oublie alors que ce n’est pas l’homme qui fait Dieu, mais Dieu qui fait l’homme. L’oubli de Dieu a conduit à l’abandon de l’homme », et c’est pourquoi, « dans ce contexte, il n’est pas surprenant que se soient largement développés le nihilisme en philosophie, le relativisme en gnoséologie et en morale, et le pragmatisme, voire un hédonisme cynique, dans la manière d’aborder la vie quotidienne ». La culture européenne donne l’impression d’une « apostasie silencieuse » de la part de l’homme comblé qui vit comme si Dieu n’existait pas. Dans une telle perspective prennent corps les tentatives, renouvelées tout récemment encore, de présenter la culture européenne en faisant abstraction de l’apport du christianisme qui a marqué son développement historique et sa diffusion universelle. Nous sommes là devant l’apparition d’une nouvelle culture, pour une large part influencée par les médias, dont les caractéristiques et le contenu sont souvent contraires à l’Évangile et à la dignité de la personne humaine. De cette culture fait partie aussi un agnosticisme religieux toujours plus répandu, lié à un relativisme moral et juridique plus profond, qui prend racine dans la perte de la vérité de l’homme comme fondement des droits inaliénables de chacun. Les signes de la disparition de l’espérance se manifestent parfois à travers des formes préoccupantes de ce que l’on peut appeler une « culture de mort » ».
Une telle pensée est d’un réalisme impressionnant, tout à fait digne d’une pensée contrerévolutionnaire.
Mais dans « Mémoire et Identité », Jean Paul II a, sur ce sujet du déclin de l’Europe, des phrases très profondes aussi. Il parle tout d’abord du Moyen Age, période d’une grande maturité en tous les domaines, philosophiques, théologiques, artistiques, architecturaux, sociaux. Il parle ensuite du « Schisme d’Orient » en 1054 qui divisa l’Europe, ce fut la première « fissure ». Puis vint les « temps modernes » où l’Europe connut d’autres fissures encore, avec Martin Luther. Ce fut le début de la Réforme. « L’Europe occidentale, dit-il, qui était un continent uni du point de vue religieux durant le Moyen Age, fit donc, au début des temps modernes, l’expérience de graves divisions, qui se sont renforcées au cours des siècles suivants. Il en découla des conséquences de caractère politique, sur la base du principe « cuius regnio eius religio ». Telle la religion du Prince, telle celle du pays. Parmi les conséquences, on ne peut pas ne pas mentionner celle, particulièrement triste, des guerres de religion ».
C’était là « une préannonce des divisons ultérieures et des nouvelles souffrances qui se manifestaient au cours des temps »…Puis vint la période des Lumières et sa prise de position contre le Christ : « Le refus du Christ et en particulier de son mystère pascal – de la croix et de la résurrection – se dessina à l’horizon de la pensée européenne à cheval sur le XVIIe et le XVIIIe siècle, dans la période des Lumières… les Lumières s’opposèrent à ce que l’Europe était devenue sous l’effet de l’évangélisation. Leurs représentants pouvaient être en quelque sorte assimilés aux auditeurs de Paul à L’Aréopage. La majorité d’entre eux ne refusaient pas l’existence du « Dieu inconnu » comme Etre spirituel et transcendant, dans lequel il « nous est donné de vivre et de nous mouvoir et d’exister (Act 17 28). Cependant les « illuministes » radicaux, plus de quinze siècles après le discours à l’Aréopage, repoussaient la vérité sur le Christ, le Fils de Dieu qui s’est fait connaître en se faisant homme, en naissant de la Vierge à Bethléem, en annonçant la Bonne Nouvelle et en donnant enfin sa vie pour les péchés de tous les hommes. De ce Dieu-homme, mort et ressuscité, la pensée européenne des Lumières voulait se défaire, et elle fit de nombreux efforts pour L’exclure de l’histoire du continent. Il s’agit d’un effort auquel de nombreux penseurs et hommes politiques actuels continuent de rester obstinément fidèles » (p. 117-118) ( op. p. 43-46).
C’est pourquoi, il conclut ce survol de l’histoire de l’Europe par ces mots: « On pourrait malheureusement qualifier l’Europe, à cheval sur les deux millénaires, de continent des dévastations ».
