SOURCE - Paix Liturgique, lettre n°356 - 9 octobre 2012
Le Père Gabriel Díaz Patri est né à Buenos
Aires en 1961. Ordonné prêtre en 1991 pour le diocèse de San Luis en
Argentine, il y a exercé les fonctions de chancelier, de vicaire
épiscopal chargé de l’éducation, de professeur au séminaire diocésain,
et a été délégué diocésain pour l’œcuménisme et les relations avec le
Judaïsme auprès de la Conférence épiscopale d’Argentine. Il a ensuite
exercé les fonctions de curé de la paroisse catholique russe de la
Sainte-Trinité, à Paris. Dans le même temps, il a réalisé de nombreux
travaux de philosophie et d’études comparées des liturgies latines et
grecques. Il dirige la section des études sur la liturgie médiévale à
l’Université nationale de Cuyo (Argentine). Il est aujourd’hui Délégué
général de Studia Liturgica (Centre International d’Études liturgiques).
Parmi ses publications : Curso de Latín Eclesiástico, Cours de latin ecclésiastique, Buenos Aires, Institut d’Études Philosophiques Saint-Thomas d’Aquin, 1996 ; Quaestio disputata De Spiritualibus Creaturis, de saint Thomas d’Aquin, traduction et notes, Gladius, Buenos Aires 2005 ; Himno Akathisto, introduction, traduction et notes, CEFIM, Université nationale de Cuyo, Mendoza 2009. Il a aussi collaboré aux recherches, à la rédaction de l’ouvrage de Mgr Juan Roldolfo Laise, La communion dans la main, documents et histoire (édition française, CIEL, 1996), et a préparé une Introduction à l’hymnologie byzantine, à paraître.
L’article que nous reproduisons ici avec l’aimable autorisation de l’auteur, réédité à l’occasion du 5ème anniversaire de l’entrée en vigueur du Motu Proprio Summorum Pontificum, a été publié initialement dans la section Studi e commentari du site officiel de la Commission Pontificale Ecclesia Dei.
I – L'ARTICLE DU PÈRE GABRIEL DÍAZ
A l’occasion du 5ème anniversaire de l’entrée en vigueur du Motu Proprio Summorum Pontificum.
LE MOTU PROPRIO SUMMORUM PONTIFICUM ET L'APAISEMENT DE L'ÉGLISE
Alors qu’il parvenait à l’âge de 70 ans, publiant ses mémoires, Joseph Ratzinger pensait probablement que la part la plus intéressante de sa vie était déjà écoulée. Le cardinal qu’il était alors n’imaginait pas qu’à l’inverse celle-ci ne faisait sans doute que commencer.
Au chapitre XII de ces mémoires, intitulées Ma vie, évoquant la période de la réforme liturgique, il confessait : « J’étais perplexe quant à l’interdiction du Missel ancien parce qu’un événement semblable ne s’était jamais produit dans toute l’histoire de la liturgie... Imposer l’interdiction de ce Missel qui s’était développé au cours des siècles, depuis le temps des sacramentaires de l’Église antique, signifiait une rupture dans l’histoire de la liturgie dont les conséquences ne pouvaient qu’être tragiques ».
Déjà en 1976, comme simple prêtre mais déjà prestigieux professeur, il avait écrit en réponse à l’un de ses illustres collègues – fameux docteur en Droit Romain qui l’interrogeait sur son opinion : « A mon avis, l’autorisation pour tous les prêtres devrait être obtenue de pouvoir utiliser l’ancien Missel, même dans le futur, usage pour lequel devrait être concédée la plus grande liberté ». Dans le même sens, il s’était prononcé à maintes reprises dans les années suivantes.
L’idée qui l’a conduit à soutenir cette position tient au fait qu’un rite qui fut chemin assuré de sainteté durant des siècles ne peut se convertir brusquement en une menace, dans la mesure où la foi qui s’exprime en lui demeure considérée comme valide.
Et il en est bien ainsi puisque la légitimité de la liturgie de l’Église réside dans la continuité de sa tradition. Il ne s’agit point là d’une simple question d’attachement affectif ou de « sensibilité ». Il en est ainsi pour une raison d’unité, d’identité et de communion de l’Église... bien au-delà du temps.
