SOURCE - Disputationes Theologicae - 22 janvier 2011
Les bons vœux de M. l’abbé de Cacqueray : « N’allez pas aux messes du Motu proprio »
C’est avec un certain scandale que nous lisons les très récents propos [1] de M. l’abbé Régis de Cacqueray, supérieur du district de France de la Fraternité saint Pie X – le plus ancien et le plus prestigieux district de la Fraternité – à propos de l’assistance à la messe de saint Pie V, lorsqu’elle est célébrée par des prêtres canoniquement reconnus par le Saint-Siège. Ce prêtre, dont l’influence est très grande sur les fidèles, et qui est très estimé par ses supérieurs au point d’avoir été chargé de l’un des rôles les plus importants dans sa Société, s’exprime dans son texte de vœux pour l’année 2011 dans les termes suivants : « Pour être complet sur ce sujet [il parle de l’importance d’assister à la messe traditionnelle, même si elle est difficile à trouver], il nous faut encore citer ces autres messes de saint Pie V célébrées à la faveur des indults successifs, puis finalement du Motu proprio. Il est vrai que nous vous en déconseillons la fréquentation ». Selon lui, il ne faudrait pas fréquenter les sacrements donnés par des prêtres qui tiennent des positions autres que celles de la Fraternité, tout en affirmant en même temps, dans l’actuel climat d’attente d’un accord canonique imminent, qu’il serait opportun que les prêtres diocésains s’approchent du rite traditionnel… mais sans pouvoir compter, puisqu’il le leur déconseille, sur les fidèles de la Fraternité.
Il est difficile de dire, dans ces propos, quelle est la part du contenu « théologique », et quelle est la part du contenu « idéologique » – ou même de la simple querelle partisane. Quelle que soit l’intention de M. l’abbé de Cacqueray, le problème reste néanmoins, comme il le disait à propos de l’annonce d’une réunion à Assise au mois d’octobre prochain, « le danger qui s’en suit pour les âmes ». En effet, la phrase de M. l’abbé de Cacqueray, bien qu’elle soit gravement scandaleuse, n’est accompagnée d’aucune justification théologique, et moins encore d’un exposé rigoureux des présupposés d’une telle affirmation, ainsi que des conséquences qui en découlent. Mais l’impression d’un raisonnement de « Petite Eglise » ne manquera pas au lecteur prudent.
Une argumentation très structurée
En revanche, on trouve chez un autre théologien de la Fraternité, l’abbé Jacques Mérel (ancien professeur au séminaire d’Ecône, en poste au sein du même district de France), une pensée bien plus profonde spéculativement, et bien mieux structurée dans son argumentation. Dans un article [2] qui a fait école, étant reproduit à de nombreuses reprises depuis 2008 dans diverses publications locales de la Fraternité, et qui a peut-être inspiré les propos plus vagues de son supérieur, il s’exprime en des termes théologiques accessibles et selon un raisonnement extrêmement bien construit. Son raisonnement est simple : la messe de saint Pie V, prise en elle-même, est une chose bonne ; en revanche, assister à la messe de saint Pie V n’est pas toujours une chose bonne, mais dépend des circonstances. On pourrait, jusqu’ici, être d’accord. Mais M. l’abbé Mérel poursuit en affirmant que là où la messe est célébrée par un prêtre dépendant de la commission Ecclesia Dei, il serait mauvais d’y participer. Car on peut faire, explique l’auteur, un usage mauvais d’une chose bonne. En buvant du rhum – l’exemple est tiré du texte – qui est une chose bonne en soi, on peut aussi s’enivrer, et donc commettre un péché. Et quelles seraient les circonstances qui rendraient mauvaise, ici, la participation à la messe ? M. l’abbé Mérel poursuit : « Il ne faut pas assister à la messe chez les ralliés [entendez par là les « traîtres » qui dépendent d’Ecclesia Dei et non pas de la Fraternité – en rapport avec le « ralliement » des catholiques français à la République sous le pontificat de Léon XIII], parce qu’ils se soumettent à la hiérarchie conciliaire ». Et un peu plus loin : « La messe d’un prêtre rallié est la messe d’un prêtre qui, officiellement au moins, obéit à l’évêque du lieu et au pape […] un prêtre qui, en obéissant à des autorités libérales et modernistes va inévitablement dévier, un prêtre qui, finalement, trahit tout ce qu’a fait Mgr Lefebvre, qui trahit les âmes, les trompe ».
