— L’élection du premier pape du nom de François est vécue comme un grand changement. Est-ce aussi votre avis ?
— Fondamentalement, non. Malheureusement, non. Je veux dire que le contexte de cette élection est celui d’une crise, sans aucun précédent dans l’histoire de l’Église, de la foi, de la transmission de la foi, de la catéchèse, crise qui ne cesse de croître. Elle est liée à un démantèlement de la liturgie romaine qui la reflète et l’accentue. Elle se propage en outre par une sécularisation (et un effacement) du clergé et des religieux, et une perte étonnante chez tous du sens du péché, qui banalise en somme la sécularisation du point de vue moral. On parlait jadis de croyants non pratiquants. Or, aujourd’hui, en France et dans un certain nombre de pays d’Occident, la pratique devient résiduelle et, en outre, les pratiquants qui restent sont bien loin d’être tous des croyants. Dans le reste du monde, notamment dans des pays où le nombre des prêtres est important voire croissant, la montée de l’hétérodoxie et de l’absence de formation théologique est plus qu’angoissante. Cette tempête qui secoue l’Église au sein de l’ultra-modernité et d’un monde agressivement sécularisé réduit considérablement l’événement de l’élection pontificale du 13 mars, par ailleurs important. Mais la réalité massive reste inchangée : la barque prend eau de toute part, pour citer le pape précédent.
Mais j’imagine que c’est son profil ecclésiastique que vous me demandez. Formellement, c’est un pur produit du moule ignacien, en tout cas du moule ignacien côté supérieurs. Le nouveau pape est un homme d’une très forte personnalité, ayant un sens puissant de l’autorité. On a déjà comparé sa personnalité à celle de Pie XI, mais pour ma part, je le comparerais plutôt au cardinal Benelli, qui a dominé longtemps la Curie de Paul VI.
Jésuite très fidèle à ses devoirs, c’est un ascète, qui se lève aux aurores, fait chaque jour une heure d’oraison. Ayant une très grande puissance de travail, une mémoire étonnante, une intelligence souple, il a une remarquable capacité de contrôle direct de ce qu’il régit (il n’a pratiquement jamais eu de secrétaire particulier). Ceci dit, il est plus ardu de gouverner l’Eglise universelle que l’Eglise d’Argentine, surtout à 76 ans, vivant depuis l’âge de 21 ans avec pratiquement un seul poumon et étant tout de même réellement fatigué depuis quelques années. Quant à redresser une situation ecclésiale, qui aujourd’hui le peut ? Le pape François quitte un diocèse, celui de Buenos Aires, affligé d’une grave crise des vocations et miné par la sécularisation, à l’image de tant de diocèses dans des terres qui furent jadis de chrétienté.
C’est un intellectuel, un homme cultivé, et qui sait éminemment vulgariser : il s’efforce de parler avec une grande simplicité ; il s’obligeait même, en Argentine, à des expressions argotiques. Ses attaques répétées contre le consumérisme, contre une religion diluée sont très roboratives. Cela revient aussi à dire qu’il sait parfaitement communiquer, sauf que son caractère abrupt peut lui jouer des tours. Il attache la plus grande attention aux nominations qu’il fait, ainsi qu’il l’a prouvé aux postes de responsabilité qu’il a exercés, comme provincial des jésuites et comme primat d’Argentine, « faiseur » des évêques de ce pays. Son importance morale s’est encore accrue après 2005, puisqu’on a rapidement appris qu’il avait bénéficié, lors du conclave qui a élu Joseph Ratzinger, de toutes les voix d’« opposition » au doyen du Sacré-Collège d’alors. En Argentine, il était considéré comme le presque pape, celui qui l’aurait été si, en face de lui, ne s’était trouvé le Préfet de l’ex-Saint-Office. Autant dire aussi que, sauf l’intensité de la vie spirituelle, sa personnalité est très différente de celle du pape précédent.
