SOURCE - Sandro Magister - 9 novembre 2012
Ombres et lumières du Concile. La lacune que Jean-Paul II voulut combler - d'après les mémoires du père Piero Gheddo
Ombres et lumières du Concile. La lacune que Jean-Paul II voulut combler - d'après les mémoires du père Piero Gheddo
Elle concernait l'action missionnaire de l'Église. La genèse du décret conciliaire Ad gentes et de l'encyclique Redemptoris missio de 1990 dans les mémoires inédits du père Piero Gheddo, qui a travaillé à la rédaction de ces deux documents.
Lors du synode du mois dernier
consacré à la nouvelle évangélisation, le cardinal indien Telesphore Placidus
Toppo a produit une forte impression quand il a critiqué ceux des ordres
religieux qui agissent « comme des multinationales pour répondre aux
besoins matériels de l’humanité mais oublient que le principal objectif pour
lequel ils ont été créés est de porter le 'kérygme', l’Évangile, à un monde
perdu ». Cette critique n’est pas
nouvelle. Et les derniers papes l’ont adressée, à plusieurs reprises, à
l’ensemble de l’Église catholique, qu’ils ont incitée à raviver son esprit
missionnaire refroidi.
Le renversement de tendance a eu
lieu au moment du concile Vatican II.
« Jusqu’au Concile, l’Église
a vécu une période de ferveur missionnaire qui est inimaginable aujourd’hui »,
rappelle le père Piero Gheddo, de l’Institut Pontifical des Missions
Étrangères, qui fut l’un des experts appelés au concile par Jean XXIII pour
travailler à la rédaction du document relatif aux missions. Mais, ensuite, il y a eu un
écroulement soudain. C’est tellement vrai que, en 1990, vingt-cinq ans après
l'approbation du décret conciliaire Ad
gentes [Vers les peuples], Jean-Paul II a ressenti la nécessité de
consacrer aux missions une encyclique, Redemptoris
missio, précisément pour secouer l’Église et la faire sortir de sa torpeur.
Le père Gheddo fut également
appelé à travailler à la rédaction de cette encyclique. Il affirme : « Avec Redemptoris missio, Jean-Paul II voulait certainement confirmer le
décret conciliaire Ad gentes, mais il voulait également combler une lacune de
ce texte, très beau mais rédigé hâtivement et incomplet. C’est-à-dire qu’il
voulait traiter des thèmes qui, lors du concile Vatican II, avaient été
examinés de manière hâtive ou même carrément laissés de côté. Et je peux bien
dire cela puisque j’ai rencontré le pape à plusieurs reprises pendant que je
préparais les trois moutures du document, entre les mois d’octobre 1989 et de
juillet 1990».
Ces derniers temps, le père
Gheddo – qui a 83 ans, a fait d’innombrables voyages sur tous les continents, a
écrit plus de 80 livres qui ont été traduits en plusieurs langues et a été
jusqu’en 2010 le directeur du service historique de l’Institut Pontifical des
Missions Étrangères – remet de l’ordre dans ses mémoires concernant le concile
et l’après-concile. Certains de ses textes ont été repris par les agences de
presse Zenit et Asia News.
PENDANT LE CONCILE
En ce qui concerne le décret
conciliaire Ad gentes, à la rédaction
duquel il a contribué, le père Gheddo dit ceci : « Le décret a connu un
cheminement on ne peut plus laborieux et semé de difficultés. Tout d’abord, les
exigences et les solutions qui ont été présentées par les pères conciliaires
variaient beaucoup en fonction du continent d’où ils venaient. Pour ne citer
qu’un seul exemple, dont je me souviens bien : les Églises asiatiques, qui
étaient riches en vocations et présentes dans des pays où les religions locales
avaient une longue tradition de célibat, demandaient de manière insistante que
le célibat sacerdotal soit maintenu ; au contraire, certains épiscopats
d'Amérique Latine et d'Afrique en demandaient l'abolition, ou bien l'admission
d’un clergé marié, à certaines conditions ».
Le document a même couru le risque d’être annulé.
Le père Gheddo poursuit son récit : « Les difficultés augmentent
quand, le 23 avril 1964, entre la IIe et la IIIe session conciliaire, le
secrétariat du concile adresse à notre commission une lettre indiquant que le
schéma relatif aux missions doit être réduit à quelques propositions. Il n’est
plus question d’un texte long et argumenté, mais d’une simple liste de
propositions. Il s’agit là d’une tentative de simplification des travaux du
concile, pour que celui-ci s’achève avec la IIIe session. Certains
textes de base peuvent être assez longs ; d’autres, étant considérés comme
moins importants, doivent être limités à quelques pages de propositions. On
entendait dire un peu partout que les dépenses engagées pour les pères
conciliaires – il y en avait environ 2
400 en tout – et pour la machine du Concile étaient tout à fait insoutenables
pour le Saint-Siège.
