«C’était une grande
dame»
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Mère Anne-Marie
Deuxième fille d’une famille de
14 enfants (qui donnera à Dieu 3 de ses filles et un de ses fils), après de
bonnes études littéraires, elle entre dans la Congrégation des Dominicaines
enseignantes du Saint-Nom-de-Jésus de Toulouse en 1948. Elle en reçoit l’habit
à Montréjeau le 8 septembre 1949, prononce ses premiers vœux le 8 septembre
1951 et y fait profession perpétuelle le 8 septembre 1956. Prieure de l’Institution
Sainte Marthe à Grasse en 1964, elle est élue prieure générale de la
congrégation en 1967. Elle n’a pas 40 ans, et doit donc obtenir la dispense que
Rome lui accorde sans difficulté.
Qui sont ces dominicaines ? Il
s’agit d’une Congrégation enseignante fondée à Toulouse le 25 mars 1800, par un
prêtre, Monsieur Vincens, qui, au lendemain de la Révolution, avait voulu restaurer
l’enseignement chrétien des filles. Cette Congrégation a trouvé une vigueur
nouvelle en se greffant, en 1886, sur l’ordre des frères prêcheurs, comme
Tiers-Ordre régulier dominicain. Elle a connu un grand renouveau sous le pape
Pie XII, grâce à de nouvelles Constitutions rédigées par le Père Calmel à la
demande de la Supérieure Générale, Mère Hélène Jamet, et approuvées par Rome le
5 septembre 1953. Ce renouveau, accepté et vécu avec enthousiasme par la
congrégation n’est cependant pas du goût de certaines sœurs, éprises d’une
autre forme de nouveauté, et une visite apostolique conclut, entre autres, à
des mesures de mise à l’écart du P. Calmel. Le concile Vatican II, et les normes
nouvelles données par l’épiscopat de France pour l’éducation et l’enseignement
dans les écoles catholiques, introduisent – comme ailleurs – la division dans
les communautés.
C’est dans ce climat difficile
que Mère Anne-Marie est élue Prieure Générale en 1967. Dès 1968 elle obtient de
Rome la restauration de la liberté du P. Calmel « pour tout ce qui est correspondance
et visites individuelles ». Avec l’accord et le soutien de la grande majorité
des sœurs, elle maintient la ligne donnée par Mère Hélène et le P. Calmel dans
les nouvelles constitutions, cherchant en outre à maintenir l’unité de la
congrégation et au sein des communautés. Une minorité agissante entretient
toutefois la division au sein de la congrégation, et, encore confiante
(certains diront : naïve), elle fait appel à Rome en 1971. Une visite apostolique
se déroule alors dans toutes les maisons, et après un nouveau recours de Mère
Anne-Marie, la S.C. des religieux annule la convocation du Chapitre général
prévu en 1973. C’est alors que Mère Anne-Marie fait l’acquisition de la
propriété de Saint-Pré. Finalement convoqué en 1974, le Chapitre est reporté
une nouvelle fois, tandis que Mère Anne-Marie est déposée avec retrait de sa
voix passive (ne peut ni élire ni être élue) et une administratrice est nommée.
Entretemps un premier groupe de sœurs s’est retiré à Saint-Pré. Ce sont
principalement les sœurs de la communauté de Toulon, ainsi que quelques sœurs
de l’Annonciation, dont le noviciat, accompagnées du P. Calmel qui résidait à
Toulon. Les 17 sœurs professes seront « réduites à l’état laïc » le 24 mai
1975, quelques jours à peine après le décès du P. Calmel le 3 mai. Mère
Anne-Marie et les autres sœurs « rebelles » vont tenter de sauver ce qui
pouvait l’être encore, en espérant pouvoir encore vivre et agir selon les
traditions de la congrégation. Mais les nouvelles obédiences de 1975 et leur
dispersion dans les maisons – Mère Anne-Marie étant reléguée à Saint
Étienne-de-Tulmont – montrent bien la volonté de ruiner toute possibilité d’une
fidélité aux saintes traditions, et un deuxième groupe de 19 religieuses se
retire à la Clarté-Dieu à Fanjeaux le 2 juillet 1975. Elles seront « réduites à
l’état laïc » le 7 juin 1976. Selon l’étrange formule venue de Rome, le pape
leur a « imposé la dispense de leurs vœux ».
