SOURCE - Le Forum Catholique - 6 août 2017
Revenant au début du XIXe siècle sur la décennie révolutionnaire, l’abbé Baston, ancien chanoine de Rouen et l’un des plus savants adversaires de la Constitution civile du clergé dans ce diocèse, n’hésite pas à désigner la « plaie des petites chapelles » comme la « plus grande que la Révolution eût faite à l’Eglise (1) ». Ainsi, aux yeux d’un ecclésiastique peu suspect de sympathie pour les entreprises révolutionnaires, les divisions qui fragmentent à partir de 1792 le clergé fidèle en « petites chapelles » sont un mal pire encore que les atteintes aux droits de la vraie religion, la persécution et l’exil qu’il a dû lui-même souffrir.
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Revenant au début du XIXe siècle sur la décennie révolutionnaire, l’abbé Baston, ancien chanoine de Rouen et l’un des plus savants adversaires de la Constitution civile du clergé dans ce diocèse, n’hésite pas à désigner la « plaie des petites chapelles » comme la « plus grande que la Révolution eût faite à l’Eglise (1) ». Ainsi, aux yeux d’un ecclésiastique peu suspect de sympathie pour les entreprises révolutionnaires, les divisions qui fragmentent à partir de 1792 le clergé fidèle en « petites chapelles » sont un mal pire encore que les atteintes aux droits de la vraie religion, la persécution et l’exil qu’il a dû lui-même souffrir.
En effet, l’attitude à tenir face aux serments et promesses imposés par les autorités à partir d’août 1792 fait rapidement l’objet de débats très vigoureux au sein du clergé réfractaire. On a vu dans la partie précédente que des figures éminentes du clergé insermenté, notamment à Paris, n’ont vu aucun obstacle à la prestation de serments politiques susceptibles d’une interprétation catholique, mais ont même parfois jugé de leur devoir de faire ces serments.
D’autres ecclésiastiques rejettent au contraire ces actes comme illicites. Le rejet de ces serments connaît cependant toutes sortes de degrés. Ainsi le canoniste laïc Maultrot juge-t-il les serments purement civiques téméraires, mais non impies (2) ; les évêques et prêtres qui les ont acceptés ne cessent donc pas pour autant d’être des pasteurs légitimes. A Angoulême, l’abbé Jean Vigneron, grand-vicaire de l’évêque en exil, prête le serment de Liberté-Egalité et incite le clergé à l’imiter ; sous le Directoire, il désapprouve le serment de haine de la royauté, mais refuse de suspendre les prêtres qui l’ont prêté (3). Quant à l’abbé Henri de Lafaux de Chabrignac, doyen du chapitre cathédral, lui aussi grand-vicaire, il s’abstient de tout serment et encourage les prêtres à rétracter leurs serments, mais refuse de s’opposer publiquement à son confrère l’abbé Vigneron (4). La compréhensible opposition aux serments « politiques », qui peut être fondée sur des arguments tout à fait valable, ne signifie donc pas nécessairement le rejet des prêtres qui les ont prêtés, la réciproque étant presque toujours vraie.
Il existe néanmoins un refus plus radical de ces serments. Certains prêtres réfractaires les assimilent en effet tout uniment au serment constitutionnel du 27 novembre 1790, condamné par l’Eglise comme schismatique. Dès lors, à leurs yeux, les prêtres qui ont fait ces serments sont comparables aux jureurs et doivent donc être traités en schismatiques. Ainsi, dans le diocèse de Rouen, à la veille du Concordat, les prêtres « antifidélistes », c’est-à-dire hostiles à la promesse de fidélité à la Constitution de l’an VIII, pour la plupart extérieurs au diocèse, forts des pouvoirs accordés par l’Eglise en temps de persécution, s’opposent violemment aux vicaires généraux capitulaires et au clergé « fidéliste » (5).