Nous pourrions appliquer ici la belle expression de Martin Mosebach, l’écrivain allemand actuellement en vue : « La tradition est l’insertion des morts dans la vie présente » ; ou ces paroles de Chesterton : « La tradition est la démocratie des morts », c'est-à-dire l’unique manière qu’ont les morts, « la plus marginalisée des classes » dit-il, de pouvoir participer à notre monde.
C’est dans cette même perspective que le Motu Proprio Summorum Pontificum nous montre que la liturgie de l’Église doit posséder une continuité intrinsèque, dans la mesure où ce qu’elle croyait auparavant être la Messe, elle ne peut désormais cesser d’y croire.
De ce fait, pour que les deux Missels soient légitimes, ils doivent l’un comme l’autre être « expressions valides de la même foi catholique » et ne pourraient en aucune façon se présenter comme le reflet de visions opposées – encore moins inconciliables – à propos de l’action liturgique.
Pour cette raison, celui qui a foi en la rectitude doctrinale et en la valeur liturgique du Missel utilisé ordinairement, ne devrait pas craindre sa coexistence avec l’usage reçu à travers les siècles ; au contraire, il ne devrait pas douter que cette coexistence ne fera que souligner une identité doctrinale. C’est précisément cette défense de la continuité qui nous permet de comprendre pourquoi le Pape insiste sur le fait que la duplicité des Missels doit être entendue comme « deux expressions de la lex orandi » qui ne peuvent correspondre qu’à une seule et unique lex credendi dans le cadre normatif du rit romain. Ainsi est évité que puisse se produire le phénomène inédit de l’existence de deux rites de la Messe fondés sur des principes opposés.Cependant la légitimité d’un rite liturgique n’est pas seulement donnée par son identification avec les principes en vigueur dans le passé, mais aussi avec ceux qui inspirent les autres rites actuellement existants, lesquels par ailleurs sont également utilisés par d’autres dénominations chrétiennes de longue tradition.
Il est donc nécessaire qu’il y ait dans la liturgie de l’Église non seulement une unité « diachronique » mais aussi une unité « synchronique ». De là un nouvel argument pour affirmer la permanence de la validité du rite romain traditionnel et la nécessité pour la forme célébrée ordinairement de ne pas diverger essentiellement de celui-ci : si la liturgie actuelle ne pouvait s’identifier de manière substantielle avec les autres formes liturgiques de l’Église, telles qu’elles sont célébrées dans les autres traditions légitimes – passées ou contemporaines –, elle perdrait par là-même la légitimité de son fondement.
Vu depuis cette perspective et procédant à une analyse plus fine, nous pourrions dire que le Motu Proprio est paradoxalement plus une défense du nouveau rite que de l’ancien.
Un autre aspect, non moins important : le futur est également en jeu. « Que m’importe le passé en tant que passé – disait le « philosophe paysan » Gustave Thibon –, ne voyez-vous pas que, lorsque je pleure sur la rupture d’une tradition, c’est surtout à l’avenir que je pense ? Ne touchez pas aux racines ! (...) Quand je vois pourrir une racine, j’ai pitié des fleurs qui demain sécheront faute de sève ».
Dans un sens semblable, cette fameuse phrase que l’on attribue à Saint-Exupéry : « Nous n’héritons pas la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants ».
Il est mis en avant que le motif du Pape pour publier ce Motu Proprio réside dans l’existence du conflit, durant quelques décennies déjà, avec les groupes dits « traditionalistes ». Il s’agit sans doute d’un élément de grande importance qui a été l’occasion de la publication du document ; mais si l’on analyse avec attention la pensée de Joseph Ratzinger, la justification profonde du Motu Proprio ne se trouve pas dans le facteur « politique » mais bien dans le facteur théologique : quand bien même il n’existerait aucun « traditionaliste », il n’en subsisterait pas moins une situation anormale exigeant une restauration de l’ordre.