L’auteur ne met pas de côté non plus les questions pastorales, mais elles restent secondaires dans l’économie de son discours : il affirme par exemple que le fidèle trouvera dans les églises des « ralliés » des publications pleines d’erreurs qui pourraient le troubler, ou qu’il devra écouter des homélies peu orthodoxes, faites durant la messe traditionnelle par des prêtres qui ne le sont pas, ou même fréquenter « des fidèles bien moins formés dans la foi », et qu’il risque donc à leur contact « de se laisser attirer ». M. l’abbé Mérel, avec le talent qui le caractérise, donne donc le véritable motif théologique qui fonde son discours : ce n’est pas un argument individuel et circonstanciel, qui concernerait les prêtres qui prêchent « mal » ; c’est un argument universel, qui concerne absolument tous les prêtres « ralliés », sans exception : le prêtre soumis canoniquement à Rome « n’a pas une position juste dans l’Eglise. Il n’est pas en ordre avec le bon Dieu ». Et il conclut : « On ne peut pas déplaire à Dieu ! Ces messes ne sont pas pour nous ! ». Et si, pour des raisons exceptionnelles, il fallait assister aux messes des instituts Ecclesia Dei, il serait donc nécessaire de « s’abstenir de communier », afin de montrer ostensiblement une résistance passive. Il applique donc ici l’assistance prévue par les moralistes à un rite protestant ou gréco-schismatique.
En somme, assister à la messe d’un prêtre qui n’adhère pas aux positions de la Fraternité est un péché, puisque c’est une chose qui « déplaît à Dieu » en raison du ministre. Si on ne doit pas y participer, ce n’est pas en raison de l’hétérodoxie de l’homélie, qui est pour lui un facteur secondaire et variable, mais en raison du seul fait que le célébrant soit soumis à une autorité à laquelle il ne faudrait rien faire d’autre, sous peine de péché, que résister. Remarquons d’ailleurs que l’auteur ne prend pas le risque de rendre licite l’assistance aux messes sans homélie – il serait alors obligé d’admettre que le sacrement est valide, licite, et ne risque pas de contaminer la foi des fidèles ; ni d’interdire la participation aux messes de prêtres de la Fraternité qui tiennent des propos dangereux pour la foi. C’est la soumission canonique à Rome, et elle seule, qui fait qu’on ne peut communier à la messe : le moyen-terme du raisonnement étant que tout prêtre qui se trouve dans cette situation omet de résister à Rome.
Une magistrale déclaration de schisme
L’article est une magistrale déclaration de schisme – même si du point de vue de l’auteur, le péché de schisme (ou d’hérésie, ou les deux, le texte ne le spécifie pas) est bien plus à imputer au Pape et à tous ceux qui lui sont soumis : la hiérarchie catholique aurait, dans son ensemble, commis la faute de s’éloigner de la vérité et on ne pourrait donc plus entrer avec eux en communion, dans les sacrements, même si le rite est traditionnel. Ce texte a été écrit, remarquons-le, durant l’été 2008, dans le but d’indiquer aux fidèles comment ils doivent se comporter après le Motu proprio – réclamé au Pape, on s’en souvient, en demandant aux fidèles de prier un million de chapelets.
Pour être complet, il faut préciser que ce que dit M. l’abbé de Cacqueray n’est pas totalement faux : on peut parfois déconseiller à quelqu’un d’assister à une messe. Ce pourrait être le cas, même pour des célébrations dans le rite traditionnel, si la signification théologique de la messe de toujours était gravement déformée ou même si elle était simplement réduite, comme on l’a vu parfois, à un pur phénomène théâtral mêlant encens, soies précieuses et homélies hétérodoxes. Mais il est totalement insoutenable que ce principe puisse s’appliquer de façon universelle, en raison de la soumission canonique au Pape : une telle rupture de la communicatio in sacris avec ceux qui ne souscrivent pas aux positions de la Fraternité n’est rien d’autre que la mise en pratique d’une théorie schismatique. Lorsque saint Thomas d’Aquin définit le schisme, il donne en effet deux façons de commettre ce péché : soit en se séparant de l’autorité ecclésiastique ; soit en refusant de communier in sacris avec d’autres parties de l’Eglise [3]. Ce dernier cas ne revient à rien d’autre qu’à déchirer le Corps Mystique du Christ.
Enfin, il faut préciser, si cela est nécessaire, qu’être soumis à une autorité d’institution divine comme celle du Pape ne signifie d’aucune façon soumettre publiquement son intelligence à tout ce qu’une telle autorité soutient, ou laisse entendre, ou semble approuver lorsqu’il parle comme théologien privé ou lorsqu’il agit comme personne privée. Ce n’est pas là la doctrine catholique du Primat, et nul ne saurait affirmer que le Pontife régnant n’ait jamais réclamé une telle soumission. En fait, bien qu’on puisse concéder qu’une certaine frange du traditionalisme est prête à s’avilir, avec un piètre sens de la théologie, en dogmatisant à la virgule près les affirmations de toute autorité ecclésiastique, même seulement locale, il faut reconnaître, avec un peu d’honnêteté, que cela est assez rare. Par contre, affirmer que nécessairement, par le fait même de l’obéissance canonique, on pècherait contre la foi par omission de défense de la vérité est non seulement un mensonge et une tromperie envers les fidèles, mais c’est aussi une absurdité théologique. Car cela reviendrait à dire que l’autorité suprême est devenue formellement hérétique, et avec elle tous ceux qui lui sont soumis visiblement, par le seul fait d’y être soumis.
