SOURCE - Abbé Benoît de Giacomoni, fssp - Communicantes - février 2013
« Il est contraire à la raison d’être un poids pour autrui, de n’offrir aucun agrément et d’empêcher son prochain de se réjouir ... ceux qui refusent de se distraire, qui ne racontent jamais de plaisanteries et rebutent ceux qui en disent, ceux-là sont vicieux, pénibles et mal élevés » (Saint Thomas d’Aquin, docteur de l’Eglise).
« Il est contraire à la raison d’être un poids pour autrui, de n’offrir aucun agrément et d’empêcher son prochain de se réjouir ... ceux qui refusent de se distraire, qui ne racontent jamais de plaisanteries et rebutent ceux qui en disent, ceux-là sont vicieux, pénibles et mal élevés » (Saint Thomas d’Aquin, docteur de l’Eglise).
Il existe plusieurs
raisons pour parler de cette vertu. D’une part, il faut bien reconnaître que
notre sainte religion est souvent représentée comme pénible, alors qu’elle nous
fait même un devoir de nous divertir. Mais il est vrai également qu’à tout âge
de nombreux loisirs s’offrent à nous et leur choix n’appartient désormais plus
qu’à nous (alors qu’avant nous recevions principalement nos loisirs de nos
parents) : il convient donc d’être éclairé face à ces choix. Notre époque en
outre, tout en offrant mille moyens de nous divertir n’en offre pas que des
bons, et en offrirait même trop, faisant du divertissement une nouvelle forme
de vie. Le temps du Carême enfin, nous offre une belle occasion de réfléchir
sur nos propres divertissements pour revenir vers le Bon Dieu, source de toute
joie véritable.
I. IL EST NECESSAIRE DE SE DETENDRE
« De même que la
fatigue corporelle se relâche par le repos du corps, de même la fatigue de
l’âme se relâche par le repos de l’âme. Le repos de l’âme, c’est le plaisir, on
l’a vu quand on a traité des passions. C’est pourquoi il faut remédier à la
fatigue de l’âme en s’accordant quelque plaisir, qui interrompe l’effort de la
raison.
Dans les Conférences
des Pères on peut lire que S. Jean l’Évangéliste, comme certains s’étaient
scandalisés de l’avoir trouvé en train de jouer avec ses disciples, demanda à
l’un d’eux qui portait un arc de tirer une flèche.
Lorsque celui-ci
l’eut fait plusieurs fois, il lui demanda s’il pourrait continuer toujours. Le
tireur répondit que, s’il continuait toujours, l’arc se briserait. S. Jean fit
alors remarquer que, de même, l’esprit de l’homme se briserait s’il ne se
relâchait jamais de son application. » IIa IIæ, 168, 2.
« Prendre l’air, se
promener, s’entretenir de devis joyeux et aimables, sonner du luth ou autre
instrument, chanter en musique, aller à la chasse, ce sont récréations si
honnêtes que pour en bien user il n’est besoin que de la commune prudence, qui
donne à toutes choses le rang, le temps, le lieu et la mesure. » (St François
de Sales).
Ainsi donc, il
existe bien une récréation chrétienne nécessaire car proportionnée à notre
nature. Mais puisqu’il convient d’apporter de la mesure, de la prudence dans le
divertissement –autrement-dit, se divertir correctement n’est pas inné- nous
aurons besoin d’acquérir une vertu (une bonne habitude qui facilite les actions
dans un domaine donné). Et cette vertu qui concerne la bonne récréation
s’appelle la vertu d’eutrapélie (enjouement).
II. LA VERTU D’EUTRAPELIE
La vertu
d’eutrapélie permet de ne pas être indécent, d’être gai, de rester dans le
juste milieu entre l’exubérance (qui écrase les autres) et la morosité. Elle
fait que le repos même est pris selon Dieu : « quoique vous fassiez, faites
tout pour la gloire de Dieu » (St Paul).
« Ces paroles et
actions, où l’on ne recherche que le plaisir de l’âme, s’appellent
divertissements ou récréations. Il est donc nécessaire d’en user de temps en
temps, comme moyens de donner à l’âme un certain repos. C’est ce que dit
Aristote lorsqu’il déclare que, " dans le cours de cette vie, on trouve un
certain repos dans le jeu ". » (St Thomas d’Aquin).
L’eutrapélie est
donc la force des caractères délibérément enjoués, le secret des personnes dont
on envie la joie de vivre tandis qu’on sait les épreuves silencieuses et
l’humble dignité qui les marquent. Leur amitié réjouissante offre à l’âme et au
corps arc-boutés dans la difficulté, la détente qui les sauve de la cassure.
L’humour est une charité prisée du vrai saint. Cet art de la distraction
bienvenue, offerte avec coeur, allège l’ombrageuse gravité des actes et des
propos.