Il y eut toujours et il y aura toujours des personnes qui s’adaptent difficilement aux changements, spécialement en ces temps de mutations accélérées. Le paradoxe de la situation actuelle tient au fait que bien souvent ceux qui montrent leur inquiétude face à ce qu’ils considèrent comme une menace pour la « réforme liturgique » font figure de « conservateurs » : accrochés étroitement au « statu quo » et manifestant leur difficulté pour s’adapter à la nouveauté de cette redécouverte proposée par le Pape, ils reproduisent les attitudes que l’on avait coutume d’associer aux « traditionalistes ».
D’autre part, jusqu’alors les personnes adhérant à la soi-disant « Messe en latin » étaient identifiées comme les gens du « contre ». Mais il se produit que ceux qui, suivant l’appel de Benoît XVI, s’approchent de la liturgie héritée de nos anciens sont, chaque fois plus fréquemment, les gens du « pour » ; et ceux du « contre » sont ceux qui ne veulent pas même rien entendre de tout cela, attachés à leur « tradition » quarantenaire.
Plus encore, avec une fréquence accrue, ceux qui accueillent à l’heure actuelle avec enthousiasme les enseignements « innovants » et les dispositions du Pape – dispositions exprimant une valorisation renouvelée de la tradition liturgique –, non seulement n’obéissent pas à cette mentalité négative mais, au contraire, manifestent leur joie de découvrir quelque chose de nouveau : la redécouverte de l’héritage, retrouver ses racines, en un mot prendre conscience d’appartenir à une famille. Bien entendu pas ce que notre société contemporaine entend par « famille » – simple association d’individus partageant une période donnée de leurs vies selon le faible lien d’un pacte facilement révocable, sans passé qui les unisse et au futur incertain –, mais bien une véritable et profonde communauté de vie, avec des ancêtres communs, avec une mémoire commune dont ils sont fiers : une famille qui n’est pas seulement composée de « frères » mais qui a aussi des parents et des ancêtres.
En résumé, en déclarant le Motu Proprio Summorum Pontificum, le Pape Benoît XVI a cherché, c’est évident, l’apaisement de l’Église. Mais il ne s’agit au fond pas seulement de la paix avec des groupes plus ou moins rebelles, ni la pacification entre des courants opposés à l’origine de tensions au sein de l’institution, mais bien de l’apaisement de l’Église avec elle-même, avec sa mémoire commune, pour qu’elle redécouvre son identité liturgique dans la richesse de la continuité.
P. Gabriel Díaz Patri
(Publié initialement dans la section “Studi e commentari” du site officiel de la Commission Pontificale Ecclesia Dei le 16/10/2008).
II – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE
Le raisonnement du P. Díaz est particulièrement aigu. On peut dire qu’il s’articule en trois points :
1/ La pensée « lefebvrienne » de Joseph Ratzinger sur la liturgie ;
2/ La nécessaire relativisation (= une relation doit être établie) en matière de tradition ecclésiastique du neuf vis-à-vis de l’ancien, spécialement lorsqu’ils coexistent ;
3/ L’avenir de la liturgie ordinaire est dans sa relativisation.
La pensée « lefebvrienne » de Joseph Ratzinger sur la liturgie
Elle s’est concrétisée dans le Motu Proprio de 2007, mais s’est affirmée durant plus de 30 ans dans une série d’interventions et de publications. Le P. Díaz cite J. Ratzinger en 1976 : « A mon avis, l’autorisation pour tous les prêtres devrait être obtenue de pouvoir utiliser l’ancien Missel ».
Cette affirmation est fondée sur une critique de la réforme liturgique, au moins dans la manière violente dont elle a été menée, devenant parfois une critique de fond : « J’étais consterné de l’interdiction de l’ancien Missel […]. On démolit le vieil édifice pour en construire un autre, certes en utilisant largement le matériau et les plans de l’ancienne construction » (Ma vie, Fayard 1998, pp. 132, 134).
Du coup, la pensée de Ratzinger rejoint de manière intéressante celle de Lefebvre sur « l’expérience de la tradition », prônant comme mesure de sagesse la coexistence de l’ancien et du nouveau. De fait, on pourrait penser à une espèce de « marché libre », où la meilleure liturgie va gagner. Sauf que la « main invisible » du libéralisme est ici celle de la conduite de l’Église par le Saint-Esprit, au milieu des vicissitudes de l’histoire, via le magistère romain qui, en l’espèce, proclame dans l’affirmation cardinale du texte de 2007 le Missel ancien « jamais abrogé ».