Pour cela il faut faire un détour par son profil politique et social. L’Argentine est un pays qui a été marqué par un phénomène politique très spécifique, le péronisme, dont je ne sais si on peut le faire entrer purement et simplement dans la catégorie des populismes, tant l’éventail des sensibilités des partisans de Juan Perón, qui allait du fascisme à une gauche très avancée, était grand. Jorge Mario Bergoglio était un péroniste engagé de centre droit, un catho-péroniste si vous voulez. Il a été membre depuis la fin des années 1960 (c’est-à-dire à peu près à la date de son ordination) d’une organisation péroniste dite OUTG (Organisation Unique du Transfert Générationnel), qui ne s’engageait pas dans la lutte armée, mais qui se consacrait à la formation de jeunes cadres de ce mouvement extrêmement social, quoique radicalement hostile au marxisme. Fin 1974, alors qu’il était provincial des jésuites depuis un an, il confia le contrôle de l’Université jésuite del Savaldor (du Saint-Sauveur) à d’anciens membres de cette organisation, qui venait d’être dissoute. On reproche souvent à Jorge Mario Bergoglio son appui à la junte militaire qui écarta Isabel Perón en 1976. Il faut comprendre qu’il a été de ceux qui ont voulu préserver l’héritage social du péronisme. La reformulation qu’il opéra ensuite de son parcours dans un livre d’entretien fameux, El Jesuita, publié en 2010, est évidemment une œuvre de circonstance, mais elle n’est pas fausse dans l’insistance qu’il y déploie pour affirmer que sa ligne a toujours été le souci des pauvres, l’organisation en leur faveur des structures sociales et l’évangélisation en ce sens.
Ainsi, en tout ce parcours, on pourrait dire qu’il est passé du centre droit du péronisme au centre gauche du personnel ecclésiastique, où le situent son élection « manquée » de 2005 et ses propos dans El Jesuita. Le tout expliquant son attitude plus que réservée vis-à-vis de la théologie de la libération, et par le fait vis-à-vis de la tendance des jésuites qui, sous le généralat du P. Arrupe (1965-1985), a soutenu peu ou prou cette théologie. De même que celle-ci acceptait le marxisme, sauf l’athéisme, Jorge Mario Bergoglio n’acceptait de la théologie de la libération que « l’option préférentielle pour les pauvres ». Jorge Mario Bergoglio participa à la lutte menée par Jean-Paul II et par le cardinal Ratzinger contre cette théologie en tant que marxisante (avec deux instructions de la Congrégation pour la Doctrine de la foi sur ce thème, de 1984 et 1986). Il devint évêque lors du basculement de tendance de l’épiscopat d’Amérique Latine, grâce à une politique de nominations épiscopales qui fut scellée par la conférence générale de l’épiscopat latino-américain de Saint-Domingue en 1992. Ainsi Jorge Mario Bergoglio se rapprocha-t-il de prélats plus conservateurs que lui, qui ont œuvré contre cette théologie en Argentine, Angelo Sodano, nonce au Chili, et Leonardo Sandri, nonce au Venezuela puis au Mexique. Ceux-ci sont ensuite devenus des personnages-clés de la Curie wojtylienne, et tout récemment des acteurs décisifs de son élévation au trône de Pierre.
Pour répondre d’une autre manière à votre précédente question, on pourrait dire que l’élection de Jorge Mario Bergoglio au Souverain Pontificat est semblable à ce qu’eût été l’élection d’André Vingt-Trois, mais avec des affinités plus « libérales » que celles du cardinal de Paris, comme la proximité du nouveau pape avec le cardinal Hummes, qui fut archevêque de São Paulo et un temps Préfet de la Congrégation pour le Clergé, ou avec le cardinal Kasper.
— Qui est le pape François ?— Il est né en 1936 en Argentine d’une famille d’émigrés italiens (il a 76 ans, c’est-à-dire à quelques mois près l’âge auquel a été élu le pape Jean XXIII). Il est entré chez les jésuites, a été provincial de son ordre en Argentine, de 1973 à 1979. Jean-Paul II l’a nommé évêque auxiliaire de Buenos Aires en 1992, puis coadjuteur (avec droit de succession) en 1997. Il devint archevêque de la capitale d’Argentine en 1998, cardinal en 2001, et véritable chef de l’Eglise d’Argentine.
