Le pape rallie ses intégristes |
Henri Tincq - lemonde.fr - 28.09.06 |
Quand le célébrant se lève de son trône, le claquoir résonne, et dans un envol de surplis de dentelle blanche, de soutanes et mantilles noires, l'assemblée se dresse à son tour et en cadence. A chaque génuflexion, les diacres et sous-diacres relèvent la chasuble dorée de l'officiant. Sous un camail rouge bordé d'hermine, les enfants de choeur, à genoux, sont mains jointes. L'harmonium ronronne de plaisir. Les chantres déclinent le répertoire grégorien. Et, dans les odeurs d'encens, les fidèles égrènent leur chapelet ou plongent le nez dans le vieux missel pour qui le temps liturgique s'est arrêté. A la communion, ils iront s'agenouiller pour recevoir dans la bouche l'hostie sacrée. Quand le prêtre monte en chaire pour le sermon défilent les images pieuses d'antan, les mots du lexique mité des "annonces de la semaine" : salut au Saint-Sacrement, office de première classe, vêpres, messe basse, prières pour les âmes du Purgatoire, etc. Ce dimanche matin, dans l'église Saint-Eloi, adossée au mur de ceinture de la vieille ville de Bordeaux, la messe traditionnelle déploie son rite comme un ballet minutieusement réglé. "C'est la messe de mon enfance", s'écrie une paroissienne éblouie. Abandonnée par l'archevêché de Bordeaux, "squattée, saccagée, profanée" par des sans-papiers, cette église avait été cédée, en 2001, par Alain Juppé, alors maire, à un petit groupe de fidèles à l'ancienne. Pour le principe, Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, a porté plainte et gagné son procès, mais a laissé l'église aux "traditionnels". "Regardez mes mains, dit Philippe Laguérie, curé de Saint-Eloi. Elles ont porté 45 tonnes de chaux. Il a fallu refaire les joints, enduire les voûtes, les murs." La restauration de l'église n'est pas terminée, mais chaque dimanche elle fait le plein de ces nostalgiques d'un monde où l'Eglise était le centre, le latin la langue sacrée et l'ancien catéchisme le petit manuel d'une foi fondée sur l'obéissance et la morale, l'armure contre un monde perverti. Tempête dans un bénitier ? Cette église de Bordeaux est devenue, le 8 septembre, grâce à une faveur de Benoît XVI, le siège du Bon Pasteur, un "Institut de droit pontifical" - n'ayant donc de comptes à rendre qu'à Rome - que l'écrasante majorité des prêtres et évêques de France considère déjà comme une pustule à leur flanc. Au mieux, comme l'ultime réserve des "derniers des Mohicans" de l'Eglise schismatique de Mgr Lefebvre ; au pire comme un ver intégriste dans le fruit de l'Eglise. Aujourd'hui tout miel avec le pape, promu supérieur de cet institut créé sur mesure, l'abbé Philippe Laguérie, 53 ans, guerrier de la tradition, soldat du Christ, affirmait en 2001 qu'il voulait être "l'aiguillon dans la chair dont l'Eglise de Vatican II (le dernier concile 1962-1965) voudrait se débarrasser à tout prix", celui qui porterait le fer contre la "messe moderne" oecuménique, protestantisée, d'inspiration maçonnique. Dans sa sacristie, l'abbé Laguérie, cheveu court, air patelin, voûté comme un chanoine, sourit. "J'ai la baraka", confesse-t-il. Sans l'élection de Benoît XVI, il ne serait plus rien, ou marginalisé, coupé de ses fidèles, oublié des médias. Car la Fraternité Saint-Pie X de Mgr Lefebvre, en proie aux haines fratricides propres à toute secte, l'avait exclu, en 2003, pour indiscipline. La "baraka", parce que le nouveau pape est "son" pape. Pour lui et ses amis, l'Eglise avait cessé d'être à la mort de Pie XII, en 1958 : "L'Eglise, c'est comme une belle Porsche, mais la direction est cassée, le volant ne tourne plus, les freins ne marchent plus et les ailes sont cabossées." Avec Benoît XVI, elle est "à nouveau gouvernée". Enfin oubliées les "chimères" de Jean Paul II : "On doit au pape polonais d'avoir redonné du prestige à la papauté, qui, avec Paul VI, était tombée bien bas. Il était le fils le plus accompli et génial du concile Vatican II. Mais il a rêvé tout éveillé au culte de l'homme. Regardez l'oecuménisme : en quarante ans, il n'a ramené personne à l'unité catholique." Benoît XVI est un pape "traditionaliste". Simple "gratte-papier" au concile, Joseph Ratzinger se dressa vite contre les "abus" de la nouvelle liturgie. Laguérie aussi s'est converti à Mgr Lefebvre quand, dans son église de Sceaux, en région parisienne, il a vu un podium à la place de l'autel et des guitaristes singer les gestes de la messe. Il est convaincu que le nouveau pape va "réformer la réforme" de la liturgie, revenir à la messe en latin, le prêtre dos aux fidèles. Son ralliement date du 22 décembre 2005 quand, pour le quarantième anniversaire de la clôture