Comme toute vertu
morale, sa rectitude se tient en un juste et raisonnable milieu. Ainsi, on peut
pécher en ce domaine soit par excès, soit par défaut. Il est clair que la
majorité sera plus tentée ici de pécher par excès (d’où le fait que
l’eutrapélie est une vertu fille de la tempérance), surtout de nos jours où le
divertissement est présenté comme une fin en soi, alors que se divertir n’est
nécessaire que pour mieux vaquer ensuite à ses devoirs.
Deux espèces de péchés
:
· Le manque
d’eutrapélie : « Tout ce qui, dans les actions humaines s’oppose à la
raison est vicieux. Or il est contraire à la raison d’être un poids pour les
autres, lorsque par exemple on n’offre rien de plaisant, et qu’on empêche aussi
les autres de se réjouir. » Donc premier péché : ne jamais se détendre ou le
faire mal !
· L’excès
d’eutrapélie : « L’excès dans le jeu s’entend de ce qui excède la règle de
raison, ce qui peut se produire de deux manières :
D’une première
manière, par la nature des actions distrayantes, genre de plaisanterie que
Cicéron qualifie de " grossier, insolent, déshonorant et obscène ";
ce qui a lieu quand on emploie pour jouer des paroles ou des actions honteuses,
ou encore de ces choses qui tournent au dommage du prochain.
D’une autre manière,
il peut y avoir aussi un excès dans le jeu quand font défaut les circonstances
requises; lorsque par exemple on se livre au jeu à des moments ou en des lieux
prohibés, ou encore d’une façon qui ne convient pas aux affaires traitées, ou
aux personnes. Parfois cela peut devenir péché mortel, à cause de la violence
de l’attachement au jeu, dont on préfère le plaisir à l’amour de Dieu, au point
de ne pas craindre de pratiquer de tels jeux contre les commandements de Dieu
ou de l’Église. » (St Thomas)
III. QUELQUES « DETENTES » ACTUELLES : INTERNET, FACEBOOK, TELE, SOIREES…1- Internet n’est pas un divertissement en soi, mais un outil !
Nombreux sont ceux
qui dénoncent les méfaits d’Internet. Il est peu de moyens de distractions
aussi simples et attrayants que ce dernier. Mais là où Internet présente de
réels avantages (c’est un bon outil !), force est de constater que sous
apparence de bien, il est très souvent un anti-eutrapélie efficace.
Il faut être très
fort pour aller sur Internet, non d’un point de vue pratique (quelques clics)
mais du point de vue de la force d’âme nécessaire.
Les dangers en sont
nombreux et immenses. Le premier, par ailleurs commun à tout divertissement virtuel
et solitaire, est de nous éloigner les uns des autres. Le fait est que l’homme
est un animal social, ce qui implique des relations avec d’autres que nous,
faits de chair et d’os. Internet nous introduit dans le virtuel, en nous
faisant croire que nous sommes dans le monde réel avec la sensation d’y
posséder un pouvoir : je peux tout (ou presque en un clic !). Or le monde réel
ne se construit pas d’abstractions, et notre réalité personnelle en ce monde
est bien plus humble que le pseudo-pouvoir que prétend nous donner Internet :
pouvoir d’être ami avec des centaines de personnes là où la charité s’occupe du
prochain, celui que l’on croise dans la vie et non sur un écran, pouvoir de
connaissance, comme si apprendre pouvait se passer d’un maître…
Internet personnifie
ainsi en quelque sorte la troisième tentation du démon contre Notre-Seigneur :
« Je te donnerai tous les biens de la terre, si tu m’adores » : « tu auras
libre accès à toute chose, si tu me sacrifies tout le reste : ton devoir de
chrétien, ton temps. »
Un autre danger bien
clair celui-là d’Internet est le flot d’images obscènes. Un de nos professeurs
au séminaire avait coutume de dire cette parole pleine de réalisme et de
sagesse : « toute image se paye ! ». C’est vraiment le cas d’Internet : on met
en danger son âme, son imagination pour une raison bien souvent irréelle. Ainsi
avant de nous y embarquer, posons-nous la question : qu’y vais-je faire ? que
vais-je y trouver?
Par rapport aux
images dangereuses que nous y trouvons, pas de compromis possible, pas de
pollution de notre âme. Si nous avons ainsi quelque nécessité de nous rendre
sur Internet, ne le faisons jamais sans prier avant : prière à la Sainte
Vierge, à notre ange-gardien : sollicitons conseil et force de nos alliés du Ciel.
Un autre danger est
la vaine curiosité : nous sommes en permanence sollicités à connaître tel ou
tel évènement. Or bien des connaissances nous sont proprement inutiles : « S.