Dans leur mandement du 2 janvier 1801, les vicaires généraux se demandent ainsi de quelle autorité les plus ardents antifidélistes censurent les pasteurs qui au moyen d’une promesse qu’ils croient licite et qui n’est pas condamnée
venaient reprendre le soin des âmes, évangéliser les pauvres, rompre à tous le pain de la parole : devoir rigoureux, obligation indispensable, qui ne doit céder qu’aux raisons les plus fortes, jamais au simple doute, toujours à la certitude reconnue du péché (6).
On pourrait poser la même question à l’auteur de l’apologue du « vicaire silencieux » du Petit Eudiste, déjà cité à plusieurs reprises, dont l’action se déroule précisément à Rouen ; on y reviendra.
A Angoulême, la situation n’est pas moins critique. L’abbé Vigneron se plaint ainsi de l’action des « prêtres rigoristes qui ne doutent de rien, se croyant munis de tous les pouvoirs ». Ces prêtres, hostiles au serment de Liberté-Egalité et aux formules post-thermidoriennes,
regardent comme hérétiques, apostats et complices de tous les crimes et horreurs de la Révolution les ministres qui les ont souscrits, leur prodiguent ces qualifications dans le tribunal de la pénitence dans leurs discours et les écrits dont ils ont inondé ce malheureux diocèse, défendent sous peine d’excommunication de communiquer avec eux, d’entendre leur messe, de s’y confesser (7).
Pour ces « rigoristes », communiquer avec les prêtres qui ont accepté ces serments – dont il faut rappeler une fois encore qu’ils n’étaient pas condamnés par l’Eglise, bien que sévèrement réprouvés par certains évêques – est un péché grave, ce qui n’est pas sans conséquence sur la pratique sacramentelle des fidèles.
Ils se permettent de dispenser de la messe, de la confession annuelle, de la communion pascale, les fidèles qui a raison de leur éloignement ne peuvent s’adresser à eux que difficilement, ou sans les compromettre, quoiqu’ils aient à leur portée des ministres autorisés des deux puissances [spirituelle et temporelle] : une infinité de personnes du monde ont adopté cette morale comme la plus commode ; de là, combien, dans tout le diocèse, de devoirs de religion omis, combien de personnes mortes sans sacrements, ainsi accoutumées peu à peu à se passer de la messe et des autres secours de l’Eglise (8)?
Il en résulte des déchirements dans les familles catholiques.
[un prêtre rigoriste] a autorisé une jeune personne à désobéir à sa mère qui voulait la mener, avec ses autres enfants, à cette église [Saint-André d’Angoulême, réconciliée par les prêtres réfractaires soumissionnaires] y remplir ses devoirs de religion, refus qui a occasionné du trouble et de la froideur dans une famille honnête où régnaient la paix et l’union (9).
Certainement, le Petit Eudiste féliciterait ce prêtre, qui se contente d’appliquer les mêmes principes que l’héroïque Michel qui désormais, à cause des « silences » du vicaire (pourtant insermenté, rappelons-le), n’ira plus à la paroisse (10).
On devinera sans peine que les chefs du clergé réfractaires confrontés à de telles divisions ne voyaient pas la situation du même œil. Les rigoristes, écrit l’abbé Vigneron,
élèvent autel contre autel, séparent les brebis de leurs pasteurs et les pasteurs du troupeau, portent le trouble dans les consciences et la division dans les esprits (11).
Pour l’abbé Vigneron, il est donc clair qu’en défendant de communiquer avec des ministres approuvés, les rigoristes se rendent coupables de schisme. Les vicaires capitulaires de Rouen, qui pourtant refusent alors de se prononcer pour ou contre la promesse de fidélité, n’hésitent pas à parler eux aussi de schisme dans leur mandement du 2 janvier 1801 :
Laissez à chacun la liberté des opinions permises, évitez toute question contentieuse, tout jugement précipité, et gardez-vous bien de semer schisme sur schisme, jaloux de conserver l’heureuse unité de l’esprit dans le lien désiré de la paix.
