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Pour bien comprendre le problème
que posent certains usages de l’histoire religieuse de la Révolution française,
sans doute convient-il tout d’abord d’examiner les représentations, ou plutôt
l’imagerie de la Révolution française (1).
A cet égard, l’article le plus
significatif, parmi ceux qui ont pu être cités dans l’introduction de cette
petite série, est celui qu’a publié Le Petit Eudiste, bulletin du prieuré
de Gavrus, en mars 2017 (2). Cet article, en effet, n’expose pas à proprement
parler des arguments tirés de l’histoire ecclésiastique, mais propose ou
impose, à partir de références à cette histoire, un récit dont l’interprétation
ne doit laisser aucune place au doute (3).
Le récit du Petit Eudiste
La trame de ce petit apologue est
extrêmement simple. Un fidèle, Michel, marqué par la mort du premier vicaire de
sa paroisse rouennaise, l’abbé Jean, exécuté pour refus de serment, et plus
encore par le serment consenti par son curé, se rend auprès du second vicaire
pour lui demander ce qu’il lui semble de la Constitution civile du clergé.
L’époque à laquelle la scène se déroule devrait être facile à situer : c’est «
le dimanche précédent » que le curé a fait le serment constitutionnel. Les
faits relatés se déroulent donc après le décret du 27 novembre 1790 prescrivant
le serment aux fonctionnaires publics, et plus probablement à la fin du mois de
janvier 1791, époque à laquelle les administrateurs ont fixé la prestation du
serment par les curés et vicaires.
Quelques problèmes de chronologie
C’est ici que les difficultés
commencent (ou se poursuivent, comme on le verra). Michel, nous dit le Petit
Eudiste, est révolté par l’attitude de son curé composant avec la « Révolution
anti-Dieu et anti-roi » ; comme pour mieux nous montrer l’horreur d’une telle
situation, l’article précise que son personnage traverse les « rues mornes et
tristes d’un Rouen accablé par la main sanguinaire de la déesse-raison ».
On a vu que les événements
rapportés ne pouvaient avoir lieu qu’au début de l’année 1791. Or, à cette
date, la France est encore monarchique ; ce n’est qu’en août 1792 que Louis XVI
est déchu. Mieux, la Constitution civile du clergé, qui se trouve pourtant au
cœur du récit, a bien été sanctionnée par le roi. Quant au serment du 27
novembre 1790, que Michel fait un crime à son curé d’avoir prêté exigeait
explicitement la fidélité « à la Nation, à la Loi et au Roi ». On pourrait
certes objecter, pour sauver le propos de l’apologue, que la Constitution alors
en cours d’élaboration travaillait à diminuer les prérogatives royales.
Le problème reste cependant
entier. En effet, c’est tout le récit qui baigne dans une confusion
chronologique digne des nouveaux programmes de l’Education Nationale, alors que
les événements révolutionnaires sont incompréhensibles dès lors qu’on les
détache de leur enchaînement chronologique. On a vu en effet que l’article
mentionne la déesse Raison, dont le culte pourtant n’est brièvement institué
que lors de la soudaine et violente flambée déchristianisatrice de l’automne
1793 (4).
S’agit-il encore d’une simple
manière de s’exprimer, qui vise à montrer la direction imprimée par la
politique ecclésiastique de la Constituante ? Ce serait encore insuffisant. En
effet, si l’on y regarde bien, c’est la totalité de l’intrigue qui est
historiquement d’une rigoureuse impossibilité. Le cas de l’attitude du vicaire
« silencieux » sera abordé dans un prochain article ; mais dès les premières
lignes, l’anachronisme est évident. Le récit s’ouvre en effet par le « rire de
l’ignoble Fouché ». Or l’envoi des premiers représentants en mission date du
printemps 1793, deux ans après la crise du serment, et surtout, Joseph Fouché
n’a jamais été représentant en mission à Rouen.
Le « rire ignoble » accompagne
l’exécution de l’héroïque vicaire insermenté ; mais aucun prêtre n’a été
exécuté en 1791 pour refus de serment. La persécution sanglante est bien
ultérieure. Aucune des mesures répressives prises contre les réfractaires du
temps de la monarchie constitutionnelle ne prévoyait la peine capitale.