de Vatican II, Benoît XVI a expliqué que le concile ne devait pas être interprété comme une "rupture" avec la tradition de l'Eglise. Depuis, tous les "tradis", quelle que soit leur chapelle, sont aux anges. Et applaudissent au discours de Ratisbonne qui vient de mettre en colère le monde musulman. "Un discours vrai, puissant, s'enflamme Laguérie. Enfin Benoît XVI casse le miroir aux alouettes de Jean Paul II, sa volonté d'uniformiser toutes les religions." De ces brebis perdues, revenues dans le bercail romain, on se serait attendu à plus de retenue. Pas du tout. Autre rallié, mais pas plus repenti, jovial et joufflu, l'abbé Paul Aulagnier, 63 ans, ancien supérieur du district de France de la Fraternité Saint-Pie X, quand il monte en chaire à Saint-Eloi de Bordeaux, tonne contre "les libéraux, les modernistes qui ont détruit l'Eglise", s'étrangle d'émotion au souvenir de Mgr Lefebvre, dénonce la "subversion liturgique", la "situation catastrophique" de la papauté avant Benoît XVI et, déjà, fait monter l'enchère : non content de la main tendue par Rome, il réclame un statut propre pour les partisans de la tradition, un évêque à eux avec juridiction universelle, un département pour eux à la Curie romaine. Bref, une fois dans la place, ils veulent l'occuper jusqu'au bout. Ils ne sont que cinq, mais d'autres, séminaristes et prêtres, frappent à la porte du Bon Pasteur. Ils s'appellent Philippe Laguérie, Paul Aulagnier, Guillaume de Tanouarn, Christophe Héry, Henri Forestier, tous de fortes têtes, combattants issus de cette branche "intransigeante" du catholicisme romain du XIXe siècle qui puise aux trois sources de l'anti-Réforme, de l'anti-Révolution et de l'anti-modernisme, héritage composite de la vieille Action française de Charles Maurras et des nouvelles formes de catholicisme prosélyte nord-américain, celui du cinéaste Mel Gibson, auteur en 2004 d'une Passion aux forts relents d'antisémitisme. Laguérie fut longtemps curé de Saint-Nicolas du Chardonnet, l'église intégriste de Paris où bat le coeur des dévots de la tradition et du latin, des clercs en soutane, des militants royalistes et lepénistes, des familles venues des beaux quartiers et des scouts au crâne rasé. Ce même bon apôtre avait occupé par la force une autre église parisienne, Saint-Germain l'Auxerrois, célébré les obsèques du milicien Touvier, pris la tête de processions musclées, volé au secours de Le Pen dans l'affaire de l'Holocauste-"point de détail", et s'était écrié, en chaire, après l'incendie du cinéma Saint-Michel qui avait programmé La Dernière Tentation du Christ, de Scorsese en 1988 : "Qui sème le vent récolte le tempête. Quand l'honneur de Dieu est en jeu, il faut réagir." Aujourd'hui, il règle ses comptes : "J'ai servi la Fraternité mieux que personne. Mais le plus fidèle à Mgr Lefebvre, c'est moi. Je ne sais pas s'il aurait approuvé mon ralliement à Rome, mais il ne m'aurait pas mis dans les conditions de faire ce choix." Pour lui, Lefebvre était un "évêque de feu", un "bâtisseur". La Fraternité Saint-Pie X compte 450 prêtres, une quantité d'écoles, de prieurés dans une quarantaine de pays. Etonnant paradoxe : les curés ralliés au pape sont ceux qui avaient voté, en 1988, en faveur des sacres illégaux de quatre évêques par Mgr Lefebvre, suivis de leur excommunication par Jean Paul II. Les autres avaient déjà "peur", clame Laguérie. Comme ils ont "peur" aujourd'hui d'un accord avec le Vatican. Bernard Fellay, évêque excommunié, supérieur de la Fraternité, a "couru, volé" vers Benoît XVI quand celui-ci, à la surprise générale, l'a invité en août 2005. Puis il a fait volte-face, cédé à ses jusqu'au-boutistes. Laguérie l'accuse d'avoir préféré sa réélection, en juillet 2006, à la chance historique offerte par Benoît XVI, sa volonté de lever les excommunications, d'étendre la pratique du rite en latin. Dans le bastion "refuznik", on reste de marbre. On dément toute hémorragie à la suite du "bricolage juridique" qui a servi à retourner ces soldats perdus de la tradition. La direction de la Fraternité interprète l'épisode actuel comme le "choc de deux impatiences" : celle de Laguérie, fort en coups et en gueule, et celle du Vatican, qui veut en finir avec ce schisme. Elle admet que Benoît XVI a réussi à "dé-diaboliser" le camp traditionaliste, mais il n'a fait aucune concession sur le fond : "Aujourd'hui, on est dégrisé parce que la modernité est en crise, dit un proche de Mgr Fellay. L'Eglise a fait le choix de la modernité et est aussi en crise. Et nous nous battons pour qu'elle redevienne le centre, la référence. Et tant pis si cela prend du temps." Henri Tincq Article paru dans l'édition du 29.09.06 |
▼