Mère Anne-Marie considérait tout
cela comme d’honorables décorations pour fidélité à l’Église et à sa profession
religieuse, et ne se privait pas de faire malicieusement remarquer à Mgr
Lefebvre qu’elle avait été condamnée avant lui ! C’est lui qui viendra bénir
ses 25 années de profession religieuse à Fanjeaux le 8 septembre 1976, ainsi
que la profession perpétuelle de sa sœur plus jeune, sœur Myriam, tandis que le
curé local survole la cérémonie en jetant des tracts hostiles sur le village.
Mgr Lefebvre aimait dire alors que dans le midi, il n’y avait que deux hommes :
Dom Gérard et Mère Anne-Marie ! C’était avant les tristes séparations de 1988,
et il disait ensuite qu’il n’y en avait plus qu’un : Mère Anne-Marie.
Louis Jugnet, le grand philosophe
toulousain, ne craignait pas d’affirmer, lui aussi, qu’elle était le seul homme
du diocèse.
Des liens se nouent alors avec un
autre grand dominicain, le P. de Chivré. Très différent du P. Calmel, mais tout
aussi ardent, il use ses ultimes forces à aider la congrégation renaissante à
la Clarté-Dieu et au Cammazou, et même à aider la génération d’une branche
contemplative, chez lui en Normandie.
Mère Hélène, que vénérait
grandement Mère Anne-Marie, s’est éteinte à Saint-Pré le 21 novembre 1982. En
1993, Mère Anne-Marie a passé le flambeau à Mère Marie-Geneviève, et, après un
priorat de six années à Cressia, elle s’est retirée à Romagne. Entretemps, les
deux groupes de sœurs ont donné naissance à deux nouvelles congrégations, qui
totalisent aujourd’hui plus de 300 religieuses dans une vingtaine de maisons.
La Congrégation de Fanjeaux,
quant à elle, compte environ 200 religieuses réparties dans 14 maisons, en
France, en Allemagne et aux États-Unis… Alors que la congrégation d’origine a
fermé la plupart des siennes (7 maisons sont encore ouvertes) et compte moins
de quarante religieuses.
Monsieur Vincens, encore une
fois, a tenu sa promesse. La tradition orale de la congrégation rapporte que,
sur son lit de mort, il aurait promis une agonie sans terreur à toutes les
sœurs du Saint-Nom-de-Jésus, dans la mesure de leur fidélité à l’esprit de
l’Institut. Après beaucoup d’autres, Mère Anne-Marie, au terme d’une vie
mouvementée, a vécu une longue agonie paisible, et c’est très paisiblement
qu’elle a remis son âme entre les mains de Dieu, au matin du 16 juin 2014. Le
Salve Regina, chanté par toute la communauté a accompagné son départ vers celui
dont le Saint-Nom avait été toute sa raison de vivre. Avec Mère Anne-Marie
c’est sans aucun doute une des dernières grandes figures de la première
résistance dans la bourrasque conciliaire qui vient de s’éteindre. D’autres
figures sont apparues depuis mais, tous aujourd’hui, nous sommes fils et filles
de ces premiers combattants de la fidélité, persécutés et condamnés pour nous
permettre de vivre aujourd’hui encore en fils de l’Église, heureux bénéficiaires
des plus beaux trésors de sa grande Tradition.
Les caractères se sont fait rares
aujourd’hui ! Ils avaient leur violence et leurs excès, mais ils avaient aussi
leur fierté, ne supportant pas ce qui contredit l’Evangile, l’Eglise, la
consécration religieuse et la charité envers les âmes les plus démunies, les
âmes des enfants. Sans aucun doute, Mère Anne-Marie avait un caractère fort,
parfois excessif ; elle a eu ses violences (certains cardinaux, évêques,
religieuses ou laïcs en ont gardé longtemps le souvenir !), elle a pu commettre
des erreurs et ne s’est pas fait que des amis, même parmi les siens. Mais ne
fallait-il pas un tel caractère pour mener la congrégation que ses sœurs lui
avaient confiée sur les chemins ardus de la fidélité à sa vocation ? Elle a
peut-être échoué en cela, mais qui peut nier qu’elle a réussi au-delà de toute
espérance par la survie de cette vocation dans les deux congrégations qui sont
nées de cet échec ?
