Le Professeur Roberto de Mattei, de l’Université
européenne de Rome, a donné le 4 juin dernier une importante conférence
intitulée « L’Eglise catholique est-elle à la veille d’un schisme ? ».
La traduction française de cette conférence est intégralement publiée dans le
dernier numéro de la revue Courrier de Rome, dont nous remercions le
directeur de nous avoir autorisé à faire paraître les extraits suivants. – Les
intertitres sont de la rédaction de DICI.
Une question provocatrice ?
L’Eglise catholique est-elle à
la veille d’un schisme ? Cette interrogation peut sembler excessive,
inopportune, provocatrice. Mais on en parle. Pas seulement à voix basse, mais
aussi à voix haute. Un prêtre espagnol connu et apprécié, le père Santiago
Martin, a consacré une conférence à ce sujet, avec une référence particulière
au cas Kasper, le cardinal qui, au cours du Consistoire extraordinaire du 20
février dernier, a soulevé le problème de la communion accordée aux divorcés
remariés. (…)
Dans (l’actuelle) situation
d’affaiblissement objectif de la papauté, évoquer la possibilité d’un schisme
n’est pas une provocation ni un scandale. Ce sont les conclusions logiques
auxquelles peut arriver un observateur attentif de l’histoire de l’Eglise, un
fidèle qui dans les temps de crise ne renonce pas à exercer la faculté la plus
haute que Dieu nous ait donnée : la raison.
Le but de notre conférence est
d’apporter des éléments rationnels qui nous aident à nous orienter, non en tant
que théologiens, mais simplement en tant que baptisés, en tant que simples
fidèles qui veulent comprendre ce qui se passe, parce que ce qui se passe les
regarde, nous regarde. (…)
Qu’est-ce qu’un schisme ?
L’Eglise, à travers les
instruments de son droit, le droit canonique, atteste l’existence d’un schisme
ou d’une hérésie et prend les mesures qui en découlent. L’une de ces mesures
est l’excommunication, la censure par laquelle le baptisé est exclu de la
communion des fidèles, séparé, pour ainsi dire, du corps de l’Eglise. Celui qui
est excommunié se trouve formellement exclu des sacrements au moment où
l’excommunication est prononcée, mais il est de fait schismatique et/ou
hérétique dès le moment où il se sépare de l’autorité ou de la foi de l’Eglise.
L’excommunication atteste l’existence d’un schisme, elle ratifie une séparation
d’avec l’Eglise qui remonte au moment où le sujet l’a posée en acte.
Prenons un exemple. L’évêque
d’Innsbruck, Manfred Scheuer, sur mandat de la Congrégation pour la Doctrine de
la Foi, a excommunié Martha Heizer, présidente et fondatrice du mouvement Nous
sommes Eglise, et son mari Ehemann Gert, parce qu’ils célèbrent depuis trois
ans la messe dans leur maison d’Absam, diocèse d’Innsbruck, avec d’autres
personnes de la communauté, et sans prêtre. C’est une simulation, une parodie
de messe, qui tombe par conséquent sous le coup de l’excommunication dite latae
sententiae, une excommunication automatique qui a été notifiée par l’évêque en
mai 2014, mais qui s’est déclenchée dès le moment où Martha Heizer a commencé à
se comporter de façon contraire à la doctrine et à la praxis de l’Eglise. Donc
Heizer, son mari et leurs compagnons sont depuis des années déjà en situation
de schisme.