Si je me suis attardé sur les
incohérences historiques d’un petit apologue qui ne se prétend certes pas une
leçon d’histoire de la Révolution française, c’est tout simplement parce
qu’elles témoignent de la manière dont cette histoire est perçue et mobilisée
par certains prêtres et laïcs traditionalistes. Pour dramatiser la crise du
serment, on lui ajoute la guillotine. Pour accabler plus encore la Constitution
civile du clergé, on l’identifie tout uniment au culte violemment
déchristianisateur de la déesse Raison. La Révolution de l’apologue est
curieusement anachronique, dans le sens le plus fort du terme : à force de
confondre dates, lieux et situations, elle devient entièrement intemporelle. La
Révolution cesse dès lors d’appartenir à l’histoire pour relever de la
mythologie de combat.
Une Révolution hors de l'histoire
C’est également une Révolution
parfaitement intemporelle qui se dégage du long dossier Révolution et
Subversion publié en décembre 2014 par le Mouvement de la Jeunesse
Catholique de France (5).
L’esprit de la Révolution n’est
pas quelque chose de nouveau. Saint Paul expliquait déjà en son temps que le «
mystère d’iniquité est à l’œuvre dès à présent » (6).
Dès lors, la Révolution est
ramenée tout entière au combat des deux cités. Du non serviam de Satan aux
réformes conciliaires, c’est une seule et même Révolution qui court dans
l’histoire de l’humanité et de l’Eglise. Les faits ne sont donc que les exemples
purement illustratifs d’une éternelle lutte entre Révolution satanique et
Contre-Révolution divine dont la logique est supposée bien connue. Outre qu’une
telle interprétation risque fort d’obscurcir l’intelligence de mystères de la
foi brutalement ramenés à des réalités politiques et sociales, elle fait tout
uniment disparaître l’histoire en tant que telle (7).
On devine sans peine qu’une telle
compréhension, ou plutôt une telle incompréhension du phénomène révolutionnaire
n’est pas sans conséquence sur la manière dont est envisagée la Révolution
française, qui n’est guère qu’un visage, quoique emblématique, d’une Révolution
originelle dont le dogme remplace avantageusement celui du péché originel :
dans une telle perspective, c’est dans une stricte logique d’équivalence que
les figures révolutionnaires ou contre-révolutionnaires de tous les temps
pourront être mobilisées (8).
(A suivre)
Peregrinus
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(1) Sur l’imagerie catholique de la
persécution révolutionnaire, voir Paul Chopelin, « Bienheureux martyrs, féroces
bourreaux. Mises en scène de la violence révolutionnaire dans l’imagerie
catholique contemporaine (XIXe-XXe siècles), dans Martial Poirson (dir.), La
Révolution française et le monde d’aujourd’hui. Mythologies contemporaines,
Classiques Garnier, Paris, 2014, p. 177-190.
(2) Abbé Etienne de Blois, « Un
vicaire silencieux », Le Petit Eudiste, n°202, mars 2017, p. 10-11.
(3) On peut noter d’ailleurs
qu’au moyen de l’illustration qui l’accompagne, l’article reprend très
exactement l’imagerie, au sens propre, dont il est question dans l’article cité
de Paul Chopelin. Le choix du martyre du bienheureux Noël Pinot, montant à
l’échafaud revêtu des ornements sacerdotaux, n’est à cet égard pas entièrement
anodin dans la mesure où le cas de Noël Pinot, même parmi les deux à trois
mille victimes ecclésiastiques de la Révolution, est exceptionnel : c’est en
vêtements civils que l’immense majorité de ces prêtres sont morts.
(4) Sur la déchristianisation de
l’an II, voir notamment Michel Vovelle, 1793. La Révolution contre
l'Eglise. De la Raison à l'Etre Suprême, Editions Complexes, Bruxelles, 1988.
Voir aussi, du même auteur, Religion et Révolution. La déchristianisation
de l'an II, Hachette, Paris, 1976
(5) Révolution et Subversion.
Cahiers du Christ-Roi, numéro hors-série, décembre 2014. Les usages de
l’histoire faits par cette seule brochure mériteraient un examen particulier et
détaillé tant ils sont nombreux, péremptoires et approximatifs.
(6) Ibid., p. 5.
(7) On est frappé d’ailleurs par
le mésusage qui est fait de références tout à fait honorables, d’Augustin
Cochin à Philippe Pichot-Bravard, du R.P. Calmel O.P. à Roberto de Mattei,
faute de sens historique et de souci de la distinction.
(8) Ainsi le pontificat «
restaurationniste » de Benoît XVI est-il ramené purement et simplement (ibid.,
p. 59) aux synthèses opérées par Bonaparte ou par le général De Gaulle. On le
voit, la confusion entre problèmes politiques et problèmes religieux est au
cœur d’une telle littérature.