Augustin a écrit: " je ne vais plus au cirque voir un chien courir après un
lièvre; mais que le hasard, dans un champ où je passe, m’offre cette chasse,
elle m’accapare, me détourne peut-être même d’une profonde méditation... Et si
vous ne m’avertissez sur-le-champ, en me montrant ma faiblesse, j’ai
l’absurdité de rester là bouche bée. »
Le dernier danger
d’Internet est la perte de temps. C’est peut-être le danger le plus contraire à
la vertu d’eutrapélie : se récréer n’est bon qu’avec la mesure nécessaire et
notamment le temps consacré à la détente.
Saurons-nous capables
de nous poser sérieusement la question : que cela m’apporte-t-il réellement ?
Mon amitié est-elle réellement en danger si je n’y vais pas retrouver mes amis
?
N’oublions pas que
la véritable amitié n’est là encore jamais virtuelle. L’ami véritable n’est
jamais au nombre de ceux que nous croyons avoir via Facebook. Les amis
véritables, ceux que nous gardons toute une vie, qui sont là dans les joies
comme dans les peines ne sont jamais des centaines ! C’est un fait, non un
reproche. Ne serait-il pas plus profitable de passer un moment entre amis pour
voir des photos disposées avec ordre sur un album plutôt que de voir des photos
nombreuses dont la plupart ne vont que nous troubler par leur manque d’intérêt,
susciter peut-être des jalousies inutiles, des conflits, ou encore des
médisances ou pire des calomnies, car nous n’aurons pas perçu la réalité d’un
fait qui ne se présente à nous que virtuellement. Combien de conflits naissant
de telles rencontres virtuelles seraient évités si on avait discuté vraiment
avec un interlocuteur réel : voyant dans ses yeux et non dans son écriture
(illisible bien souvent : pauvre langue française !) la réalité de ses
sentiments et de son amitié ?
Attention aussi à
l’incitation à l’envie, à la jalousie, à la moquerie, ou à la coopération dans
ces péchés contraires à la charité !
Et là encore de tels
divertissements sont consommateurs de temps ! Faisons souvent le lien entre le
temps passé et le profit réel que nous en avons reçu… Là encore, il peut
exister un bien à rester en contact avec des amis lointains, mais il demeure
vrai que cela ne sera jamais aussi profitable qu’écrire une lettre. Celui qui
reçoit une lettre a conscience qu’une personne a sacrifié de son temps, de son
argent, a ouvert son âme, là où trois phrases échangées à la volée n’auront
aucun impact réel ni sur nous, ni sur notre interlocuteur. Que lui avons-nous
donné de réel ? Pas grand chose, rien d’abord qu’il pourra conserver comme une
lettre ou une photo : nos messages finissent à la poubelle, et encore dans une
poubelle virtuelle : belle fin pour une discussion…
Et que dire aussi de
l’égoïsme que cela peut engendrer : pouvons-nous dire en toute franchise que
nos relations avec ceux qui nous entourent (parents, frères et soeurs,
camarades de classe) s’en trouvent nettement grandies ? Bien au contraire,
s’attacher à des conversations virtuelles c’est s’éloigner des siens, comme si
converser ne pouvait plus se faire que de la sorte.
La télévision
Je ne m’attarderai
pas sur les dangers liés aux mauvaises images que l’on trouve à la télévision,
en ayant déjà parlé avec Internet. La différence est qu’avec la passivité de la
télé, on se dira plus facilement : « bon, cette image n’est pas bonne, mais à
quoi me sert de zapper, elle va passer… ».
La télévision est un
« divertissement » dangereux car se divertir n’implique pas de ne rien faire
mais implique une activité réelle. Or la télévision engendre une posture peu
banale pour l’homme, animal raisonnable : allongé à ne rien faire devant un
écran qui nous fascine. L’homme est-il encore ainsi seulement raisonnable ?
Qu’en est-il de sa capacité à discerner, à faire le tri des informations
reçues, toutes présentées sur un même plan, avec une même autorité et une même
valeur ?
Là encore il se peut
tout à fait qu’un intérêt relatif se trouve dans une émission ou un film, à
condition qu’un discernement préalable ait été effectué, surtout pour le choix
d’un film. Un bon film est celui qui, au sortir, nous laisse le souvenir soit
d’un agréable moment de détente (d’ailleurs la plupart du temps entre amis),
soit d’une belle histoire, d’un bel exemple, en bref qui voit notre âme en
sortir renforcée et prompte à faire le bien.
Les soirées
Nous reprendrons ici
les conseils donnés par saint François de Sales, dans son « Introduction à la
vie dévote » (recueil de conseils à l’usage des gens du monde).