Heizer n’est pas un personnage
isolé et extravagant, mais elle a fondé en 1995 un mouvement qui s’est répandu
au-delà des territoires de langue allemande, et qui compte des dizaines de
milliers de sympathisants. Nous sommes Eglise, Wir sind Kirche, propose
des réformes radicales dans l’Eglise catholique : l’élection démocratique
des évêques, le sacerdoce des femmes, l’abolition du célibat des prêtres, la
fin des discriminations envers les homosexuels, l’accès aux sacrements pour les
divorcés remariés, une nouvelle morale de la sexualité : en un mot la
sécularisation de l’Eglise, qu’ils considèrent comme un apport positif du
concile Vatican II. Aujourd’hui ce mouvement est en déclin, mais ses idées, ou
du moins certaines d’entre elles, ont pénétré au sein de l’Eglise allemande et
autrichienne. L’excommunication par l’évêque d’Innsbruck a été un acte
nécessaire face à des faits grossiers comme la messe célébrée depuis trois ans
par une femme dans son diocèse. Mais que dire de tous ces prêtres qui, en
Autriche et en Allemagne, s’inspirant des mêmes idées, vivent avec une femme,
donnent la communion à des divorcés remariés, bénissent des pseudo mariages
homosexuels, et que penser plus généralement de tous ces prêtres et tous ces
laïcs qui partagent et mettent en pratique tout ou partie des idées de Nous
sommes Eglise ? Il y a des milliers de personnes qui, dans toute l’Europe,
vivent dans une situation de schisme objectif. (…)
Un état de schisme objectif
Nous savons qu’un Synode des
évêques est en préparation. Celui-ci se déroulera en deux étapes :
l’assemblée générale extraordinaire du 15 au 19 octobre, sur le thème Les
défis pastoraux de la famille dans le contexte de l’évangélisation, avec pour
but de « recueillir des témoignages et des propositions », et
l’Assemblée générale ordinaire, de 2015, pour « chercher des lignes
opérationnelles pour la pastorale de la personne et de la famille ».
En vue de ce Synode, a été
envoyé aux diocèses du monde entier un « Questionnaire
préparatoire », dont nous connaissons au moins en partie les réponses.
Le 3 février, la Conférence
épiscopale allemande a publié un résumé des réponses envoyées par les 27
diocèses et archidiocèses allemands, ainsi que par environ 20 associations et
institutions catholiques[1]. (…) Conclusion du résumé : « le langage
de l’Eglise et le caractère autoritaire de toutes ses communications
officielles n’aident certainement pas à susciter et à trouver la compréhension
et l’assentiment des fidèles » (p. 163). Les évêques allemands affirment
qu’ « il faut dépasser la morale de l’interdiction et prévoir les
bénédictions pour les unions de fait, même si elles sont distinctes de la
célébration des sacrements » (p. 172). « Les réponses venues des
diocèses laissent entrevoir à quel point est grande la distance entre les
baptisés et la doctrine officielle, surtout en ce qui concerne la vie commune
avant le mariage, le contrôle des naissances et l’homosexualité » (p.
172). (…)
Que proposent au Synode les
évêques allemands, autrichiens, suisses ? Ils proposent de « dépasser
la morale de l’interdit » et de combler « la distance entre les
baptisés et la doctrine officielle », en adaptant la praxis pastorale de
l’Eglise aux exigences concrètes des catholiques de leurs diocèses. Mais la
plus grande partie des catholiques allemands, autrichiens et suisses, si l’on
s’en tient aux données recueillies par les questionnaires, se trouvent de fait
dans une situation de schisme, en ce qui concerne le comportement moral auquel
sont tenus les baptisés. En effet quiconque vit une union sexuelle stable en
dehors du mariage, en continuant à accéder aux sacrements, se trouve dans une
situation non seulement de péché, mais de comportement de séparation d’avec la
praxis traditionnelle de l’Eglise, et donc dans une condition de schisme
objectif, même s’il n’est pas déclaré.
Si les évêques allemands
niaient formellement la validité du 6e et du 9e commandement, ils
tomberaientipso facto dans l’hérésie. Ils ne nient pas la doctrine, mais
ils proposent de modifier la praxis pastorale. Et ils le font au nom du concile
Vatican II, qui a affirmé le primat de la pastorale sur la doctrine. Mais si la
praxis contredit de fait la doctrine, si elle a un impact inexorable sur elle,
elle produit son altération, elle la transforme non par voie dogmatique, d’en
haut, mais par voie factuelle, d’en bas.