Les vicaires capitulaires mettent donc en garde les fidèles contre
les esprits ardents, les hommes inquiets qui pourraient leur insinuer le dangereux langage de la désobéissance, et les entraîner dans les routes séduisantes de l’indiscipline et de la nouveauté (12).
On le voit, le courageux Michel, que le Petit Eudiste nous donne comme un modèle de fidélité catholique, aurait été dénoncé par les chefs du clergé réfractaire de son diocèse comme un homme fourvoyé « dans les routes séduisantes de l’indiscipline et de la nouveauté », ce qui devrait faire réfléchir ceux qui, sous prétexte de doctrine bien entendu, se font un devoir et une gloire de multiplier petites chapelles exclusives et déclarations de nullam partem.
En effet, comme on l’a vu à propos du schisme constitutionnel, pour se garder du schisme, se dire dans la communion du pontife romain n’est pas suffisant. Pour être catholique, rappelait opportunément Maultrot, la communion doit s’étendre à tous les enfants de l’Eglise (13). Ce qui était vrai lors du schisme constitutionnel reste vrai après la Terreur, lorsque se multiplient les divisions au sein du clergé réfractaire, dont certains membres se trouvent alors dans une situation de schisme commencé en raison de leur refus de communiquer avec les autres ecclésiastiques fidèles. Celui qui par opposition à la Révolution se sépare de l’Eglise ou de certains de ses membres ne se rend pas moins schismatique que celui qui s’en sépare par enthousiasme pour les réformes.
C’est ce que rappelle en 1800 un curé réfractaire du diocèse de Liège, qui traverse les mêmes crises que les diocèses français depuis que la législation française y est appliquée :
Il n’est jamais permis à aucun particulier, soit moine, soit laïque, soit prêtre, de rompre les liens de la communion ecclésiastique avec ceux que l’église n’a point rejetés de son sein : il faut les tolérer comme cette bonne mère, & ne s’en point faire un prétexte pour sortir de l’église (14).
Pour le Petit Eudiste, nul besoin d’attendre le jugement de l’Eglise. « Notre devoir est tout tracé », écrit-il (15). Il apparaît cependant de plus en plus clairement qu’une telle route n’est pas celle de l’Eglise de Dieu.
(A suivre)
Peregrinus
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(1) Cité par l’abbé P. Langlois, Essai historique sur le chapitre de Rouen pendant la Révolution (1789-1802), Fleury Editeur, Rouen, 1856, p. 96.
(2) Gabriel-Nicolas Maultrot, Comparaison de la Constitution de l’Eglise catholique, avec la Constitution de la nouvelle Eglise de France. Moyen de les accorder, Dufresne, Paris, 1792, p. 14.
(3) Abbé Jean-Pierre-Gabriel Blanchet, Le clergé charentais pendant la Révolution, Despujols, Angoulême, 1898, p. 304.
(4) Ibid., p. 293.
(5) P. Langlois, op. cit., p. 95.
(6) Ibid., p. 99.
(7) Jean-Pierre-Gabriel Blanchet, op. cit., p. 576.
(8) Ibid., p. 578.
(9) Ibid., p. 577.
(10) Abbé Etienne de Blois, « Un vicaire silencieux », Le Petit Eudiste, n°202, mars 2017, p. 11.
(11) Jean-Pierre-Gabriel Blanchet, op. cit., p. 578.
(12) P. Langlois, op. cit., p. 94.
(13) Gabriel-Nicolas Maultrot, Véritable idée du schisme contre les faux principes de M. Camus et des pasteurs constitutionnels, Dufrène, Paris, 1791, p. 19.
(14) Instruction familière d’un curé à ses paroissiens pour les prémunir contre le schisme, Liège, 1800, p. 9.
(15) Abbé Etienne de Blois, loc. cit., p. 10.