La nécessaire relativisation (établissement d’une relation) en matière de tradition ecclésiastique du neuf vis-à-vis de l’ancien, spécialement lorsqu’ils coexistent
L’affirmation que les deux Missels sont légitimes est censée gêner les partisans de l’ancien Missel : soit parce que leurs critiques de fond semblent mettre en cause sa légitimité, soit parce que les partisans du nouveau Missel veulent leur faire reconnaître comme « préalable » cette légitimité.
Le P. Díaz fait observer que la coexistence de droit des deux Missels interpelle, comme on dit, au contraire, les partisans de la messe ordinaire, à titre de « préalable » tout à fait radical : « Celui qui a foi en la rectitude doctrinale et en la valeur liturgique du Missel utilisé ordinairement, ne devrait pas craindre sa coexistence avec l’usage reçu à travers les siècles ; au contraire, il ne devrait pas douter que cette coexistence ne fera que souligner une identité doctrinale ».
Car le droit de l’Église romaine est fondé sur la foi, et la profession de foi repose sur la transmission ininterrompue du bon dépôt, notamment dans la prière publique : la légitimité, en matière ecclésiale en général et liturgique en particulier, s’affirme par la continuité substantielle : « Si la liturgie actuelle, écrit Gabriel Díaz, ne pouvait s’identifier de manière substantielle avec les autres formes liturgiques de l’Église, telles qu’elles sont célébrées dans les autres traditions légitimes – passées ou contemporaines –, elle perdrait par là-même la légitimité de son fondement ». La liturgie romaine dans ses développements et la liturgie africaine au temps de saint Cyprien, à supposer qu’on puisse restituer cette dernière du point de vue documentaire, s’identifient nécessairement de manière substantielle. La liturgie romaine instaurata (restaurée) par le pape saint Pie V ne pouvait que s’identifier substantiellement par exemple à la liturgie ambrosienne (Milan) jamais abolie. La liturgie instaurata par Paul VI…
L’avenir de la liturgie ordinaire est dans sa relativisation
Si bien que le désordre foncier, explique Gabriel Díaz, n’est donc pas dans le fait que des personnes s’adaptent difficilement aux changements, mais dans le fait que ceux qui sont favorables aux changements rejettent spéculativement ce qui a été changé (il peut sembler que Paul VI lui-même ait été de ceux-là). La visée de ce qu’on pourrait qualifier de part magistérielle du Motu Proprio n’est pas de tolérer une sensibilité malmenée, mais compte tenu de l’existence d’« une situation anormale » (le rejet par certains et même par beaucoup des racines traditionnelles), de procéder à une « restauration de l’ordre ».
Ce désordre théologique tient donc à ce qu’un certain nombre des « pour » la liturgie dite aujourd’hui ordinaire et sa tradition quarantenaire sont radicalement « contre » la liturgie dite extraordinaire et sa tradition plus que millénaire. En réalité, ceux qui sont « pour » la liturgie ordinaire doivent nécessairement par principe – par sens de l’Église et de la foi – être aussi « pour » la liturgie extraordinaire. Quoi qu’il puisse advenir pour eux et pour la liturgie quarantenaire de cette adhésion nécessaire, de cette réception de leur part de la liturgie ancienne. Le principal bénéfice qu’ils en retireront (dans la mesure où ils considèrent la liturgie ordinaire comme une rupture) étant la joyeuse découverte par eux, explique Gabriel Díaz, comme une « nouveauté » de ce qui est ou devrait être la racine traditionnelle de la liturgie ordinaire. Avec toutes les conséquences éventuelles pour la liturgie qu’ils pratiquent.
De sorte que, conclut notre auteur, le Motu Proprio Summorum Pontificum n’a pas pour effet premier, dans l’ordre de la foi, la pacification de groupes antagonistes dans l’Église, mais bien la pacification de l’Église avec elle-même. La Paix liturgique profonde qu’entend promouvoir le texte de Benoît XVI, c’est véritablement le recouvrement de la Paix liturgique intérieure dont l’Église jouit dans son immuable identité.