Mais j’imagine que c’est son profil ecclésiastique que vous me demandez. Formellement, c’est un pur produit du moule ignacien, en tout cas du moule ignacien côté supérieurs. Le nouveau pape est un homme d’une très forte personnalité, ayant un sens puissant de l’autorité. On a déjà comparé sa personnalité à celle de Pie XI, mais pour ma part, je le comparerais plutôt au cardinal Benelli, qui a dominé longtemps la Curie de Paul VI.
Jésuite très fidèle à ses devoirs, c’est un ascète, qui se lève aux aurores, fait chaque jour une heure d’oraison. Ayant une très grande puissance de travail, une mémoire étonnante, une intelligence souple, il a une remarquable capacité de contrôle direct de ce qu’il régit (il n’a pratiquement jamais eu de secrétaire particulier). Ceci dit, il est plus ardu de gouverner l’Eglise universelle que l’Eglise d’Argentine, surtout à 76 ans, vivant depuis l’âge de 21 ans avec pratiquement un seul poumon et étant tout de même réellement fatigué depuis quelques années. Quant à redresser une situation ecclésiale, qui aujourd’hui le peut ? Le pape François quitte un diocèse, celui de Buenos Aires, affligé d’une grave crise des vocations et miné par la sécularisation, à l’image de tant de diocèses dans des terres qui furent jadis de chrétienté.
C’est un intellectuel, un homme cultivé, et qui sait éminemment vulgariser : il s’efforce de parler avec une grande simplicité ; il s’obligeait même, en Argentine, à des expressions argotiques. Ses attaques répétées contre le consumérisme, contre une religion diluée sont très roboratives. Cela revient aussi à dire qu’il sait parfaitement communiquer, sauf que son caractère abrupt peut lui jouer des tours. Il attache la plus grande attention aux nominations qu’il fait, ainsi qu’il l’a prouvé aux postes de responsabilité qu’il a exercés, comme provincial des jésuites et comme primat d’Argentine, « faiseur » des évêques de ce pays. Son importance morale s’est encore accrue après 2005, puisqu’on a rapidement appris qu’il avait bénéficié, lors du conclave qui a élu Joseph Ratzinger, de toutes les voix d’« opposition » au doyen du Sacré-Collège d’alors. En Argentine, il était considéré comme le presque pape, celui qui l’aurait été si, en face de lui, ne s’était trouvé le Préfet de l’ex-Saint-Office. Autant dire aussi que, sauf l’intensité de la vie spirituelle, sa personnalité est très différente de celle du pape précédent.
— C’est donc un « progressiste » ?— Non ! Le cardinal Bergoglio ne ressemblait pas à l’autre cardinal jésuite de très forte personnalité, le cardinal Martini, qu’on a donné comme papable jusqu’à ce qu’il soit atteint de la maladie de Parkinson. De même qu’il fallait bien comprendre que le pape Ratzinger n’était pas un « traditionaliste », mais un homme de « centre droit » – pardonnez-moi ces appellations bien sûr inadéquates mais qui ont l’avantage de la rapidité – très attentif à toutes sortes de revendications traditionnelles qu’il faisait siennes en partie, notamment du point de vue liturgique, il faut bien entendre que le nouveau pape n’est pas un « progressiste ».
Pour cela il faut faire un détour par son profil politique et social. L’Argentine est un pays qui a été marqué par un phénomène politique très spécifique, le péronisme, dont je ne sais si on peut le faire entrer purement et simplement dans la catégorie des populismes, tant l’éventail des sensibilités des partisans de Juan Perón, qui allait du fascisme à une gauche très avancée, était grand. Jorge Mario Bergoglio était un péroniste engagé de centre droit, un catho-péroniste si vous voulez. Il a été membre depuis la fin des années 1960 (c’est-à-dire à peu près à la date de son ordination) d’une organisation péroniste dite OUTG (Organisation Unique du Transfert Générationnel), qui ne s’engageait pas dans la lutte armée, mais qui se consacrait à la formation de jeunes cadres de ce mouvement extrêmement social, quoique radicalement hostile au marxisme. Fin 1974, alors qu’il était provincial des jésuites depuis un an, il confia le contrôle de l’Université jésuite del Savaldor (du Saint-Sauveur) à d’anciens membres de cette organisation, qui venait d’être dissoute. On reproche souvent à Jorge Mario Bergoglio son appui à la junte militaire qui écarta Isabel Perón en 1976. Il faut comprendre qu’il a été de ceux qui ont voulu préserver l’héritage social du péronisme. La reformulation qu’il opéra ensuite de son parcours dans un livre d’entretien fameux, El Jesuita, publié en 2010, est évidemment une œuvre de circonstance, mais elle n’est pas fausse dans l’insistance qu’il y déploie pour affirmer que sa ligne a toujours été le souci des pauvres, l’organisation en leur faveur des structures sociales et l’évangélisation en ce sens.