On retrouve ici la pensée du cardinal Pie, prélat que l’on peut dire contrerévolutuionnaire. Lui aussi écrit dans une de ses synodales : Avec la Révolution, « la conspiration a été ourdie contre Dieu et son Christ. C’est Dieu, c’est le Christ dont on veut briser les chaînes, dont on veut secouer le joug. Ils ont dit à Dieu et surtout à son Christ : Retire-toi, nous ne voulons plus de la science de tes voies. Et il fut fait comme il fut dit. Il existait un pacte ancien, une longue alliance entre la religion et la société, entre le christianisme et la France ; le pacte fut déchiré, l’alliance rompue. Dieu était dans les lois, dans les institutions, dans les usages ; il en fut chassé, le divorce fut prononcé entre la constitution et l’Evangile, la loi fut sécularisée, et il fut statué que l’esprit de la nation moderne n’aurait rien à démêler avec Dieu, duquel elle s’isolait entièrement…Dieu avait sur la terre des jours qui lui appartenaient, des jours qu’il s’était réservés et que tous les siècles et que tous les peuples avaient respectés unanimement ; et toute la famille des impies s’est écriée : faisons disparaître de la terre les jours consacrés à Dieu… (O vous les prêtres), c’est à cause du nom de Jésus-Christ que vous êtes un objet de haine…Ce n’est pas vous qu’ils ont rejeté, mais c’est moi, de peur que je règne sur eux. C’en est fait : tous les droits de Dieu sont anéantis ; il ne reste debout que les droits de l’homme, ou plutôt l’homme est Dieu, sa raison est le Christ et la nation est l’Eglise….La révolution…veut être adorée seule et ne laisse d’autre idole debout qu’elle-même. » (Cardinal Pie p 797 dans le « card Pie de A à Z »)
C’est le langage de l’école de la pensée contre-révolutionnaire. Jean Paul II tient le même langage lorsqu’il regarde l’évolution de l’Europe.
C- Liberté et vérité.
On pourrait dire la même chose lorsqu’on analyse sa pensée sur le problème de la « Démocratie » et de la « vérité », ou mieux sur le couple « liberté- vérité ».
Même s’il pense que la Démocratie est « une conquête authentique de la culture » – ce que l’on peut contester – il n’en fait pourtant pas le seul mode possible de gouvernement, loin de la. Par contre, il demande avec force que ne soit pas séparer « démocratie » et «vérité », « liberté et vérité » parce qu’autrement nous pourrions connaître une période « d’effroi et de confusion morale » totales.
Pourquoi donc ?
Il répond dans un langage que ne dénoncerait pas, là non plus, l’école contrerévolutionnaire:
« La liberté se renie elle-même, elle se détruit (…) quand elle ne reconnaît plus et ne respecte plus son lien constitutif avec la vérité. Chaque fois que la liberté, voulant s’émanciper de toute tradition et de toute autorité, se ferme même aux évidences premières d’une vérité objective et commune, fondement de la vie personnelle et sociale, la personne finit par prendre pour unique et indiscutable critère de ses propres choix non plus la vérité sur le bien et le mal, mais seulement son opinion subjective et changeante ou même ses intérêts égoïstes et ses caprices ». (Evangelium Vitae)
Cette rupture entre liberté et vérité constitue ce qu’il appelle, « l’utopie libertaire ». Cette « liberté sans vérité », qui est malheureusement en phase d’expansion croissante dans le monde démocratique actuel, est raison de la décadence que l’on connaît.
Cette « utopie libertaire », dit-il, a mûri dans le contexte philosophique du relativisme agnostique ; elle a trouvé un puissant instrument législatif (et donc social et politique) dans le positivisme juridique. Ce n’est plus la vérité objective qui assure la rationalité juridique et la légalité morale des lois ou des sentences, mais seulement la vérité relative ou conventionnelle, qui est le fruit pragmatique du compromis de l’Etat ou du politique.
Dès lors on suit « des dérives inquiétantes, lorsque l’on assimile la démocratie à une pure procédure, ou lorsque l’on pense que la volonté exprimée par la majorité suffit ‘tout court’ à déterminer le caractère moral d’une loi. En réalité, la valeur de la démocratie, se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut […] Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver dans des ‘majorités’ d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi morale objective ».
En d’autres termes plus simples, on ne peut pas établir le vrai et le juste sur la seule opinion d’une majorité. (Je développe longuement ces idées dans le chapitre 7 de mon livre intitulé : « de la démocratie »).