« La commission des missions
travaille à toute vitesse, y compris de nuit, afin de répondre à cette demande,
en concentrant le texte en 13 propositions. Mais à peine la nouvelle s’est-elle
répandue parmi les évêques que les protestations arrivent ; certaines
d’entre elles sont véhémentes, comme celle du cardinal Frings, archevêque de
Cologne, qui envoie des lettres aux évêques allemands et à d’autres, dans lesquelles
il les invite à protester : Mais comment ! On affirme que l’effort
missionnaire est essentiel pour l’Église et voilà que l’on veut le réduire à un
texte de quelques pages ? C’est incompréhensible, impossible, inacceptable ».
« Un groupe d’évêques
demande que le document relatif aux missions soit supprimé et que son contenu
soit intégré dans la constitution Lumen
gentium concernant l’Église. D’autres, au contraire, plus nombreux et plus
combatifs (il y a, parmi eux, des missionnaires 'de brousse' à qui, rien qu’en
les voyant, on ne peut pas dire non), établissent des contacts personnels avec
tous les pères conciliaires, l’un après l’autre, et font des adeptes. La bataille
en séance se termine par un succès : 311 pères conciliaires seulement se
prononcent en faveur du document relatif aux missions réduit à 13 propositions,
tandis que 1 601 d’entre eux demandent que le décret missionnaire soit conservé
dans son intégralité. La décision concernant son sort est renvoyée à la IVe
session du concile, la plus longue de toutes, qui dure du 14 septembre au 8
décembre 1965 ».
L’un des points controversés
concerne le rôle de la congrégation vaticane de Propaganda Fide : « D’un côté, certains
demandaient carrément la suppression de la congrégation pour l'évangélisation
des non-chrétiens. Au contraire, beaucoup de pères conciliaires demandaient que
celle-ci soit renforcée, afin qu’elle retrouve un rôle de guide, dépassant
ainsi la fonction uniquement juridique et de financement des diocèses
missionnaires qu’elle en était venue à assumer.
« En effet, depuis sa
naissance en 1622 jusqu’au début du XXe siècle, Propaganda Fide a eu un rôle fort, vigoureux, dans la stratégie et
dans la conduite concrète du travail missionnaire, ainsi que dans la vie des
instituts et des missionnaires eux-mêmes. Mais ensuite son rôle s’est réduit,
tandis que la Secrétairerie d’État gagnait en puissance, à travers les
nonciatures apostoliques qui dépendaient d’elle. Des évêques missionnaires en
assez grand nombre voulaient donc renforcer la congrégation des missions, dont
la liberté d’action leur paraissait très nécessaire, comme garantie de leur
propre liberté ».
« Si la demande de ces évêques missionnaires n’a
pas été couronnée de succès – dit le père Gheddo – c’est aussi parce que la
tendance à la centralisation et à l’unification du gouvernement de l’Église
était peut-être inévitable ». Inversement, sur un autre point
controversé, un groupe d’évêques des régions amazoniennes a connu le succès : « C’est une affaire que j’ai
suivie personnellement », se rappelle le père Gheddo. « Mgr Arcangelo
Cerqua, de l’IPME (Institut Pontifical pour les Missions Étrangères), prélat de
Parintins en Amazonie brésilienne, et Mgr Aristide Pirovano, lui aussi membre
de l’IPME, prélat de Macapà en Amazonie, se firent les promoteurs d’une
opération de 'lobbying' qui aboutit à insérer dans le décret Ad gentes,
au dernier moment, la note 37 du chapitre 6. Celle-ci crée une équivalence
entre d’une part les prélatures de l'Amazonie brésilienne (à l’époque il y en
avait 35) mais également beaucoup d’autres situées en Amérique latine, et
d’autre part les territoires missionnaires dépendant de 'Propaganda Fide'. Sans
cette mise en équivalence, l'Amérique latine serait restée exclue des aides
fournies par les œuvres pontificales missionnaires, dont elle bénéficie
aujourd’hui.
« Lors du vote décisif, au
mois de novembre 1965, le texte soumis au vote, qui ne parle pas des
prélatures, est rejeté par 117 pères conciliaires d'Amérique latine. C’est trop
peu, sur un total de 2 153 votants. Toutefois, dans le même temps, 712 autres
pères votent en faveur du texte, mais juxta
modum, ce qui oblige à le réécrire, parce qu’il n’a pas été pleinement
approuvé par les deux tiers des votants. Et c’est ainsi qu’il a été possible de
faire figurer les prélatures d’Amérique Latine parmi les territoires aidés par
les œuvres pontificales missionnaires ».