— Il semble avoir été très mal perçu par les gouvernants argentins actuels, qui pourraient bien être à l’origine de la reprise des accusations sur sa collaboration avec le régime de Videla.— En fait, son attitude très critique vis-à-vis du gouvernement « bourgeois » des Kirchner a porté tout à la fois sur la faiblesse de la politique sociale et sur la remise en cause du fondement catholique de l’Argentine (voir par exemple son livre : Ponerse la patria al hombro, Prendre la patrie sur les épaules, 2004), avec des prises de position bien connues contre l’avortement et le mariage homosexuel. Sa défense de la morale de la famille et de la vie a été très décidée. Pourrait-on rêver aussi d’une remise à l’honneur d’Humanae vitae, encyclique assez oubliée aujourd’hui, et d’une catéchèse dénonçant la contraception ? Ses déclarations sur la vie en Argentine ont été plus nationales-catholiques, si l’on veut, que celles des évêques français, mais aussi plus timides quant à la présence dans les manifestations. A la limite, on pourrait soutenir que le cardinal de Buenos Aires était devenu en Argentine une puissance d’inspiration politique alternative de centre gauche.
Ainsi, en tout ce parcours, on pourrait dire qu’il est passé du centre droit du péronisme au centre gauche du personnel ecclésiastique, où le situent son élection « manquée » de 2005 et ses propos dans El Jesuita. Le tout expliquant son attitude plus que réservée vis-à-vis de la théologie de la libération, et par le fait vis-à-vis de la tendance des jésuites qui, sous le généralat du P. Arrupe (1965-1985), a soutenu peu ou prou cette théologie. De même que celle-ci acceptait le marxisme, sauf l’athéisme, Jorge Mario Bergoglio n’acceptait de la théologie de la libération que « l’option préférentielle pour les pauvres ». Jorge Mario Bergoglio participa à la lutte menée par Jean-Paul II et par le cardinal Ratzinger contre cette théologie en tant que marxisante (avec deux instructions de la Congrégation pour la Doctrine de la foi sur ce thème, de 1984 et 1986). Il devint évêque lors du basculement de tendance de l’épiscopat d’Amérique Latine, grâce à une politique de nominations épiscopales qui fut scellée par la conférence générale de l’épiscopat latino-américain de Saint-Domingue en 1992. Ainsi Jorge Mario Bergoglio se rapprocha-t-il de prélats plus conservateurs que lui, qui ont œuvré contre cette théologie en Argentine, Angelo Sodano, nonce au Chili, et Leonardo Sandri, nonce au Venezuela puis au Mexique. Ceux-ci sont ensuite devenus des personnages-clés de la Curie wojtylienne, et tout récemment des acteurs décisifs de son élévation au trône de Pierre.
Pour répondre d’une autre manière à votre précédente question, on pourrait dire que l’élection de Jorge Mario Bergoglio au Souverain Pontificat est semblable à ce qu’eût été l’élection d’André Vingt-Trois, mais avec des affinités plus « libérales » que celles du cardinal de Paris, comme la proximité du nouveau pape avec le cardinal Hummes, qui fut archevêque de São Paulo et un temps Préfet de la Congrégation pour le Clergé, ou avec le cardinal Kasper.
— Pourrait-on dire alors qu’il est « conciliaire » ?— Encore faudrait-il préciser, car l’éventail des conciliaires est pour le coup encore plus large que n’était celui des péronistes.
