26 juin 2019

[Lettre à Nos Frères Prêtres (FSSPX)] Un intéressant courrier

SOURCE - Lettre à Nos Frères Prêtres (FSSPX) - juin 2019

Nous avons reçu la lettre suivante d’un prêtre :
« Monsieur l’abbé, 
Le Christ est ressuscité ! (Ceci peut remplacer le bonjour dans le temps pascal) 
Je fais référence à votre dernier édito, que je viens de recevoir avec la LNFP. 
Je pense que vous devriez être beaucoup plus prudent avant d’accuser un Pape d’hérésie. Il y a des nuances dans le dogme catholique. 
Malheureusement, ce genre de propos est plus qu’une habitude chez la Fraternité Saint-Pie X, c’est la structure même de votre identité, sa façon de se légitimer qui en dépend, comme en atteste parfaitement la conclusion de votre édito. Le jour où vous ne trouverez plus rien à critiquer, il semble que vous n’aurez plus de raison d’exister. Peut-être pourriez-vous vous chercher une autre raison d’être ? En recevoir une du Seigneur ? Je vous promets de prier à cette intention. 
Pensez-vous que cela fasse partie du plan de Dieu qu’Abraham ait rencontré Melchisédech et ait été béni par lui ? Pensez-vous que Jéthro ait été de la même religion monothéiste qui était celle de Moïse et des Juifs ? Pourtant les fils d’Israël et Moïse lui-même ont été aidés par lui. Balaam, prophète païen s’il en est, chargé de maudire le peuple juif, a dû le bénir et c’est dans la Révélation ! Les marins qui convoyaient Jonas étaient païens et ce sont eux qui lui ont dit ce qui était en train de se passer, qu’ils allaient faire naufrage car il avait fui son appel. Le général syrien Naaman était païen qui a emporté de la terre d’Israël pour prier dessus après avoir été guéri par Elisée. Etc. 
Dans le plan de Dieu tel que la Révélation nous le dévoile progressivement, il y a la place pour une “économie du salut”, où les autres religions ont souvent valeur de préparation. 
Saint Paul ne dit-il pas : “Athéniens, je vois que vous êtes les plus religieux des hommes…” ? Il valorise donc bien leur dimension religieuse ! Puis il ajoute: “Eh bien ! ce Dieu que vous cherchez sans le connaître, je viens vous l’annoncer…”. 
Partout les missionnaires chrétiens se sont appuyés sur les semences du Verbe présentes dans les autres religions pour annoncer l’Évangile. Nous pouvons lire ou relire les premiers Pères de l’Église, en particulier les Pères apologètes comme Justin, Tatien, Aristide d’Athènes, Théophile d’Antioche, Méliton de Sardes… 
Aujourd’hui encore, nous voyons que des musulmans souvent viennent à la foi catholique à travers les interrogations qu’ils se posent à partir de leur propre religion et ils sont très nombreux à se convertir même dans les pays dits musulmans où c’est pourtant réprimé. Ce n’est pas en niant la part de vérité qu’il y a dans les autres religions que nous ferons avancer l’évangélisation. 
Donc, oui, la pluralité des religions fait paradoxalement partie du plan de Dieu, (comme le péché aussi en fait partie : “Dieu a enfermé tout homme dans le péché pour faire à tous miséricorde” cf. Rm), car elle peut conduire par des chemins divers à l’unique Médiateur qui est le Christ dans son unique Église. “Il y a un seul chemin pour parvenir à Dieu et c’est le Christ, mais il y a de nombreux chemins pour parvenir au Christ” (Père Antoine). 
C’est là la grande, la vraie Tradition de l’Église, qu’elle a toujours gardée et qu’elle gardera toujours, et, pardonnez ma franchise, elle le fera avec ou sans vous. 
Je serais très heureux si pouviez publier ce petit “droit de réponse”, dans votre prochaine lettre. 
Je vous dis ma communion dans la foi catholique, communion que j’aimerais être aussi une communion dans la charité, laquelle va toujours avec la vérité, n’est-ce pas ? »
Fin de la lettre du père R. H.