Commentaire du père Gheddo : « Des faits tels que ceux-là,
mais également beaucoup d’autres, comme par exemple l’approbation de la
collégialité du pape avec l’épiscopat, sont une confirmation de l'évidente
intervention du Saint-Esprit dans la conduite de l'assemblée de Vatican II ». Ce qui n’empêche pas – poursuit
le père Gheddo – que, dans l'intervalle entre la IIIe et la IVe
session de Vatican II, « il y ait eu en commission un sentiment d’anxiété
qui, chez certains, allait presque jusqu’au désespoir ».
« Le texte envoyé aux
évêques pendant l’été 1965 était cinq fois plus long que les 13 propositions
précédentes auxquelles on avait tenté de le réduire. Cela paraissait un succès
incroyable. Mais, pour la commission de rédaction, le plus gros effort est venu
ensuite. Les mois décisifs sont octobre et novembre. Le texte est enrichi d’un
grand nombre des observations suggérées par les évêques. En novembre, il y a
vingt votes qui l’approuvent à une large majorité, mais avec 500 autres pages
de modi, de suggestions, de
propositions en séance qui rendent nécessaires d’autres additions, corrections,
formulations différentes. On était à moins d’un mois de la fin du concile et on
avait encore presque l’impression qu’il allait falloir recommencer à partir du
début !
« Et puis, mystérieusement,
à la fin tout s’arrange. L'ensemble du décret est approuvé lors de la dernière
séance publique par 2 394 voix pour et seulement 5 voix contre, ce qui est le
plus haut niveau d’unanimité de tous les votes du concile. « Le
Saint-Esprit est vraiment là ! », s’est exclamé le cardinal Agagianian,
alors préfet de Propaganda Fide et l’un des quatre modérateurs de
la séance ».
APRÈS LE CONCILE
Toutefois, dès le tout début de
l’époque postconciliaire, le rêve d’une nouvelle Pentecôte missionnaire a cédé
le pas à une tendance opposée. Le père Gheddo se souvient : « On réduisait l'obligation
religieuse d’évangéliser à un engagement social : l'important est d’aimer son
prochain, de faire du bien, de donner un témoignage de service aux autres,
comme si l’Église était une agence d’aide et d’intervention rapide pour porter
remède aux injustices et aux maux de la société. On exaltait l'analyse « scientifique »
du marxisme et le tiers-mondisme. On proclamait comme des vérités des thèses
complètement fausses, par exemple celle selon laquelle il n’est pas important
que les peuples se convertissent au Christ, du moment qu’ils accueillent le
message d’amour et de paix de l’Évangile ».
Ces tendances se manifestent
également chez les évêques qui prennent part, en 1974, au synode consacré à
l'évangélisation. C’est Paul VI qui, dans l'exhortation apostolique post-synodale
Evangelii nuntiandi de 1975,
réaffirme avec force que « même le plus beau témoignage se révèlera
inefficace à long terme si le nom, l'enseignement, la vie et les promesses, le
règne, le mystère de Jésus de Nazareth, Fils de Dieu, ne sont pas proclamés ». Mais Paul VI n’a pas été
écouté », commente le père Gheddo. Et son successeur Jean-Paul II,
lorsqu’il publia l'encyclique Redemptoris
missio en 1990, se heurta lui aussi à un mur d’incompréhension.
Le père Gheddo, qui collabora avec le pape pour la
rédaction de ce texte, se souvient : « Des membres de la curie du
Vatican en assez grand nombre contestèrent cette encyclique avant même qu’elle
ne soit publiée. Ils disaient : « Une encyclique, c’est trop, une lettre
apostolique peut suffire, comme c’est le cas pour l'anniversaire d’un texte
conciliaire ». Mais même après sa publication l’encyclique Redemptoris missio a été sous-estimée
dans l’Église, par des théologiens, des missiologues, des revues missionnaires.
Ils affirmaient : 'Elle ne dit rien de nouveau'. Alors que, au contraire, elle
introduisait des thèmes nouveaux et absolument révolutionnaires qui n’avaient
même pas été effleurés par le décret conciliaire Ad gentes, comme c’est le cas par exemple dans le chapitre intitulé
« Promouvoir le développement en éduquant les consciences ».
Jean-Paul II avait raison de constater que, dans l’histoire de l’Église, l’élan
missionnaire a toujours été un signe de vitalité et sa diminution le signe d’une
crise de la foi ».
