1 janvier 1970

20 février 1959 [Père Courrier] Lettre sur la Cité catholique et son implantation en Afrique

Jean Ousset et Jean Masson
(à droite) en compagnie
de Gérard Dubois à Dakar en 1957
SOURCE - Père Courrier - 20 février 1959

Aux Évêques et Directeurs d’Œuvres

OBJET : Le mouvement LA CITÉ CATHOLIQUE et son implantation en Afrique.

D’informations reçues très indirectement mais certaines, nous apprenons le très proche passage en AOF de deux responsables nationaux du mouvement la Cité catholique. Parmi eux, M. Michel Penfentenyo, secrétaire général.

La Cité catholique, après s’être longtemps déclarée officiellement « organe de formation civique pour la contre-révolution », se définit depuis un an « organe d’action idéologique pour un ordre social chrétien».

Ce mouvement existe depuis douze ans en Métropole. Il ne veut être ni mouvement d’Action catholique ni d’Apostolat et donc ne demande pas d’aumôniers, mais il consulte seulement des prêtres qui lui sont sympathiques. Longtemps leur conseiller théologique fut dom Frenaud, moine de Solesmes.

Le RP d’Argenlieu, op, devait lui succéder : un accident grave l’en empêche. Actuellement l’accord n’est pas fait entre la hiérarchie et le mouvement sur le choix d’un tel conseiller ecclésiastique.

Ce mouvement d’action civique se place à l’extrême droite des tendances catholiques françaises.

Il regroupe des catholiques de très bonne foi et excellente volonté recrutés surtout dans les milieux « Cadres », la Marine, l’Armée et certains milieux patronaux. Beaucoup d’entre eux appartiennent à la catégorie de Français qui ont la mentalité, évidemment respectable dans l’ensemble des opinions libres, qui a caractérisé l’Action française.

Par protestation contre l’athéisme et le laïcisme, à leurs yeux systématiquement véhiculés depuis 1789 par le régime républicain français, ce mouvement entend préparer des cadres politiques imprégnés de la doctrine chrétienne en général et de son enseignement social plus spécialement.

En plus de cette intention très louable, il est fortement marqué par une « mentalité » attachée aux valeurs du passé qui admet l’importance des « structures » sur le comportement moral des individus et des masses, mais est plein de méfiance pour les « structures » du monde moderne et attaché aux structures de l’Ancien Régime, comme si elles représentaient un absolu intangible.

Ce mouvement est apparenté spirituellement, à des degrés divers, à des organismes et des périodiques comme : Paternité, Maternité, La Pensée catholique, Défense du foyer, Itinéraires, Les Retraites de Chabeuil, L’Avenir catholique, etc.

La Cité catholique s’exprime par le mensuel Verbe. C’est un périodique de formation systématique à une vision du monde, de la « Cité » temporelle à construire.

En 1944, ce courant de pensée, jusqu’alors largement représenté dans l’opinion catholique française, dut faire silence. Peu à peu il a repris sa vigueur et on assiste actuellement, en Métropole, à un développement systématiquement poursuivi par des propagandistes zélés qui trouvent leur appui financier dans leur milieu de recrutement.

Un élément nouveau très important s’est manifesté depuis l’échec d’Indochine. L’Armée est sujette à un profond malaise psychologique.Or, les états-majors ont fait la découverte de la guerre psychologique si parfaitement menée par les forces communistes dans le monde. Ils en ont étudié les mécanismes et s’efforcent d’un tirer tout leur profit.

C’est l’origine de l’action psychologique qui se développe largement dans l’Armée française et qui a ses spécialistes et ses crédits. L’application se fait notamment en Algérie tant près des troupes françaises que près de la population. Chacun sait l’influence de cette tendance chez certains dirigeants du mouvement du 13 mai.

La Cité catholique est en liaison avec plusieurs animateurs de ces études d’action psychologiques dans l’Armée et elle a consacré dans Verbe, dans sa partie doctrinale, des études importantes sur la « morale et guerre révolutionnaire ».

Il est sûr que la Cité catholique bénéficie, en France, de l’approbation de quelques moines, théologiens, de quelques prélats et plusieurs évêques. Il semble que le cardinal Ottaviani lui ait manifesté plusieurs fois de la sympathie.

Pourtant, la plus grande partie de l’épiscopat métropolitain est des plus réservée à son endroit.

Tout récemment une polémique a été ouverte dans Les Études sous la signature du directeur de la revue, le RP Le Blond, dans les livraisons de novembre 1958 et février 1959 sous les titres « Dangers religieux de la politique » et « Pour et contre Cornélius ». Pour limité que soit l’objet de la controverse (quels sont les moyens légitimes dans la répression de l’insurrection algérienne), il met en cause tout l’esprit de la Cité catholique.

Je ne me suis permis cette longue introduction qu’à titre d’information pour vous permettre d’apprécier l’opportunité ou le danger qu’il y aurait à voir s’implanter ce mouvement parmi les Africains de vos diocèses. Car le voyage des responsables du mouvement dans l’ex-fédération répond sans doute chez eux à une intention de propagande.

Ce mouvement a quelques « cellules de base » à Dakar, qui ont été créées par plusieurs Européens de cette tendance, au demeurant fort honorables chrétiens. Le zèle de quelques-uns a suscité plusieurs groupes africains.

Ces Africains y trouvaient réponse à leur intense besoin de formation doctrinale. L’abondance des affirmations de christianisme total et les nombreuses références à des paroles papales ou épiscopales les mettaient en confiance. Par contre, la constante lutte contre la « Révolution » présentée comme l’expression du mal, les indisposent, eux qui aspiraient tant à une « Révolution » de la politique coloniale.