Fille de l’Église, comme S. Exc.
Mgr Lefebvre, c’est son amour de l’Église qui l’a obligée à s’opposer aux
hommes d’Église et à leurs théories nouvelles. Des autorités de l’Église,
au-delà de tout ce qu’elles ont pu décréter, décider, accorder ou refuser
durant ces dernières années, elle n’attendait qu’une chose : la réhabilitation
de Mgr Lefebvre.
Fille de saint Dominique et de
sainte Catherine de Sienne, elle aimait son habit et ses vœux, et aucune autorité
au monde n’aurait pu obtenir qu’elle acceptât d’en diminuer la vérité et la
signification. Telle elle était au jour de ses premiers vœux, telle elle a vécu
et telle elle est demeurée au dernier de ses jours. Fille de Mère Hélène et du
P. Calmel, c’est son amour pour sa congrégation qui a guidé ses décisions pour
tenter de maintenir l’unité entre ses sœurs, et pour tenter d’y demeurer
jusqu’au bout, dans l’espoir d’en sauver l’âme et l’esprit. Et l’une de ses
plus grandes souffrances a été sans aucun doute de n’avoir pas toujours su
aimer ses sœurs comme elles en avaient besoin et de ne pas avoir été toujours
comprise de ses sœurs.
Fille de France, c’est son amour
pour les enfants de France qui lui a fait dépenser jusqu’au bout toutes ses
forces pour leur transmettre le goût et l’art du vrai, du beau, du grand. Au
plus fort de sa dernière maladie, elle voulait encore remettre son voile pour
aller enseigner le grec aux élèves qui oublieront peut-être le grec, mais
n’oublieront certainement pas son enthousiasme ! Toutes celles qui l’ont
connue, et ont bénéficié de son enseignement, savent combien elle les aimait :
son cœur de mère était toujours disponible pour aller vers elles ou pour les
accueillir.
Mais encore, il serait impie de
l’oublier, fille et sœur d’une humble famille de France, au sein de laquelle la
grâce a trouvé un terrain prédisposé à de belles œuvres. Elle vénérait son
père, polytechnicien et officier, mais aussi lettré, poète et musicien (sa
boutonnière arborait fièrement la Légion d’honneur mais aussi les Palmes
Académiques !), à l’affection pudique et à la religion discrète. Sa mère était
plus douce, artiste également et tout aussi discrète. Auprès de ses parents
elle avait appris à aimer et à servir sans phrases, et elle aimait chacun de
ses frères et sœurs, heureuse de leur manifester son affection en toute
occasion, et consolée de les voir accourir auprès d’elle avec leur affection
silencieuse jusqu’aux derniers jours.
Au terme d’une vie consacrée à
Jésus-Christ et de 62 années de fidélité à sa consécration, elle avait tout
donné, aux siens, aux enfants, à ses sœurs, aux familles, à l’Eglise, à
Jésus-Christ et à la Vierge Marie. Servante du Seigneur jusqu’au bout, il ne
lui restait plus rien à donner que son âme consacrée… Elle attendait, offerte
et offrante, et c’est Jésus-Christ lui-même qui est venu la chercher durant son
sommeil pour lui donner la récompense promise aux bons serviteurs.
« O Dieu, dont le propre est de pardonner toujours et de faire miséricorde , nous vous implorons humblement pour l’âme de votre servante Anne-Marie, à qui vous avez commandé de quitter aujourd’hui le monde ; ne la livrez pas au pouvoir de l’ennemi, et ne l’oubliez pas à jamais ; mais daignez ordonner à vos saints Anges de la recevoir et de l’introduire dans la patrie céleste, afin qu’après avoir cru et espéré en vous, elle n’ait point à souffrir les peines de l’enfer mais qu’elle possède les joies éternelles. »