SOURCE - Paix Liturgique - Lettre n°440 -
20 Mai 2014
Bien des fois nous avons évoqué l’affaiblissement de l’expression de la messe comme reproduction non sanglante du sacrifice de la Croix. Dans notre lettre 413 du 12 novembre 2013, nous remarquions que le baptême, dans la forme ordinaire du rite romain, résultait en une cérémonie plus « bavarde » et moins signifiante théologiquement que celui dans la forme extraordinaire. Notamment parce que l’aspect de combat contre le démon et d’enrôlement sous l’étendard du Christ du baptisé y est très fortement gommé (1).
De la même façon, on peut dire du rituel
des funérailles en sa forme ordinaire, et plus encore de la pratique
commune de ce rituel nouveau, qu’il affaiblit notablement la prédication
de la lex orandi à propos des fins dernières. Comme si on
craignait, dans cette pastorale des défunts, d’annoncer clairement les
vérités dérangeantes du salut : le jugement particulier, le Purgatoire,
le risque de damnation. Nous examinerons ici le rituel lui-même, et dans
une prochaine lettre, nous parlerons de la pratique commune des
funérailles aujourd’hui.
I – L’ABANDON DE LA PRÉDICTION DES FINS DERNIÈRES
Les
pasteurs de l’après-Concile ont assurément manqué, au prétexte de
« l’adaptation au monde moderne », une extraordinaire occasion
d’évangélisation : au lieu de cultiver l’éblouissante différence de la
liturgie chrétienne dans la société sécularisée, hédoniste et
matérialiste d’une modernité épuisée, ils ont affadi le culte chrétien
esthétiquement et théologiquement. Comme si le message du Christ, tel
que transmis dans la prière traditionnelle de l’Église, était
irrecevable pour les hommes d’aujourd’hui, à cause de ses saintes
aspérités.
« Le rite des funérailles doit exprimer de la manière
la plus évidente le caractère pascal de la mort chrétienne, et devra
répondre mieux aux situations et aux traditions de chaque région, même
en ce qui concerne la couleur liturgique », disait le n. 81 de la
Constitution conciliaire sur la liturgie. De fait, les obsèques se
situent dans le premier moment du « mystère pascal », la mort. Mais on
préfère aujourd’hui ne porter l’accent que sur son terme, la
résurrection, quitte à évacuer la juste crainte du jugement particulier
et du jugement dernier. D’où cette tendance à donner un caractère
« festif » à la célébration des funérailles.
Qui assiste
aujourd’hui à des obsèques chrétiennes en retire généralement
l’impression que c’est l’entrée au paradis du défunt que l’on fête, que
l’on célèbre plus un « enciellement » qu’un enterrement (2) ! Certains
hommes d’Église n’hésitent pas d’ailleurs à utiliser ce néologisme pour
parler des funérailles religieuses puisque – comme le proclamait le mensuel du diocèse de Lyon en novembre 2009 – « nous allons tous ressusciter » !
Traditionnellement, pourtant, l’Église se garde bien de canoniser sans
jugement préalable tous ceux dont on porte la dépouille en terre ; ce
que traduit bien la liturgie des défunts dans sa forme extraordinaire. À
une seule exception, toutefois, celle des petits enfants baptisés, pour
lesquels la messe des funérailles est remplacée par une messe festive,
par exemple celle des Anges.
Il faut cependant se garder de
rendre les prêtres uniques responsables de cette dérive. En réalité, ils
ne font souvent que répondre, ou céder, au désir voire aux exigences
des familles des défunts. « Surtout, n’insistez pas trop sur la mort,
d’accord ? » ou « Ne faites pas un sermon trop triste, hein ? » sont
quelques-unes des requêtes faites par les parents, qu’ils soient
pratiquants ou non. Si cette attitude n’est pas surprenante, compte tenu
de la tendance lourde de la société contemporaine à bannir tout signe
visible de deuil ou de souffrance, il est toutefois dommage qu’elle soit
encouragée par la liturgie et son interprétation.
II – UN GOMMAGE DANS LE RITUEL ET LES TEXTES
L’abstention
trop fréquente d’une solide prédication chrétienne sur la mort et les
fins dernières n’est pas la seule raison de cette confusion entre
funérailles et dernier hommage au défunt. En effet, quand on se penche
sur le rituel des funérailles, on constate qu’il ouvre lui-même la porte
à cette abstention, essentiellement par des gommages et des
suppressions.
Ainsi, a été supprimée l’admirable séquence Dies irae,
qui se place dans la liturgie traditionnelle après le Graduel et le
Trait, et avant l’Évangile, puissant poème sur le Jugement dernier que
les oreilles de nos contemporains ne sont apparemment plus en mesure de
supporter :
« Jour de colère, que ce jour-là, Où le monde sera réduit en cendres,[…] Lorsque le Juge siégera,tous les secrets apparaîtront,et rien ne restera impuni.[…] Rappelle-toi, Jésus très bon,que c’est pour moi que tu es venu,ne me perds pas en ce jour-là.À me chercher tu as peiné,Par ta Passion tu m’as sauvé ».
« Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle, en ce jour redoutable, où le ciel et la terre seront ébranlés, quand tu viendras éprouver le monde par le feu.Voici que je tremble devant le jugement qui approche et la colère qui vient.Ce jour-là, jour de colère, de calamité, de misère, jour mémorable et très amer. Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière brille à jamais sur eux ».
La liturgie actuelle aime, on le sait, les monitions. Il se trouve que le Libera me traditionnel est précédé de celle-ci, elle aussi disparue :
« Seigneur, n’entrez pas en jugement avec votre serviteur, car nul ne peut être justifié devant vous, si vous-même ne lui accordez le pardon de tous ses péchés. Ne soumettez pas à une sentence de stricte justice celui que la vraie foi vous recommande par la prière. Mais qu’il puisse échapper par votre grâce à la condamnation, lui qui de son vivant a reçu l’empreinte de la Sainte Trinité ».
Soulignons toutefois que la demande
de purification du défunt n’est pas totalement absente des oraisons
nouvelles et notamment, mais pas seulement, de celles prévues pour les
non-pratiquants :
« Accorde à notre ami le bonheur que tu réserves à tes fidèles ».
Il
semble toutefois qu’il y a une sorte de respect humain, dans la
nouvelle liturgie des funérailles, à trop évoquer l’indulgence, le
repos, et a fortiori la « rosée » ou le « rafraîchissement » auxquels
aspirent les âmes du Purgatoire au sein de leurs souffrances. Il n’est
question, dans les textes nouveaux, que de l’« éloignement » de Dieu de
ces âmes : autrement dit, on n’évoque que la peine du dam et on tait la
peine du sens, fût-elle seulement spirituelle.
Plus étonnant
encore : est écartée aussi, sauf en de rarissimes occurrences, la notion
d’âme, que les hommes de notre temps ne sont sans doute plus capables
d’entendre – et que les auteurs de l’édition typique du missel de 2002
ont eu la velléité de rétablir, tant cette omission est prodigieuse.
Le
plus significatif est de considérer, au milieu de nombreuses prières au
choix du Missel, les oraisons anciennes qui ont été, certes,
conservées, mais substantiellement transformées.
La postcommunion de la messe traditionnelle de funérailles disait ainsi :
« Faites, Dieu tout puissant, que purifiée par ce sacrifice et délivrée de ses péchés, l’âme de votre serviteur (servante) N. qui a quitté ce monde aujourd’hui, obtienne à la fois son pardon et le repos éternel ».
Elle devient dans la liturgie nouvelle :
« Faites, Dieu tout puissant, que purifié par ce sacrifice et délivré de ses péchés, votre serviteur N. qui a quitté ce monde aujourd’hui, reçoive la joie éternelle de la résurrection ».
A été expurgée, bien qu’elle ne soit d’ailleurs pas absente de l’ensemble de l’oraison, la demande expresse d’« indulgence ».
Parmi les collectes au choix, la collecte traditionnelle retenue par la liturgie nouvelle disait :
« Ô Dieu, dont c’est le propre de toujours pardonner et de faire miséricorde, nous vous implorons pour l’âme de votre serviteur (servante) N., qu’aujourd’hui vous avez appelée à quitter ce monde : ne la livrez pas au pouvoir de l’ennemi et ne l’oubliez pas à jamais, mais ordonnez à vos saints Anges de la recevoir et de l’introduire dans la céleste patrie, afin qu’ayant cru et espéré en Vous, elle n’ait point à souffrir les poenas inferni, les peines de l’enfer, mais puisse entrer en possession des joies éternelles ».
Cette oraison est devenue :
« Ô Dieu, dont c’est le propre de toujours pardonner et de faire miséricorde, nous vous implorons pour votre serviteur N., aujourd’hui vous avez appelé à quitter ce monde : accordez-lui, parce qu’il a espéré et cru en vous, de parvenir à la vraie patrie et de jouir des joies éternelles ».
La prière rétroactive – tous les temps étant
présents devant Dieu –, pleine de juste crainte de Dieu, demandant que
la grâce n’ait pas abandonné l’âme lorsqu’elle quittait ce monde, n’a
pas été retenue. Trop complexe théologiquement, sans doute.
III – LES INNOVATIONS DANS LE RITUEL
Il n’y a d’ailleurs pas que des gommages. Il y a aussi des rajouts liturgiques qu’on peut estimer malheureux.
Si,
en soi, la crémation est tolérable, était-il besoin de prévoir
expressément des textes liturgiques à utiliser au crématorium « avant
que le corps ne descende dans le four, soit pendant qu’on le fait
descendre, soit encore après » (Rituel des funérailles, n. 294) ?
Était-il besoin d’introduire une très imprudente messe « pour un enfant non encore baptisé » ?