« La liberté possède une ‘‘logique’’ interne qui la qualifie et l’ennoblit : elle est ordonnée à la vérité et elle se réalise dans la recherche et la mise en œuvre de la vérité. Séparée de la vérité sur la personne humaine, elle se dégrade en licence dans la vie individuelle et, dans la vie politique, en arbitraire des plus forts et en arrogance du pouvoir. C’est pourquoi, loin d’être une limitation ou une menace pour la liberté, la référence à la vérité de l’homme – vérité universellement connaissable par la loi morale inscrite dans le cœur de chacun – est réellement une garantie de l’avenir de la liberté ».
La « structure morale de la liberté » se trouve dans la « vérité », autrement dit dans la loi naturelle. Et c’est justement l’absence de ce respect de la loi naturelle – le Décalogue – qui est à l’origine de la dégradation civilisationnelle, fruit de l’ « utopie libertaire » envahissante dans nos pays.
Il est difficile d’être plus opposé à la philosophie des Lumières, à la définition de la Loi qui, pour elle, est seulement « l’expression de la volonté générale » indépendamment de toute vérité objective.
C’est bien en raison de cette dichotomie entre la vérité et la liberté, dichotomie qui est le formel de la Révolution dont est issue la démocratie moderne, que nous arrivons au terme d’un siècle ou deux à une période d’« effroi et de confusion morale ».
C’est pourquoi il faut retrouver le sens du vrai « Si après la chute des systèmes totalitaires, les sociétés se sont senties libres, presque simultanément est apparu un problème de fond : celui de l’usage de la liberté (…) Le danger de la situation dans laquelle l’on vit aujourd’hui consiste dans le fait que, dans l’usage de la liberté, l’on prétend faire abstraction de la dimension éthique, c’est-à-dire de la considération du bien et du mal moral. Une certaine conception de la liberté, qui trouve à présent un vaste écho dans l’opinion publique, détache l’attention de l’homme des responsabilités éthiques. Ce sur quoi l’on s’appuie uniquement aujourd’hui est la seule liberté. On dit : ce qui importe c’est d’être libres, détachés de tous remords ou de tous liens, afin de pouvoir agir selon nos propres jugements, qui en réalité ne sont souvent que des caprices. Cela est clair : un libéralisme de ce genre ne peut être qualifié que de primitif. Son influence est potentiellement dévastatrice ».
C’est bien dit et juste.
Il précisera même sa pensée en disant : « Les éléments constitutifs de la vérité objective sur l’homme et sur sa dignité s’enracinent profondément dans la recta ratio (NDLR. C’est la définition même de la loi selon Saint Thomas. La loi est l’expression de la recta ratio promulguée par l’autorité en charge du Bien Commun) dans l’éthique et dans le droit naturel : ce sont des valeurs qui précèdent tout système juridique positif et que la législation, dans un État de droit, doit toujours préserver, en les soustrayant à l’arbitraire des individus et à l’arrogance des puissants » (Discours aux participants au Symposium international « Evangelium Vitae et Droit », 23 mai 1996, n. 5)
Vous le voyez, le rappel de la loi naturelle, comme norme civilisatrice, est une idée forte de Jean Paul II. C’est aussi un des principes de la pensée contrerévolutionnaire.
Mais je laisserai le développement de cette idée à Mme Smits. Je crois que c’est le sujet qu’elle annonçait…
II- Vous avez dit « contrerévolutionnaire » ?
Mais malgré toutes ces vérités ici rappelées, peut-on dire que Jean Paul II a eu vraiment une pensée contrerevolutionnaire ? Appartient-il à l’école contrerévolutionnaire ?
Je ne le pense pas.
Il me semble que je peux donner deux raisons majeures
A- Son jugement sur la Révolution française.