« Les danses et bals
sont choses indifférentes de leur nature ; mais selon l’ordinaire façon avec
laquelle cet exercice se fait, il est fort penchant et incliné du côté du mal,
et par conséquent plein de danger et de péril. On les fait de nuit, et parmi
les ténèbres et obscurités il est aisé de faire glisser plusieurs accidents
ténébreux et vicieux, en un sujet qui de soi-même est fort susceptible du mal ;
on y fait des grandes veilles, après lesquelles on perd les matinées des jours
suivants, et par conséquent le moyen de servir Dieu en celles-ci : en un mot,
c’est toujours folie de changer le jour à la nuit, la lumière aux ténèbres, les
bonnes oeuvres à des folastreries. Chacun porte au bal de la vanité à l’envi ;
et la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections et aux
amours dangereux et blâmables, qu’aisément tout cela s’engendre dans les
danses.
« O Philothée, ces
impertinentes récréations sont ordinairement dangereuses : elles dissipent
l’esprit de dévotion, allanguissent les forces, refroidissent la charité et
réveillent en l’âme mille sortes de mauvaises affections ; c’est pourquoi il en
faut user avec une grande prudence. »
IV. LES REMEDESL’absolue primauté du devoir d’état
« Va Gascon, fais ce
que doit » disait Cyrano. Le devoir d’état est la priorité absolue car on ne
prend un bon repos que pour mieux faire ensuite son devoir. Si le repos, la
détente, se substitue au devoir, c’est l’anarchie de notre vie, et nous n’y
trouverons pas seulement des dangers mais le désordre, notre âme étant rendue
incapable de vie spirituelle. Ainsi donc, aucun repos n’est justifié si l’on
n’a pas fait son devoir, il serait un vol : le vol du temps qui devrait être
consacré à autre chose. D’ailleurs on ressent bien souvent intérieurement le
remords de la conscience lorsque l’on vole le temps du travail : l’on sait bien
au fond de son âme que l’on a tort, et cela n’apporte aucune joie.
Prenons note du
grave avertissement de saint Claude de La Colombière (saint lyonnais) : « Les
omissions en ce point se commettent aisément. On ne s’en aperçoit qu’avec peine
et, par conséquent, c’est rarement qu’on les répare. Ce sont des péchés qu’on
fait en ne faisant rien ; c’est un péché qui ne consiste pas en une méchante
action… En omettant vos devoirs, vous damnez les autres et vous vous damnez
vous-même : les autres, parce que vous n’avez pas soin de les retenir dans leur
devoir ; vous-même parce que vous ne vous acquittez pas du vôtre. »
Le grand principe : juger l’arbre à ses fruits (vigilance sur son intérieur)
Si notre façon
habituelle de nous détendre engendre en nous trouble, inquiétude,
affaiblissement de notre volonté, de nos bonnes résolutions, le divertissement
que nous prenons est mauvais. En revanche les fruits de l’Esprit sont la paix,
la joie, la consolation, la charité. Si tel est le cas, alors nous sommes dans
la vertu d’eutrapélie, et nous sortirons de notre récréation plus vertueux,
mieux armés et plus forts pour le bien. Ainsi donc jugeons de nos
divertissements par rapport au Ciel et à notre vie spirituelle : nous en
rapprochent-ils, la favorisent-ils ? Prenons pour cela le bon conseil pratique
de saint Ignace de Loyola : quand nous voulons juger d’une action, posons-nous
deux questions : la conseillerions-nous à d’autres ? Et voudrions-nous qu’elle
fût révélée à tous au jour du jugement dernier ?
L’excellence de la lecture
La lecture,
notamment de livres de formation, de livres spirituels, de bons romans ou de
bandes dessinées, est peut-être l’une des actions les plus nécessaires de
l’eutrapélie : c’est un vrai repos de l’esprit, un bon divertissement des
soucis, des pensées obsédantes. La lecture est d’une profonde conformité à la
raison : temps employé, effort de volonté, culture, entrain à la charité,
formation de l’intelligence, etc, etc…
Ce sera donc un
thermomètre idéal pour connaître notre avancement dans la pratique de la vertu
: combien de temps est-ce que j’y consacre chaque jour ? Quel est le dernier
livre que j’ai lu?
V. CONCLUSION : TROIS RESOLUTIONS PRATIQUES
- Avoir un emploi du temps bien déterminé : lever / coucher / travail / prière / activité physique (l’oisiveté est la mère de tous les vices)
- Se donner des règles strictes dans l’usage d’Internet et autres moyens techniques (téléphone) : horaires / fréquence / recherches. (quantité / qualité).
- Lire un peu chaque jour : avoir toujours un bon livre entamé.
La nature a horreur
du vide, si ce n’est vous qui choisissez vos détentes, le démon se servira du
monde pour vous en trouver.
Abbé Benoît de Giacomoni, fssp