À
ce propos, on pense souvent que la doctrine des limbes des enfants
morts sans baptême est aujourd’hui remisée. En réalité, la doctrine des
limbes est une doctrine théologique très consolante, enseignée notamment
par saint Thomas, qui cherche à préciser l’état (bonheur naturel) des
âmes des enfants morts sans baptême. Elle peut être discutée, mais en
revanche, l’Église, sans donner aucune précision sur leur « état » ou
sur leur « lieu », enseigne clairement l’exclusion de la vision de Dieu
pour ces enfants et elle enseigne tout aussi clairement la nécessité du
baptême sacramentel ou du baptême de désir pour obtenir cette vision
béatifique (cf. Innocent Ier, Clément IV, Benoît XII, Pie XII : « Dans
l’ordre présent, il n’y a pas d’autre moyen [que le baptême] de
communiquer cette vie à l’enfant qui n’a pas encore l’usage de la
raison. Et cependant, l’état de grâce, au moment de la mort, est
absolument nécessaire au salut. Sans cela, il n’est pas possible
d’arriver à la félicité surnaturelle, à la vision béatifique de Dieu »,
discours du 29 octobre 1951). Le document contemporain qui va en sens
contraire n’est pas un enseignement pontifical, mais seulement une étude
proposée à titre d’opinion par la Commission théologique internationale
(« Du salut pour les enfants qui meurent sans baptême », 19 avril
2007).
Quoi qu’il en soit, la messe proposée par le nouveau
Missel, certes manifestement destinée à consoler les parents, s’avance
tout de même inconsidérément en laissant entendre que messes et prières
peuvent influer sur le sort éternel de ces enfants : « Qu’ils [les
parents] sachent le confier à ton amour ». En fait, jamais, dans aucune
liturgie catholique traditionnelle, n’avait été prévue la sépulture
chrétienne d’enfants morts sans baptême, lesquels ne sont nullement
considérés comme des damnés mais qu’on ne peut pas ranger au nombre des
chrétiens. Ni le Missel, ni le rituel des funérailles antérieur à
Vatican II ne prévoient de cérémonie pour les non-baptisés, adultes ou
enfants. En revanche, les enfants baptisés morts avant l’âge de raison
sont enterrés selon des cérémonies où la certitude de la joie céleste
que goûtent leurs âmes est exprimée (par exemple, comme on l’a dit plus
haut, en célébrant la messe en l’honneur des anges : cf. Rituale Romanum,
tit. 2, c. 6 et 7). Les corps de ces enfants étaient jadis placés de
préférence dans un endroit spécial du cimetière, où l’on pouvait non
prier pour eux, mais les invoquer comme de petits anges.
Mais l’adjonction la plus connue de la nouvelle liturgie dans le rituel des funérailles est celle de l’Alléluia
dans les messes pour les défunts célébrés durant le temps pascal, et
même, souvent, dans les autres temps, par exemple en utilisant ce
refrain du psaume 26 ou du psaume 41 : « Ma lumière et mon salut, c’est le Seigneur, Alléluia ».
À tout prendre, il serait moins inadapté de chanter des alléluias le
Vendredi Saint, et Jésus, au lieu de pleurer sur le tombeau de Lazare,
aurait pu…
« Soyez miséricordieux, Seigneur, envers votre
serviteur défunt. Qu’il n’ait pas à subir le châtiment que mériteraient
ses actes, puisqu’il avait le désir de suivre votre volonté », dit
la liturgie traditionnelle. La mort est par elle-même une grande
prédication. Il se trouve que l’enterrement à l’église reste une des
dernières occasions pour un nombre important de nos contemporains
d’assister à une cérémonie catholique et d’entendre la prédication de
l’Église. En l’espèce, le message qu’elle peut y recevoir devrait porter
sur la vie humaine et son issue, sur « les appelés et les élus »,
sur le jugement de Dieu, sur la miséricorde qui découle du Sacrifice du
Christ, sur le sort éternel des âmes qui quittent ce monde : « Venez les bénis de mon Père ; allez… ». C’est donc une exceptionnelle et comme dernière occasion de prédication et d’évangélisation qui reste offerte aujourd’hui.
Mais
il y a, en outre, la pente de la pastorale nouvelle des obsèques –
quand elles sont encore célébrées par un prêtre ; c’est un autre aspect
qui se surajoute à l’affaiblissement que nous venons de constater et sur
lequel nous reviendrons – qui conduit, hélas, très souvent à manquer
cette occasion. Nous ne pensons pas exagérer en disant que, de fait, la
tonalité dominante des funérailles aujourd’hui est : le paradis pour
tous et tout de suite ! C’est un grand dommage pour les âmes et une
bonne explication du désir de nombreux fidèles de revenir à la liturgie
extraordinaire des défunts, pour eux-mêmes, leurs familles et leurs
amis.
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(1) Dans le baptême ordinaire, les exorcismes et rites à
valeur d’exorcisme ont disparu en quasi-totalité, ainsi que le très
beau et très ancien geste du prêtre posant son étole sur l’enfant pour
lui faire franchir le seuil de l’église.
(2) Voir Laurent Jestin, « Foi douteuse, espérance trop sûre d’elle-même. La dérive des funérailles chrétiennes », Catholica, automne 2007.