Ce jugement ne serait pas approuvé par l’école contrerévoluionnaire. Il nous donne ce jugement dans le chapitre 18 de son livre « Mémoire et Identité ». Le voici : « Les Lumières européennes n’ont pas seulement produit les atrocités de la Révolution françaises : elles ont eu des fruits positifs comme les idées de liberté, d’égalité et de fraternité, qui sont aussi des valeurs enracinées dans l’Evangile. Même si elles ont été proclamées indépendamment de lui, ces idées révélaient à elles seules leurs origines. De cette façon, les Lumières françaises ont préparé le terrain à une meilleure compréhension des droits de l’homme. En vérité, la Révolution a violé de fait, et de bien des manières, ces droits ». ( ib. p 131)
Non. La trilogie révolutionnaire : « liberté, égalité, fraternité » telle que conçue par la philosophie des Lumières n’est nullement conçue dans l’esprit évangélique, dans l’esprit de la Révélation. Pour la bonne et simple raison que la Révolution fait profession du plus grand naturalisme. Elle nie le Christ et sa doctrine. Elle nie tout surnaturalisme. Sa trilogie a donc été pensée indépendamment de l’Evangile et même contre l’Evangile, contre Dieu. Et c’est pourquoi il est impossible de dire que cette trilogie plonge ses racines dans l’Evangile. La Révolution ne respecte pas la « tradition divine », ni l’autorité de l’Eglise et de ses décisions. Au contraire elle les combat. Elle est « antichristique », « pur antichristianisme ». « Toute voix doit se mettre et l’unisson de sa voix », nous dit le cardinal Pie. Et sa voix n’est rien d’autre que le rationalisme, la naturalisme, la philosophie qui nie tout simplement le surnaturel et donc la Révélation et donc l’Evangile et ses principes. Il y a une antinomie radicale entre le monde chrétien et le monde révolutionnaire. La Révolution ne se soumet à rien qui ne soit pas elle. Et « si elle tolère l’existence des diverses religions admises à vivre sous son abri, c’est à la condition qu’elle pourra les dominer toutes » (card. Pie de A à Z. p. 798). Comme le dit toujours très justement le cardinal Pie : « tout dogme, même surnaturel et révélé, devient un programme séditieux s’il est en désaccord avec ses théories et ce qu’elle appelle « ses principes ». (id ; p.798). Si donc je trouve bien dans l’Evangile, ces mots liberté, égalité, fraternité, – dans les Epîtres de saint Paul, par exemple, – ils ne « sonnent » pas comme ils « sonnent » dans la trilogie révolutionnaire. Ils ne sonnent pas de la même manière parce qu’ils ont une autre origine et partant un autre sens. Pour l’un – la Révolution – la liberté est celle de la révolte contre Dieu et sa loi, contre son Eglise et son enseignement parce la Révolution refuse tout « dogme » qui ne soit pas sien, encore qu’elle soit « antidogmatisme ». Pour l’autre – l’Eglise – la liberté est celle de cette belle soumission libre et adorante de la volonté humaine à la loi de Dieu et à son Décalogue. N’oublions pas que la Révolution parce que plongeant ces racines dans le naturalisme est l’antichristianisme dans sa plus haute expression. La Révolution est opposée au christianisme par tout ce qu’elle est. Elle nie le surnaturel. Dès lors pour elle, « le christianisme est une usurpation et une tyrannie » (cardinal Pie ib.p. 643). Elle l’élimine du monde, sinon de la sphère privée… « Sa passion obstinée, et dans la mesure où elle y réussit, son œuvre réelle, c’est de détrôner le Christ et de la chasser de partout : ce qui est la tâche de l’antéchrist et ce qui est l’ambition suprême de Satan….Il s’agit de l’exclure de la pensée et de l’âme des hommes, de le bannir de la vie publique et des mœurs des peuples pour substituer à son règne ce qu’on appelle le pur règne de la raison et de la nature ». (card Pie. Ib. p. 644) Comment pouvoir écrire alors que cette trilogie « liberté, d’égalité et de fraternité », plonge ses racines dans l’Evangile. Serait-ce par inadvertance ? Allons donc.
B- Son attitude pastorale vis-à-vis du monde moderne.
Un autre point d’interrogation, c’est son attitude pastorale devant le monde moderne révolutionnaire.
En effet devant le monde « révolutionnaire », deux attitudes sont possibles, nous dit le pape,
- soit celle de la « polémique » (id.p.134 Mémoire et Identité) et donc de la condamnation ou contestation
- ce fut l’attitude de l’Eglise depuis (et contre) la Révolution française, avec le Syllabus de Pie IX et les enseignements pontificaux de Léon XIII à Pie XII, nous dit, avec raison, Jean Madiran dans Présent -
- soit celle de « l’aide fraternelle » (id. p.135), celle de la compréhension.
Selon Jean-Paul II, le Concile a volontairement et clairement choisi son camp. Il a adopté la seconde attitude, décrétée plus conforme à « l’esprit de l’Evangile », car l’esprit de l’Evangile s’exprime avant tout dans « la disponibilité à offrir au prochain une aide fraternelle ».
