Dans notre lettre 580, publiée le 1er février 2017, nous avons présenté, en nous appuyant sur le témoignage d’un prêtre australien ayant vécu sur l’île de 1989 à 2007, le P. Brian W. Harrison, religieux des Oblats de la Sagesse (1), le récit du retour de la messe traditionnelle à Porto Rico. Cette semaine, nous vous proposons de faire le point sur la situation liturgique dans l’île en compagnie du Président de la section locale de la Fédération internationale Una Voce (FIUV), Edgardo Juan Cruz Ramos.
I – NOTRE ENTRETIEN AVEC LE PRÉSIDENT D’UNA VOCE PUERTO RICO
Paix Liturgique : Edgardo Juan Cruz Ramos, quand avez-vous initié Una Voce à Porto Rico?
Edgardo Juan Cruz Ramos : Mes contacts avec la Fédération internationale Una Voce ont commencé fin 2009. Ma découverte de la messe traditionnelle est toutefois bien antérieure à ma rencontre avec Una Voce puisqu’elle s’est faite à travers mon appartenance à la Militia Templi, l’Ordre des pauvres Chevaliers du Christ, association privée de fidèles fondée en 1979 dans l’archevêché de Sienne en Italie. Accueilli comme novice en 2006, j’y ai prononcé mes vœux de chevalier en mai 2009, or l’un des objets de cette association est le respect de la liturgie : nous y récitons le bréviaire selon sa forme traditionnelle et avons la forme extraordinaire du rite romain comme forme du culte. Pour revenir à Una Voce, c’est au lendemain de mon adoubement comme chevalier que je me suis mis à chercher un moyen d’entrer en contact avec les fidèles intéressés localement par la liturgie traditionnelle mais pas forcément par la spiritualité chevaleresque. La FIUV m’est apparue la solution et je suis entré en contact avec le Président et le Secrétaire de l’époque qui m’ont indiqué la marche à suivre pour constituer une section locale. Le processus a été long mais, finalement, Una Voce Puerto Rico a été officiellement admise au sein de la FIUV en juillet 2012. Auparavant, et depuis le départ du P. Harrison en 2007, les activités liées à la messe traditionnelle se déroulaient sous l’appellation informelle « Apostolado Litúrgico Tradicional ».
Paix Liturgique : Il y a deux messes dominicales mensuelles sur l’île et une messe hebdomadaire le mercredi dans le diocèse de Mayagüez : cela signifie-t-il que vous avez plusieurs groupes de fidèles ou est-ce le même groupe qui se déplace d’un lieu à l’autre?
Edgardo Juan Cruz Ramos : Jusqu’il y a peu de temps, nous avions deux messes mensuelles officielles : l’une à San Juan, la capitale, l’autre à Aguada, dans le diocèse de Mayagüez. Le retour sur l’île d’un prêtre portoricain ami de la tradition nous a permis d’augmenter le rythme des messes dominicales à San Juan. En fait, nous avons deux groupes distincts de fidèles car, en raison de la distance, aucun fidèle d’Aguada ne vient à San Juan et très peu de fidèles de San Juan se rendent à Aguada. À San Juan, nous sommes de 20 à 75 suivant les célébrations, et de 30 à 40 à Aguada. Je dois signaler qu’un de nos prêtres a commencé également depuis peu à célébrer la liturgie traditionnelle pour une communauté de Sœurs Missionnaires de la Charité et pour le personnel d’une base des Garde-Côtes des États-Unis, des développements qui nous donnent de la joie et de l'Espérance pour l'avenir.
Paix Liturgique : Quelle est la situation liturgique de votre pays ? Et quelle place y occupe le catholicisme?
Edgardo Juan Cruz Ramos : Concernant la situation liturgique en général, je peux dire que le pays est dévasté. Nous rencontrons à peu près tous les abus qui se sont répandus dans le monde catholique : communion dans la main, servantes d’autel, ministres extraordinaires de l’Eucharistie se substituant parfois aux prêtres, danseurs liturgiques, spectacles de marionnettes pendant « la messe des enfants », inculturation exagérée, musique protestante à la place de la musique sacrée catholique, lecture « non sexiste » du missel, etc. D’après moi, seule une poignée de prêtres diocésains et religieux connaissent et suivent les rubriques liturgiques du Novus Ordo. Et ceux qui célèbrent la nouvelle messe de façon digne et respectueuse apprécient souvent la forme extraordinaire. Sur le plan de la religion, les gens de Porto Rico y sont encore attachés même si beaucoup n’ont guère été catéchisés par l’Église locale et si tant d’autres rejoignent les sectes protestantes. La catéchèse moderne des paroisses rend les fidèles ignorants de 2000 ans de Magistère comme des trésors liturgiques de l’Église. Je tiens à rappeler que la messe traditionnelle a complètement disparu de l’île après la réforme liturgique. Ce n’est qu’avec don Cancio (2) et le P. Harrison au tournant du millénaire que le travail de restauration de la liturgie traditionnelle, que votre serviteur et l’équipe d’Una Voce Puerto Rico poursuivent aujourd’hui, a pu débuter.
Paix Liturgique : La Fraternité Saint-Pie X (FSSPX) n’est pas présente sur l’île?
Edgardo Juan Cruz Ramos : Non, la FSSPX n’a pas d’apostolat à Porto Rico, hélas ! J’ai connu un séminariste originaire de l’île qui étudiait au séminaire argentin de la Fraternité mais il est, depuis, retourné à la vie laïque et vit désormais aux États-Unis.
Paix Liturgique : Quel est le profil des prêtres qui célèbrent pour vous ? Sont-ils religieux ou diocésains?