La Fraternité, si elle ne veut pas encourir le péché de schisme, doit donc reconnaître qu’elle est déjà visiblement soumise à l’autorité du Pontife Romain, tout autant que l’est un prêtre diocésain. Ontologiquement, la soumission de la Fraternité à l’autorité ecclésiastique ne diffère pas de celle de tous les autres Instituts, traditionnels ou non ; mais c’est un problème canonique qui demeure, et qui doit être résolu au plus vite, puisque la durée de cet état anormal risque d’amener certains de ses membres à tenir des thèses théologiques gravement erronées. Les articles cités ici le confirment.
Les incohérences d’une politique ecclésiastique ambigüe
Ajoutons que s’il est bien naturel et compréhensible que les prêtres de la Fraternité se soucient de rester fidèles aux principes de leur fondateur, il est aussi une chose bonne, et même moralement nécessaire, d’être cohérent dans les propos tenus publiquement. Or la thèse que nous combattons ici, car elle est théologiquement insoutenable, rend aussi impossible dès le départ toute issue aux discussions en cours entre le Saint-Siège et la Fraternité ; elle démontre au contraire une claire volonté de maintenir cette situation d’exclusion mutuelle, sans même communiquer dans la communauté des sacrements en rite traditionnel. Car si, pour pouvoir communiquer in sacris avec le Pape, il faut attendre l’accord doctrinal par lequel le Saint-Siège adopte la position de la Fraternité, alors il faut avoir l’honnêteté de déclarer ouvertement que toute la hiérarchie catholique est dans le schisme ou dans l’hérésie. Tertium non datur.
Mais si, au contraire, un accord canonique est possible et même imminent, selon les termes de Mgr Fellay lui-même ; et si le supérieur général de la Fraternité procède véritablement à cet accord canonique – tout en maintenant publiquement ses réserves sur le projet de la réunion d’Assise et son désaccord sur certains choix du Pape – M. l’abbé de Cacqueray déconseillera-t-il alors à « ses » fidèles d’assister aux messes des prêtres de la Fraternité, et de communier des mains de Mgr Fellay, une fois conclu cet accord « pratique » ? La cohérence entre les propos de ces deux importants responsables de l’œuvre fondée par Mgr Lefebvre est tout au moins délicate à saisir : elle semble plutôt le reflet d’une politique ambigüe. Nous avons déjà exprimé ici notre ferme conviction de l’opportunité d’un accord canonique, qui ne prétende précisément pas être « doctrinal » : du point de vue dogmatique, l’idée d’un accord « doctrinal » auquel le Vicaire du Christ devrait se soumettre semble absurde ; du point de vue pratique, les faits démontrent qu’il est illusoire de prétendre résoudre en quelques traits de plume, ou en quelques épisodiques rencontres entre spécialistes, la complexité de la situation actuelle de l’Eglise, en même temps que les problèmes soulevés par certains textes magistériels. Il n’est au contraire pas absurde, ni théologiquement ni prudentiellement, de reconnaître canoniquement l’autorité de Pierre, tout en conservant une autonomie dans le débat théologique sur certains points qui laissent perplexes.
Nous sommes prêts à publier ici-même, si cela est nécessaire, n’importe quelle correction ou précision qui provienne des supérieurs légitimes de la Fraternité saint Pie X sur cette question, et à rendre publique une éventuelle rectification ou prise de distance par rapport aux écrits discutés ici. Nous attendons aussi, pour notre part, une réponse claire à la question de l’accomplissement du précepte dominical pour un fidèle qui assiste à une messe célébrée par un prêtre de la Fraternité saint Pierre, ou qui reçoit la communion d’un prêtre de l’Institut du Bon Pasteur, du Christ-Roi ou de n’importe quel diocèse : le fidèle commet-il là un péché?
La Fraternité saint Pie X, qui ne peut pas être accusée de laxisme, a toujours su donner les précisions nécessaires – et parfois punir ses prêtres avec fermeté – lorsque les opinions de l’un ou l’autre se trouvaient être en contraste avec sa ligne générale. Si les opinions de « Petite Eglise », aujourd’hui ouvertement tenues par certains de ses prêtres, ne sont pas partagées par la Fraternité, il faut donc qu’elles soient, avec la même fermeté, démenties publiquement. Sinon, on devra en conclure que les ambigüités sont volontairement entretenues.
[1] Le texte intégral peut être consulté sur La porte latine, site officiel de la Fraternité saint Pie X en France, à l’adresse suivante : voeux de M. l'abbé de Cacqueray pour 2011
[2] Abbé Jacques Mérel, « Discussion de parvis sur la messe des ralliés », in Le Pélican, juillet-août 2008 ; publié intégralement dans Le Sel de la Terre, n°70, Automne 2009, pp. 188-193.
[3] Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, IIa-IIae, qu. 39, a. 1, corpus : “Ecclesiae autem unitas in duobus attenditur, scilicet in connexione membrorum Ecclesiae ad invicem, seu communicatione; et iterum in ordine omnium membrorum Ecclesiae ad unum caput (…). Et ideo schismatici dicuntur qui subesse renuunt summo pontifici, et qui membris Ecclesiae ei subiectis communicare recusant”