Le pape le confesse : « Dans l’exposé de la doctrine, le concile a volontairement adopté une ligne qui ne soit pas polémique. Il a préféré se présenter comme une nouvelle expression de l’inculturation qui a accompagné le christianisme depuis le temps des Apôtres. En suivant ses indications, les chrétiens peuvent aller à la rencontre du monde contemporain et engager avec lui un dialogue constructif. Ils peuvent aussi se pencher sur l’homme blessé, comme le samaritain de l’Evangile cherchant à soigner ses blessures en ce début du XXIè siècle. En effet l’esprit de l’Evangile s’exprime avant tout dans la disponibilité à offrir au prochain une aide fraternelle ». (id. p. 134-135))
C’est toute la « dialectique » de « Gaudium et Spes ». « Il a préféré aller à la rencontre du monde contemporain et engager avec lui un dialogue constructif ». (p. 134)
C’est du reste l’interprétation qu’en fait le cardinal Ratzinger lui-même. Ce texte conciliaire a cherché à aménager, dit-il, entre l’Eglise et le monde tel qu’il est issu de la Révolution, « un rapport positif de coopération dont le but est la construction du « monde ». Il écrit très clairement, dans « Les principes de la Théologie catholique » p. 426 : « si l’on cherche un diagnostic global du texte, on pourrait dire qu’il est (en liaison avec les textes sur la liberté religieuse et sur les religions dans le monde) une révision du Syllabus de Pie IX, une sorte de Contre –Syllabus….Le Syllabus a tracé une ligne de séparation devant les forces déterminantes du XIX siècle : les conceptions scientifiques et politiques du libéralisme…. Gaudium et Spes joue le rôle d’un contre-syllabus dans la mesure où il représente une tentative pour une réconciliation officielle de l’Eglise avec le monde tel qu’il était devenu depuis 1789 » Ainsi l’Eglise veut-elle « coopèrer avec le monde pour construire le monde. »
Voilà la grande orientation du Concile Vatican II auquel Jean-Paul II veut être fidèle. Voilà la grande illusion du Concile. Voilà la grande illusion du pontificat de Jean Paul II. Voilà ce que lui reproche l’école contrerévolutionnaire.
Car c’est là une «utopie »». Entre l’Eglise et le monde de la Révolution, l’opposition est totale. Vouloir les concilier, même dans un esprit évangélique, est utopique. Vouloir entretenir « un colloque » d’amour et de respect, « un parler ensemble » et « comme la recherche en commun de la solution des problèmes » est peut-être une belle intention, mais c’est une contradiction. Car, comme le dit Jean Madiran, « à l’offre d’une « aide fraternelle », ce monde contemporain répond en imposant l’avortement, la promotion de l’homosexualité, le métissage des religions, l’égalitarisme suppresseur de toutes les discriminations, la supériorité de la loi politique sur la loi religieuse, et par-dessus tout, le diabolique enseignement obligatoire, dans les écoles, des dépravations sexuelles aux plus jeunes enfants » (Présent). N’oublions jamais que la Révolution, dans ses principes, est essentiellement a-catholique. Elle ne veut pas du catholicisme. Elle est opposée au monde catholique qu’elle veut détruire dans sa totalité, jusque dans ses jours de fêtes religieuses. Mais Gaudium et Spes a décidé de rompre avec « cette attitude de réserve critique à l’égard des forces déterminantes du monde moderne », il faut effacer cette attitude « par une insertion résolue » dans ce mouvement. Le clergé de l’Eglise y perdra son identité ? Peut importe…Cette utopie se fait alors « destructrice » ! Comme le dit toujours Jean Madiran, (cette utopie) « a intellectuellement désarmé les fidèles, le clergé, et sa hiérarchie ».
Ainsi sur ce point de l’attitude pastorale du pontificat de Jean Paul II, il n’y a donc pas seulement éloignement de la prudence contrerévolutionnaire, il y a eu « rupture délibérée » (Jean Madiran) d’avec la Magistère antérieur de l’Eglise, du Syllabus de Pie IX aux enseignements pontificaux de Léon XIII à Pie XII. C’est le drame du Concile Vatican II avec Gaudium et Spes.
Il y a donc dans l’enseignement de Jean Paul II une certaine part d’incohérence.