Edgardo Juan Cruz Ramos : Pour accompagner notre apostolat, la Providence nous a donné des prêtres très courageux. Quelques-uns célèbrent très régulièrement la messe traditionnelle, d’autres non. Après le départ du P. Harrison en 2007, nous avons profité des visites successives qu’il nous a faites, et du cadre nouveau suscité par le motu proprio de Benoît XVI, pour organiser des séances de formation à la célébration de la forme extraordinaire. Aujourd’hui, nous avons trois prêtres sur lesquels nous appuyer : deux capucins et un diocésain. Aucun n’a été mandaté par son supérieur ou son évêque. Tous sont volontaires, motivés par leur amour pour la messe traditionnelle. À l’exception de l’évêque de Mayagüez, bienveillant envers la liturgie traditionnelle, tous les autres évêques sont soit indifférents, soit plutôt hostiles. Ici, nous sommes sous la juridiction de l’archevêque de San Juan. Pendant 10 ans, il a soigneusement évité de nous rencontrer et n'a même jamais répondu à nos demandes d’audience. Ce n’est que l’an dernier que j’ai eu, en compagnie d’un de nos prêtres, la possibilité de l’approcher lors d’un rendez-vous diocésain. Son langage et son attitude n’ont rien eu de paternel et il nous a confirmé son hostilité en nous disant que l’archidiocèse n’avait nul besoin de la liturgie traditionnelle et qu’il ne souhaitait pas que nous en fassions la promotion. Il nous a aussi donné une interprétation particulièrement tendancieuse du motu proprio, prétendant que Benoît XVI ne l’avait édicté que pour les fidèles déjà liés à l’ancienne liturgie et ne s’appliquait donc pas à ceux qui ne la connaissaient pas ! Bien que rejetés par notre pasteur, la Providence nous a offert ces prêtres qui n’ont pas eu peur de sortir du troupeau pour prendre soin de notre groupe de brebis abandonnées.
II – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE
1) Depuis 2007 et la publication du motu proprio de Benoît XVI, la Fédération internationale Una Voce a été profondément renouvelée par l’émergence et l’adhésion de nombreux groupes qui, depuis les pays de l’Est jusqu’à l’Amérique centrale, lui ont donné un caractère véritablement universel. Cette expansion de la FIUV hors des frontières de la Vieille Europe et des grands pays de langue anglaise (Australie, États-Unis) est le reflet de l’adéquation entre la libération du missel traditionnel et l’existence d’une demande généralisée à tout l’orbe catholique. Cette demande est tout simplement celle de ceux que le cardinal Sarah a très justement désigné comme des "apatrides liturgiques" dans son message adressé aux participants aux journées liturgiques de Cologne (lire ici). Ces "apatrides liturgiques" sont ces nombreux fidèles qui, au cours des dernières décennies, « ont été malmenés, voire profondément troublés par des célébrations marquées par un subjectivisme superficiel et dévastateur » au point de s’éloigner de la liturgie dominicale quand ce n’est pas de l’Église elle-même, privés qu’ils étaient de ce que Mons. Klaus Gamber appelait leur heimat, leur « petite patrie » liturgique.
2) La liturgie traditionnelle avait disparu de Porto Rico comme elle avait disparu de tous les pays où la hiérarchie ecclésiastique exerçait encore après le Concile une autorité forte : sans faire de vagues. Sa renaissance, quant à elle, est un énième exemple de ce que peuvent la détermination et la persévérance des fidèles, surtout quand elles peuvent s’appuyer sur un petit noyau de prêtres courageux et convaincus.
3) Le tableau que dresse Edgardo Juan Cruz Ramos de la situation religieuse « dévastée » de Porto Rico est particulièrement sombre. En fait, sous des couleurs locales différentes, le désastre est universel : églises vides en Occident, misère liturgique carnavalesque en Amérique latine, théologie de la libération de la seconde génération en Inde ; dégradation et quasi disparition du clergé ailleurs ; libéralisme ravageur partout. Cette faillite du post-concile, qui représente une crise de la Foi sans précédent, se traduit tout naturellement dans une liturgie anéantisée. On a remarqué qu’Edgardo Juan Cruz Ramos souligne que les prêtres qui célèbrent la nouvelle messe de façon digne et respectueuse apprécient la forme extraordinaire. À Porto Rico, comme en France, comme ailleurs, l’alliance de cette frange de l’Église encore « classique », d’une part, et du monde traditionnel, d’autre part, sera décisive pour sauver ce qui peut encore l’être et pour repartir vers une nouvelle étape de la mission de l’Église. C’est bien pourquoi les prises de position du cardinal Sarah, qui vont dans le sens de cette nécessaire « union des forces vives », sont si importantes à considérer.
4) Edgardo Juan Cruz Ramos est arrivé à la liturgie traditionnelle par le biais d’une organisation de chevalerie reconnue comme association de fidèles de droit diocésain dans l’archidiocèse de Sienne, en Toscane. Autant l’univers de la chevalerie, en particulier d’inspiration templière, peut parfois susciter la perplexité et inciter à une saine prudence, autant la Militia Templi jouit en Italie d’une excellente notoriété, aussi bien pour son travail culturel que social. Quant à la préférence liturgique de l’association, outre à la célébration de la forme extraordinaire dans leur chapelle, elle se manifeste tous les ans à travers la participation de ses membres, et notamment de ses scouts, à la procession solennelle du pèlerinage international Populus Summorum Pontificum.
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(1) Le P. Harrison avait été appelé à enseigner à l’Université Pontificale de Ponce par l’évêque du lieu, Mgr Juan Fremiot Torres Oliver, d'esprit très traditionnel.
(2) Don Cancio Ortiz de la Renta, fidèle portoricain fondateur d’une association pour la renaissance de la messe latine traditionnelle : voir notre lettre 580.