Cette lettre du père R. H. est courtoise, précise, argumentée. Elle aborde, de plus, deux questions fort importantes et intéressantes : la réalité de la déclaration d’Abu Dhabi ; l’attitude de la Fraternité Saint-Pie X vis-à-vis de ce qui lui apparaît comme des erreurs, au regard de l’enseignement constant de l’Église. C’est pourquoi, il nous a paru utile et enrichissant d’y répondre un peu longuement.
L’éditorial n’accusait pas le pape d’hérésie 
Le père R. H., après les salutations d’usage, dont nous le remercions, nous explique qu’il va examiner l’éditorial de l’abbé Benoît de Jorna du numéro 81 de la Lettre à nos Frères prêtres, intitulé « Une confusion dramatique » : « Je fais référence à votre dernier édito, que je viens de recevoir avec la LNFP ».
   
Il estime, en effet, que cet éditorial a accusé d’hérésie le Pape François : « Je pense que vous devriez être beaucoup plus prudent avant d’accuser un Pape d’hérésie. Il y a des nuances dans le dogme catholique ».
   
Commençons par ce premier point. Contrairement à ce qu’affirme le père R. H., l’éditorial de l’abbé Benoît de Jorna comportait explicitement une « mise à distance » entre la phrase litigieuse extraite du « Document sur la Fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune » signé aux Émirats Arabes Unis le 4 février 2019, et la personne du Pape François. A aucun moment, et sous aucune forme, il n’a été dit ou suggéré que le Pape était, personnellement, « accusé d’hérésie », comme l’affirme le père R. H. Et même au contraire !
   
D’abord, il est écrit dans cet éditorial que cette phrase litigieuse constitue « en soi » une proposition hérétique. Mais ce qui est vrai « en soi » ne l’est pas forcément « dans le contexte ». On dit plaisamment que tout prêtre a droit à trois hérésies par sermon. Or, même si un prêtre profère par mégarde, dans son homélie, une phrase qui « en soi » est hérétique, cela ne signifie nullement qu’on va l’accuser d’hérésie : le contexte permet de comprendre qu’il s’agit d’une erreur involontaire.
   
Ensuite, il a été dit explicitement par l’abbé de Jorna que, « à un évêque qui lui disait sa surprise qu’il ait pu signer une telle phrase, le Pape François aurait répondu qu’il n’admettait nullement l’équivalence de toutes les religions, que donc il rejetait toute hérésie ». Or l’hérésie suppose la pertinacité, le refus de se soumettre, même après avertissement, à l’enseignement de l’Église. Mais ici, précisément, non seulement le Pape ne semble pas pertinace, mais au contraire il rejette explicitement l’hérésie que constituerait la phrase prise « en soi ».
   
En conséquence, l’éditorial envisage (de façon non limitative) des hypothèses qui pourraient expliquer la présence de cette phrase litigieuse contraire apparemment à la véritable pensée de François : que le Souverain Pontife ne l’ait pas lue ; qu’il n’y ait pas fait suffisamment attention, etc.
Hérésie et erreurs
Cela ne signifie pas que l’éditorial de l’abbé de Jorna ne contenait pas de critiques à l’égard du Pape François : il en contenait, et même plusieurs. Il y était dit que certaines paroles et certains actes du Pape « attaquent les fondements de l’identité catholique », « fourmillent d’erreurs, d’équivoques, de confusions, de sophismes, de propositions suspectes et malsonnantes » et constituent des « zigzags continuels dans la confusion et l’erreur ». Ce n’est pas rien !
   
Mais, précisément, si la Fraternité Saint-Pie X a signalé au cours du dernier demi-siècle un certain nombre d’erreurs touchant à la foi, erreurs émises par des autorités ecclésiastiques, et même au plus haut niveau, elle n’a jamais accusé d’hérésie (formelle, pertinace) aucun des Papes qui se sont succédé depuis le concile Vatican II, elle ne les a jamais qualifiés d’hérétiques.
   
Tout simplement parce qu’elle s’abstient de juger des intentions, des responsabilités, bref des dispositions intérieures des personnes, qui par définition échappent à ses prises et à sa responsabilité. La Fraternité Saint-Pie X est seulement obligée de se confronter à des faits publics de leur nature, comme le texte d’Abu Dhabi et, autant qu’il est absolument nécessaire, de les qualifier le plus objectivement possible, pour pouvoir agir ensuite en fonction de ce qu’ils sont réellement.
Seulement dans la critique ? 
Le père R. H. écrit ensuite : « [La critique] est plus qu’une habitude chez la Fraternité Saint-Pie X, c’est la structure même de votre identité, sa façon de se légitimer qui en dépend, comme en atteste parfaitement la conclusion de votre édito. Le jour où vous ne trouverez plus rien à critiquer, il semble que vous n’aurez plus de raison d’exister. Peut-être pourriez-vous vous chercher une autre raison d’être ? ».
   