Le rapport du cardinal Kasper
C’est ce qu’a proposé de faire
le cardinal Kasper dans son rapport introductif au Consistoire extraordinaire
sur la famille du 20 février[2]. (…) Les idées du cardinal Kasper ne sont pas
celles de tous les cardinaux. Certains l’ont critiqué et continueront de le
critiquer avec fermeté apostolique[3]. Mais ces idées font maintenant partie de
la dialectique interne à l’Eglise, qui semble réduite à un parlement d’opinions
différentes. De ce point de vue, Kasper a déjà gagné sa bataille. Le seul fait
qu’en ouvrant par son rapport le Consistoire des cardinaux, qui est l’organe consultatif
suprême de l’Eglise, et en parlant en quelque sorte au nom du pape, il ait pu
exposer sa thèse, est une extraordinaire victoire de son camp. Même si sa
position doit rester pour le moment minoritaire, une large masse de catholiques
en tirera un prétexte pour persister dans une façon de vivre qui abandonne la
tradition de vie de l’Eglise, pour s’immerger dans le monde sécularisé de notre
temps. S’opposer à ce processus de sécularisation signifie christianiser la
société. Soit l’Eglise change le monde, soit c’est le monde qui change
l’Eglise. Soit l’Eglise christianise le monde, soit c’est le monde qui
sécularise l’Eglise.
La mondanisation de l’Eglise
n’est pas autre chose que sa sécularisation, c’est-à-dire la perte de la
sacralité qui lui est inhérente. Mais si le Christianisme se subordonne au
sécularisme, il doit reléguer au second plan sa dimension surnaturelle, et il
perd son âme et son identité. Il devient quelque chose d’autre, il se sépare de
lui-même, et cette scission est proprement un schisme.
Du schisme latent au schisme
manifeste
Répondons à la question dont
nous sommes partis : sommes-nous à la veille d’un schisme dans
l’Eglise ?
Ma réponse est : nous ne
sommes pas à la veille d’un schisme, nous sommes dans le schisme, nous y sommes
plongés, parce que l’Eglise est partagée, elle est fragmentée non pas en deux
camps, mais en une pluralité de courants différents et divergents. Il suffit de
penser à cette Eglise dans l’Eglise que sont les
« néocatéchuménaux », avec une liturgie qui est techniquement
schismatique, parce que séparée du rite ordinaire et extraordinaire de l’Eglise
catholique.
Au sein de l’unique Eglise,
cohabitent désormais des idées et des praxis différentes et opposées. Le
schisme n’a pas encore été formalisé, mais les schismes et les hérésies, même
non notifiés, même non officiels, sont réels. Ce schisme latent, rampant, mais
réel, est destiné à exploser tôt ou tard dans toute sa virulence. L’idée de
l’éviter en mettant dans un même « contenant » des courants opposés,
de Nous sommes Eglise à la Fraternité Saint-Pie X, est illusoire,
parce que deux religions ne peuvent pas cohabiter à l’intérieur du même corps
ecclésial. (…)
Mais nous savons que,
précisément parce que l’Eglise est une institution visible, il faut toujours
faire la distinction entre l’Eglise et les hommes d’Eglise : l’Eglise est
toujours visible, infaillible et indéfectible, immaculée, dans la foi et dans
la morale ; les hommes d’Eglise ne sont pas tous et ne sont pas toujours
impeccables ni infaillibles. Même le pape peut être respectueusement critiqué.
Le pape n’est pas le Christ, ni son successeur : il est son Vicaire, mais
c’est Jésus-Christ qui tient et gouverne l’Eglise. (…)
(Traduit de l’italien –
Source : Courrier de Rome – DICI n°298 du 04/07/14)