10 février 2009





Dans l’ombre d’une réconciliation
10 février 2009 - Patricia Briel - letemps.ch
Les intentions d’Ecône quant au processus de rapprochement avec Rome sont ambiguës. Décryptage En levant l’excommunication de quatre évêques de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX) le 24 janvier dernier, le pape Benoît XVI a fait un geste de réconciliation en vue de l’unité de l’Eglise. La balle est maintenant dans le camp des lefebvristes. Que veulent-ils exactement? Il est difficile de le savoir, tant les discours et les agissements des évêques semblent ­exprimer des tensions, des ambiguïtés et des points de vue contradictoires. Sont-ils prêts à accepter «une pleine reconnaissance» du Concile Vatican II, comme le demande le pape? Ou cherchent-ils plutôt à convaincre Rome de la justesse de leur point de vue, comme le suggèrent plusieurs de leurs interventions? Finalement, le dialogue entre Rome et Ecône est-il possible? Décryptage avec l’aide de l’historien français Luc Perrin, spécialiste du mouvement lefebvriste et professeur à la Faculté de théologie catholique de Strasbourg.
Bref retour dans le passé. «Nous devons faire tout ce que nous pouvons» pour «convertir Rome», explique Mgr Fellay lors d’une conférence à Bruxelles en juin 2005. «Et dans ce tout ce que nous pouvons il y a d’abord le devoir de garder des relations avec Rome. Il ne faut pas couper, c’est une erreur que de s’écarter du pape, de la Curie et des évêques. […] Nous profitons ainsi de ces relations pour fournir à Rome des études théologiques qui montrent qu’il y a réellement de sérieux problèmes dans les textes du concile, et après le concile.» Dans sa conférence, Mgr Fellay affirme: «Notre position sur le concile est très simple: il y a là des erreurs, des ambiguïtés qui ouvrent sur d’autres erreurs pires encore. Ce qui a inspiré ce texte, ce qui le rend inassimilable, c’est un esprit qui n’est pas catholique. Voilà notre position sur le concile. Evidemment, vous pouvez y trouver des éléments qui sont vrais. Mais l’ensemble est inassimilable. Et c’est pour cela que nous refusons, en regardant l’ensemble, de signer une déclaration sur le concile dans laquelle, d’une manière ou d’une autre, nous laisserions penser que nous adhérons à ce concile.»
Juillet 2008. Dans une interview à The Angelus, revue officielle du District des Etats-Unis de la FSSPX, M gr Bernard Tissier de Mallerais, le seul évêque français de la Fraternité, dénonce le «modernisme» de Benoît XVI. Le pape est «un véritable moderniste avec toute la théorie moderniste mise à jour! Cela est si grave que je ne puis exprimer mon horreur. J’en reste sans voix.» Parmi les plus grands défis auxquels sera confrontée la Fraternité dans l’avenir, il cite: «Avant tout, notre persistance à refuser les erreurs du Second Concile du Vatican. Deuxièmement, notre résolution à refuser toute réconciliation avec la Rome occupée.» L’occupant? «L’Eglise parallèle» qui n’est autre que la «nouvelle Eglise de Vatican II.» Le même homme donne pourtant son aval à la lettre envoyée au Vatican le 15 décembre 2008 par Mgr Fellay pour demander la levée de l’excommunication. Le 29 janvier 2009, les quatre évêques de la FSSPX adressent une lettre au pape dans laquelle ils expriment leur gratitude unanime pour le décret levant l’excommunication. Mais le 1er février 2009, Mgr Tissier de Mallerais déclare au quotidien La Stampa: «Nous ne changeons pas nos positions, mais nous avons l’intention de convertir Rome, c’est-à-dire de conduire Rome vers nos positions .»
Double discours? «La Fraternité a toujours tenu un discours ambigu, souligne l’historien Luc Perrin. Il y a une sorte d’hésitation permanente entre l’ouverture et la fermeture. Mgr Tissier de Mallerais va sans doute faire en sorte que les discussions doctrinales durent le plus longtemps possible. Mgr Fellay voit les choses autrement. Il constate que l’Eglise de Rome change, que la situation évolue positivement pour la Fraternité, et que des négociations sont possibles.»