Conciliaire, et peut-être même ultra-conciliaire, le nouveau pape l’est en matière d’œcuménisme et de rapports avec les religions non-chrétiennes, en tout cas avec le judaïsme. Il s’intéresse beaucoup à la collégialité à tous les niveaux. Pour le reste, les nouveautés ne l’intéressent guère. Il n’est, par exemple, aucunement tenté par les exégèses bibliques néo-bultmanniennes ou par les ecclésiologies hétérodoxes de certains de ses confrères jésuites. Il en est d’ailleurs préservé par son mode de fonctionnement théologique très simple. Sa théologie est spirituelle et pratique. C’est peut-être d’ailleurs ici que va apparaître une difficulté : c’est une banalité de dire que le dernier concile a produit, à certains égards, un énorme séisme théologique, un quelque chose d’assez indéfinissable qu’il faut défendre activement, ou au moins assumer, ou bien « interpréter », ou encore dépasser. Les deux dernières hypothèses semblant exclues pour lui, les deux premières impliquent, au niveau de responsabilité auquel il accède, de pouvoir « tenir la route ».
Bien évidemment, le nouveau pape répondra à un désir de réactivation de la collégialité épiscopale réclamée par toute une part de l’épiscopat. Mais c’est un des paradoxes de cette élection, comme le faisait remarquer Jean-Pierre Denis, de La Vie : les cardinaux ont voulu à la fois une réforme de la Curie – ce qui veut dire concrètement une reprise en main par un gouvernement fort – et davantage de décentralisation. C’est un peu contradictoire. A mon avis, l’anarchie intrinsèque à la situation postconciliaire se chargera de contrebalancer ce que l’autorité romaine, fût-elle « conciliaire », voudra avoir de trop fort.
— Et la liturgie ? Et le Motu Proprio ? Et la Fraternité Saint-Pie-X ?— Il faut voir. Il est plus qu’évident que le nouveau pape a une sensibilité liturgique toute différente de celle du pape précédent. Avant l’ouverture du conclave, dans les derniers jours, j’ai suivi avec attention un journal italien intitulé Il Fatto Quottidiano, qui a in extremis tiré à vue sur le papable dauphin de Benoît XVI, Angelo Scola, archevêque de Milan. En outre, ce journal a publié un article sur le thème : « Les cardinaux ne veulent surtout pas d’un pape lefebvriste. » Il faut entendre cet adjectif à l’italienne : favorable à un « retour » liturgique. Autrement dit, la « réforme de la réforme » venant d’en haut, celle du pape, va être remisée. Reste la « réforme de la réforme » venant de la base, dynamisée par les célébrations de messes traditionnelles, qu’on peut entraver, mais qu’il est impossible d’étouffer, comme on pouvait le faire dans les « années de plomb ».
De plus, le nouveau pape est un politique intelligent, pragmatique dans ses alliances, complexe, secret, et qui aime surprendre. La messe d’intronisation le prouve. Comme au reste il n’a pas, pour l’instant, d’opposition sérieuse sur sa droite (c’est une des leçons de ce surprenant conclave : le ratzinguérisme pur jus, qui avait déjà montré une grande faiblesse, s’y est comme évaporé), il peut se permettre des gestes en direction du monde traditionnel au sens large : celui des prêtres identitaires, des communautés conservatrices, monde qui pèse en Italie, en France, aux Etats-Unis et ailleurs. Peut-il sentir le décalage entre les hauts responsables ecclésiastiques et l’attente de ce qu’on a appelé le « nouveau catholicisme » ?
Il est notoire que l’archevêque de Buenos Aires a appliqué Summorum Pontificum en Argentine comme l’ont « appliqué » la majorité des évêques français… Il suffirait d’ailleurs de laisser les choses en l’état, pour que le caractère théoriquement contraignant du Motu Proprio s’enfonce dans un profond sommeil. Mais il y a les jeunes prêtres, les vocations d’esprit traditionnel, les communautés Ecclesia Dei, l’attente de toute une part des fidèles de paroisses, bref un ensemble d’ingrédients avec lesquels le pape François, qui les connaît mal, va probablement composer, sans doute par personnes interposées.
La FSSPX ? Sa passivité pour négocier et s’installer « dedans » depuis juin dernier la sert peut-être, mais dessert lourdement l’Eglise aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, le temps des interminables atermoiements est sûrement terminé. Vous me direz que, si les excommunications retombent, cela changera peu de chose. Que la FSSPX soit « dehors » quand les prêtres révoltés autrichiens sont « dedans » enlève tout effet aux sanctions. D’autant que, comme la « réforme de la réforme » d’en bas, si je puis dire, l’intégration de la FSSPX dans une société ecclésiale toujours plus faible peut aussi se faire à la base.