Et le père Gheddo de poursuivre : « Aujourd’hui, lorsque l’on
observe les revues et les livres, les congrès, les campagnes organisées par des
organismes missionnaires, on en vient à se demander si Redemptoris missio est connue et vécue. Disons la vérité. La très
grave diminution des vocations missionnaires tient également à la manière de
présenter la figure du missionnaire et la mission vers les peuples. « Il y a un demi-siècle, on
organisait des veillées et des marches missionnaires à l’occasion desquelles on
faisait parler les missionnaires de terrain ; on demandait à Dieu
davantage de vocations pour la mission vers les peuples et on encourageait les
jeunes à offrir leur vie pour les missions. Aujourd’hui, ce qui prédomine,
c’est la mobilisation sur des thèmes tels que les ventes d’armes, la collecte
de signatures contre la dette extérieure des pays africains, l’eau comme bien
commun, la déforestation, etc. Lorsque des thèmes comme ceux-là sont ceux qui
ont le plus de poids dans l'animation missionnaire, il est inévitable que le
missionnaire soit réduit au rôle d’opérateur social et politique.
« Je pose la question :
peut-on imaginer qu’un jeune homme ou une jeune femme se sentiront incités à
devenir missionnaires, si leur éducation leur apprend à critiquer et à
protester, à recueillir des signatures contre les armes ou contre la dette
extérieure ? Pour qu’il y ait davantage de vocations missionnaires il faut
fasciner les jeunes en leur faisant connaître l’Évangile et la vie de mission,
faire en sorte qu’ils se mettent à aimer Jésus-Christ, la seule richesse que
nous ayons. Tout le reste en découle ».
UNE NOTE DE CONFIANCE
Avec Benoît XVI, la lutte contre
le relativisme, contre l'idée que toutes les religions sont équivalentes et
constituent des voies de salut, est passée au premier plan. Parmi les nombreux
textes de ce pontificat qui portent sur ce sujet, il y a la note doctrinale de
la congrégation pour la doctrine de la foi relative à certains aspects de
l’évangélisation.
Commentaire du père Gheddo : « Cette note a été voulue et
approuvée par le pape ; elle a été publiée le 3 décembre 2007, fête du
missionnaire par excellence qu’est saint François Xavier ; et pourtant elle a
été presque passée sous silence par la presse catholique et missionnaire, alors
que c’est un texte que les instituts missionnaires diocésains, la presse, les
groupes et les associations missionnaires devraient connaître et discuter pour
avoir un point de référence précis dans le climat de sécularisation et de
relativisme qui risque de nous faire perdre le sens de la voie juste ».
Mais, malgré tout cela, le père
Gheddo continue à avoir confiance et pour justifier cette confiance il cite
quelques chiffres : « Aujourd’hui, il y a trop
de pessimisme quant à l’efficacité des missions auprès des non-chrétiens. La
réalité est différente. Au cours de l’histoire bimillénaire de l’Église, il n’y
a aucun continent qui se soit converti au Christ aussi rapidement que
l’Afrique. En 1960, il y avait en Afrique quelque 35 millions de catholiques et
25 évêques locaux ; aujourd’hui, il y en a 172 millions et environ 400
évêques africains. D’après le Pew
Research Center de Washington, les chrétiens comptent comme les musulmans
un peu moins de 500 millions de fidèles dans l’ensemble de l’Afrique en 2010,
mais dans la seule Afrique noire sub-saharienne il y a 470 millions de
chrétiens et 234 millions de musulmans.
« En 1960, il y avait en Asie 68 évêques
asiatiques et dans aucun pays on n’enregistrait une croissance soutenue du
nombre de baptisés. Il n’y a qu’en Inde que l’on trouvait un bon taux de
conversions et aujourd’hui, dans ce pays, il y a au moins 30 millions de
catholiques, soit deux fois plus que le chiffre déclaré. Il en est de même pour
l’Indonésie, le Sri Lanka, la Birmanie, et aussi pour le Vietnam, un pays où
les catholiques représentent déjà 10 % des 85 millions d’habitants et où les
conversions et les vocations sont nombreuses. La Chine comptait, lorsque Mao
est arrivé au pouvoir en 1949, 3,7 millions de catholiques ; aujourd’hui, en
dépit de la persécution, on estime qu’il y en a de 12 à 15 millions et que les
chrétiens dans leur ensemble sont de 45 à 50 millions. En Corée du Sud, pays où
la religion est libre et les statistiques crédibles, les catholiques sont plus
de 5 millions, soit 10,3 % de la population sud-coréenne, et les chrétiens dans
leur ensemble 30 %.
« L’effet positif du Concile
et des papes est évident dans la promotion des jeunes Églises, qui sont
aujourd’hui missionnaires en dehors de leur propres pays et vers l’Occident.
Les stéréotypes selon lesquels la mission vers les peuples serait terminée et
n’aurait plus d’efficacité doivent être abandonnés parce qu’ils ne
correspondent pas à la réalité des faits. « Jean-Paul II a écrit dans Redemptoris missio : « La mission
vers les peuples en est à peine à ses débuts ». Nous ne connaissons pas
les plans de Dieu, mais l’actuelle période de stagnation de la mission vers les
peuples a probablement, elle aussi, sa signification positive. Peut-être le
comprendrons-nous dans un demi-siècle ».