Des convergences sont en effet apparues entre Rome et Ecône ces dernières années. Pour la Fraternité, l’élection de Benoît XVI a constitué un signe positif, même si Mgr Fellay a émis des critiques à son égard. Joseph Ratzinger connaît bien la Fraternité. En 1988, le cardinal allemand a tenté jusqu’au bout d’éviter le schisme en négociant avec Mgr Lefebvre. Devenu pape, il a logiquement cherché à résorber la fracture avec Ecône. Déjà en l’an 2000, Rome avait essayé d’ouvrir le dialogue avec la Fraternité. En septembre de cette année-là, Joseph Ratzinger publiait la déclaration Dominus Jesus, qui affirme que le catholicisme est la seule religion à détenir la plénitude de la vérité. «Dominus Jesus allait dans le bon sens pour la Fraternité, selon Luc Perrin. Elle précisait comment interpréter la déclaration Nostra Aetate du Concile Vatican II sur les autres religions. Or c’est surtout le dialogue interreligieux, en particulier avec l’islam, qui dérange les lefebvristes. Il ne faut pas oublier que la rencontre entre les religions à Assise, voulue par Jean Paul II, est l’événement qui a déclenché le sacre des évêques par Mgr Lefebvre en 1988, un acte qui a lui-même conduit au schisme. Selon Mgr Lefebvre, Assise donnait à penser que toutes les religions étaient sur le même pied. Pour un homme qui avait été missionnaire en Afrique, c’était difficile à comprendre. Mais on sait que Ratzinger n’était pas favorable à la rencontre d’Assise.»
A peine élu pape, Joseph Ratzinger a d’ailleurs laissé planer le doute sur sa volonté de maintenir le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, avant de nommer un nouveau préfet.
En juillet 2007 paraissait un document qui a certainement contribué à apaiser les craintes de la Fraternité au sujet de l’œcuménisme. Ratifié par Benoît XVI, il disait explicitement que l’Eglise du Christ est réalisée uniquement dans l’Eglise catholique, les autres Eglises souffrant de «déficiences». Toujours en juillet 2007, Benoît XVI affirmait que la messe tridentine n’avait jamais été abolie, et en libéralisait l’usage.
Les lefebvristes ont aussi vu d’un œil positif le discours que Benoît XVI a donné devant la Curie le 22 décembre 2005. Evoquant Vatican II, il se demandait si le concile avait été accueilli de façon juste. «Personne ne peut nier que, dans de vastes parties de l’Eglise, la réception du concile s’est déroulée de manière plutôt difficile», disait-il. «Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits.» La première, l’«herméneutique de la discontinuité», risque de créer la rupture entre «l’Eglise préconciliaire et Eglise post-conciliaire», selon le pape. D’après cette herméneutique, l’esprit du concile réside dans «les élans vers la nouveauté qui apparaissent derrière les textes» de Vatican II, et non dans ses compromis. Pour les partisans de cette lecture du concile, il est nécessaire d’aller au-delà de ce que disent les textes. En revanche, l’herméneutique de la réforme est selon le pape la juste lecture de Vatican II, car elle s’appuie sur le «renouveau dans la continuité» de la tradition.
«Il y a plusieurs lectures possibles de Vatican II, souligne Luc Perrin. Certains disent que le concile n’est pas négociable. Pourtant, tous les historiens disent que les textes de Vatican II sont ambigus. On est encore beaucoup dans le flou. Mais depuis Paul VI, une interprétation officielle se dessine. Celle-ci va contre les thèses de ceux qui souhaitent faire de l’Eglise une démocratie.» L’historien cite le motu proprio Apostolos Suos, publié par Jean Paul II en 1998, qui réduisait la marge de manœuvre des conférences épiscopales. Ainsi, les positions de Rome et d’Ecône sur la collégialité, un point litigieux pour les lefebvristes, ne seraient pas si éloignées, selon Luc Perrin. «Il n’y a pas de conflit majeur. Juste un désaccord sur les modalités d’application.» Idem pour le principe de liberté religieuse. «Ce principe pose le problème du rapport de l’Eglise à la politique. Par exemple, l’Eglise doit-elle se taire lorsque la politique aborde un thème comme l’avortement? Paul VI, Jean Paul II et Benoît XVI ont clairement répondu non. Entre Ecône et Rome, il n’y a pas d’affrontement sur le principe, mais un malentendu sur les modalités d’exercice de la liberté religieuse.» «Pour toutes ces raisons, je pense que le dialogue entre le Vatican et la Fraternité est possible.»
Cependant, le chemin qui reste à parcourir est encore long. «Les esprits ne sont pas prêts. De part et d’autre, il faut réapprendre à vivre ensemble. Maintenant, la Fraternité doit abandonner les slogans et clarifier sa propre interprétation de Vatican II. Elle s’est mise pendant longtemps à l’abri de ce type de clarification, dans un équilibre instable dont elle ne semblait pas vouloir sortir. J’ai le sentiment que Mgr Fellay est disposé à en sortir.»
Reste à connaître la réelle marge de manœuvre de Benoît XVI. Car son interprétation traditionaliste du concile est contestée par les catholiques progressistes, et elle ne fait pas l’unanimité à Rome. «Il y a au sein de la Curie des cardinaux qui ne partagent pas la vision de Benoît XVI», dit Luc Perrin. Auraient-ils cherché à torpiller le processus de réconciliation en lâchant la bombe Williamson? L’hypothèse est plausible pour l’historien. Car il est selon lui difficile de qualifier de pure coïncidence la concomitance, le 21 janvier dernier, entre la signature du décret levant l’excommunication des évêques et la diffusion par la télévision suédoise des propos négationnistes de Mgr Williamson.