Mes prospectives sont prudentes, comme vous le voyez.
— Peut-être, en revanche, avez-vous des lumières sur la manière dont s’est produite cette élection qui a pris tout le monde au dépourvu ?— Personne ne l’avait prévue chez les analystes et commentateurs. Alors que s’est-il passé ? Si l’on en croit les gazettes les mieux renseignées et si l’on recueille les confidences indirectes des cardinaux il semble que, dès le premier scrutin, les partisans du cardinal Scola, le candidat qui avait le meilleur CV parmi les papables de la continuité ratzinguérienne, ont constaté qu’il était bien en deçà des quelque quarante voix de départ qu’ils espéraient. Se sont-ils reportés sur le cardinal Erdo, de Budapest ? On le saura bien vite. Mais en revanche, il s’est révélé que les promoteurs curiaux d’une candidature « de changement », entre autres les cardinaux Sodano, Sandri, Re, la « vieille Curie », comme on dit, alliés au cardinal Bertone, avaient troqué la candidature du cardinal Scherer de São Paulo pour celle bien plus efficiente du cardinal Bergoglio et ont été rejoints, entre autres, par les cardinaux américains. Le secret avait été soigneusement gardé. Le coup de théâtre a quelques similitudes avec celui d’octobre 1962, aux premiers jours de Vatican II. De même qu’à l’époque, la Curie pacellienne s’est effondrée comme un soufflé, de même huit ans de « restauration » ratzinguérienne. En tout cas, dans le Sacré Collège. Notez bien qu’un certain nombre de promoteurs de l’élection du nouveau pape savent pertinemment qu’il ne sera pas leur instrument. Ils font penser au prince Salina, du Guépard, qui sauve ce qui peut l’être des acquis en faisant la part du feu : « Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change. »
Tout change ? Vrai ou faux, cela a été ressenti, vécu, et expliqué comme cela sur le champ, notamment par les médias, qui ne relèvent dans les choses d’Eglise que ce qui leur convient. Pour continuer à filer la métaphore avec Vatican II, on pourrait dire que, de même qu’il y a eu le Concile et « l’esprit du Concile », qui a amplifié le mouvement novateur, on risque de voir le pape François et « l’esprit du pape François », qui va chercher à amplifier l’évolution.
— Alors êtes-vous optimiste ou pessimiste ?— Je n’ai à être ni l’un ni l’autre, comme si je me plaçais en surplomb. Bien entendu je ne cache pas que je regrette le fait que l’époque précédente semble se refermer comme une parenthèse. Mais je ne crois nullement qu’on en revient aux années les plus « conciliaires », du point de vue liturgique, de l’esprit du clergé, etc. Et puis, une fois encore, la « purification », celle des comptes de l’IOR, la banque vaticane, ou celle de rocambolesques histoires de fuites, n’est pas le vrai problème. Le vrai problème, colossal, est celui de la situation du catholicisme, cinquante ans après Vatican II : elle est catastrophique. Et donc, même si tous les évêques du monde abandonnaient voiture et chauffeur et prenaient qui le métro, qui le vélo, cela n’y changerait rien.
Mais au fond, la victime de ce qui vient d’arriver pourrait bien être « l’herméneutique de continuité ». Or, on peut observer que la tentative à laquelle a présidé Joseph Ratzinger depuis L’Entretien sur la Foi, de 1985, tout en permettant de profondes remises en cause très prometteuses, avait aussi l’inconvénient de provoquer des blocages sur une ligne conservatrice. Eh bien, désormais, nous nous retrouvons devant le Concile, tel qu’en lui-même. Nous nous retrouvons devant la réforme liturgique, avec ou sans « abus » peu importe, sans voile, devant la réforme liturgique toute nue. Et la vraie discussion peut continuer sur les points qui font difficulté, posément certes, mais directement. Vous voyez, une fois encore, on va me reprocher d’être trop optimiste...
Propos recueillis par Olivier Figueras - Article extrait du n° 7819 du Samedi 23 mars 2013