En 1957, une quinzaine d’Aofiens utilisèrent des passages gratuits en 4e classe obtenus par la Cité catholique, sous condition de participer au congrès du mouvement à Poitiers.Tous hormis quelques délégués dakarois se rendaient en fait, à des stages de formation (scouts, syndicale, sociale).

Je crois de mon devoir d’attirer avec respect mais insistance votre vigilance sur la très probable tentative qui va se dérouler, de créer des cellules dans vos principales villes, en commençant là où cela sera le plus facile, et à diffuser leur revue comme manuel de formation à la Doctrine sociale de l’Église.

Je pense – et tous les pères, mes adjoints de la direction des OEuvres – estiment avec moi cette entreprise fort inopportune, pour n’en pas dire davantage.

La bonne foi, la générosité d’intention, l’intégrité chrétienne de ces personnes ne sont pas en cause. Mais elles ne suffisent pas à leur mériter blanc-seing ni autorisation.

Déjà nous avons, depuis dix ans, sans cesse veillé à ce que les mouvements catholiques métropolitains ne regardent pas l’Afrique française comme lieu d’exportation automatique de leurs propres créations et méthodes.

Les circonstances politiques ne font qu’accentuer la nécessité de ne pas nous lier aux mouvements métropolitains. Par ailleurs les réalités et les problèmes de l’Afrique sont trop différents de ceux de la Métropole pour que l’Église calque ici ce qui se fait là-bas.

De plus, le si petit nombre de prêtres, qui caractérise notre Apostolat, exclut que l’on puisse laisser se multiplier les mouvements qui deviennent incontrôlables ou perdent toute force dans leur émiettement. À ces raisons générales, s’ajoutent des raisons de prudence spéciale pour la Cité catholique.

Des responsables particulièrement éclairés, modérés et sages des mouvements catholiques français – laïcs et clergé – portent le jugement suivant :
1) Ce mouvement répond, en France, à un besoin de formation doctrinale d’une catégorie de catholiques. Ses méthodes d’enseignement autoritaire satisfait un public plus nombreux que l’on penserait parmi la classe moyenne, la haute bourgeoisie et l’Armée.Au lieu des recherches de l’Action catholique ils désirent des idées fermes, des règles d’action pour répondre au désarroi où les événements les mettent depuis quinze ans. 
2) Malheureusement le clergé – et l’aumônerie militaire – n’ont pas su reconnaître l’importance de ce besoin et n’y ont pas répondu. D’où le développement de mouvements qui veulent rester en marge des mouvements d’Église tout en prétendant donner l’enseignement de la pensée chrétienne. 
3) Le problème en France n’est sans doute pas de supprimer ce mouvement mais de prendre les moyens pour que son orientation reste fidèle à la vraie pensée de l’Église.
POUR L’AFRIQUE NOUS DIRIONS :

Ce mouvement, qui peut convenir à la Métropole – ce n’est pas à nous d’en juger – est particulièrement contre-indiqué en raison :
a) De son « patriotisme » très attaché à la défense des valeurs françaises, en tant que telles. 
b) Du danger de confusion constante entre la construction – selon le plan et la loi de Dieu – d’une « civilisation temporelle » et celle du Royaume de Dieu. Doctrinal nécessaire aujourd’hui en Afrique. 
Les mouvements catholiques et d’inspiration chrétienne doivent veiller avec soin à satisfaire au besoin d’enseignement. 
Normalement les secrétariats sociaux devraient suffire pour que fonctionnent réellement les équipes réunissant ceux et celles qui désirent recevoir un « enseignement » systématique de la Doctrine sociale de l’Église. 
Si les secrétariats sociaux n’existent pas, il est facile de créer des « Cercles d’étude » qui étudieront ces questions. Si je pense que Verbe n’est pas un bon maître, il est aisé de se procurer des maîtres valables. 
Je pense à la Lettre pastorale des évêques de Haute-Volta, ou encore à des manuels comme Guerry : La Doctrine sociale de l’Église. L’Église et la communauté des peuples ; Kruth : Il faut choisir (Spes), qui fournissent des plans d’étude systématique. 
c) Des méthodes de la revue : elle utilise un style confus, boursouflé, fort peu didactique.
– elle fait un usage inconsidéré de citations d’encycliques ou de discours épiscopaux, sans saine critique des textes, ni souvent affirmer, en même temps que les leçons des encycliques, les applications aux circonstances faites par la hiérarchie locale. 
d) De la raideur de la direction du mouvement qui ne saura admettre les nécessaires adaptations aux problèmes et aux mentalités d’Afrique. 
Mais j’ajouterai volontiers que le clergé et la hiérarchie d’Afrique doivent veiller à ne pas être débordés et donc savoir mesurer les aspirations si légitimes des élites à un enseignement et permettre l’étude directe mais complète des documents pontificaux.
Veuillez ne pas trouver en cette note une volonté de parti pris mais l’humble désir d’éviter qu’une juste sympathie pour des personnes très estimables, ne cause des orientations qui me paraissent dangereuses. Je le dis avec d’autant plus de liberté que je le dirai de la même façon pour d’autres mouvements que la Cité catholique, par exemple pour Vie nouvelle dont les responsables voudraient eux aussi beaucoup recruter en milieu africain.

Veuillez agréer, Excellence et Révérend Père, l’expression de mes sentiments très respectueusement dévoués.