Il s’agit là d’une réflexion facile, mais qui pourtant ne correspond aucunement à la réalité. Si tel évêque diocésain français publie, par exemple, un communiqué par an à propos d’un événement qui le touche particulièrement, et que seul ce communiqué me permet d’en entendre parler (parce que je suis éloigné géographiquement de ce diocèse, que je ne connais pas spécialement), serait-il juste de dire : « Cet évêque et ce diocèse ont pour seul activité annuelle la publication d’un communiqué. Ils feraient bien de se trouver d’autres activités pour occuper leur temps ! ». En réalité, l’évêque et les prêtres de ce diocèse remplissent chaque jour leur mission propre auprès de leurs fidèles, et le communiqué annuel ne représente qu’une très faible partie de leur activité.
   
La Fraternité Saint-Pie X est constituée de 650 prêtres, de 130 frères (religieux), de 80 oblates (religieuses), et elle est assistée par les 200 religieuses de la congrégation féminine associée, les « Sœurs de la Fraternité Saint-Pie X ». Tous ceux-là missionnent chaque jour auprès de centaines de milliers de fidèles à travers le monde, à partir des 180 maisons de la Fraternité, en exerçant cet apostolat dans soixante pays du monde.
   
On peut dire que 99 % du temps des membres de la Fraternité Saint-Pie X est consacré aux œuvres de l’apostolat sacerdotal, comme prêcher et enseigner la foi (sermons, catéchismes), célébrer la liturgie et les sacrements, visiter les malades et les pauvres, aider les familles dans l’éducation de leurs enfants à travers un réseau d’écoles catholiques, et surtout (mission première de la congrégation) susciter les vocations et les former dans des séminaires (la Fraternité Saint-Pie X y accueille actuellement 200 séminaristes).
   
Que, lorsque la nécessité s’en présente, la Fraternité Saint-Pie X confesse publiquement la foi catholique à propos d’un texte ou d’un événement qui met cette foi en cause, comme y obligent le saint baptême et la confirmation, cela constitue certes une activité de la Fraternité Saint-Pie X, mais certainement pas son essence exclusive.
L’existence de la Fraternité Saint- Pie X n’est pas liée à la critique 
A ce propos, dans le numéro 74 de la Lettre à nos Frères prêtres (juin 2017) qui présentait succinctement la Fraternité Saint-Pie X, il était dit explicitement : « Il faut noter dès l’abord que les Statuts de la Fraternité Saint-Pie X ne font pas spécialement référence à une crise doctrinale ou liturgique, et ne contiennent pas de critique directe des erreurs contemporaines ou des pratiques déviantes. Chaque ligne des Statuts est orientée vers la sanctification des membres et, en conséquence, vers le rayonnement de leur apostolat ».
     
Autrement dit, même si la crise dans l’Église cessait subitement, la Fraternité Saint-Pie X continuerait sans aucune difficulté son apostolat fondé sur ses Statuts.
     
Sans vouloir nous comparer à ces prestigieuses congrégations, il est évident historiquement que les Dominicains ont été fondés pour lutter contre l’hérésie cathare, comme les Jésuites pour lutter contre l’hérésie protestante : cela ne les empêche pas, des siècles plus tard et dans un tout autre contexte, de continuer leur apostolat dans l’Église, car la critique du catharisme ou du protestantisme ne constitue nullement et exclusivement leur identité.
   
De même, à son très modeste niveau, la Fraternité Saint-Pie X possède une identité de « société de vie apostolique » tout à fait indépendante de la crise actuelle dans l’Église.
La Fraternité Saint-Pie X seule à critiquer aujourd’hui ?
Par ailleurs, le père R. H. omet de signaler, ce qui fait tout de même partie de l’état de la question, que la Fraternité Saint-Pie X est fort loin d’être la seule aujourd’hui, parmi les catholiques, qui émette des critiques sur les orientations actuelles de l’Église. Des laïcs, des prêtres, des groupes notables de théologiens et d’universitaires, des évêques, des cardinaux ont multiplié ces derniers temps des documents publics sur divers points importants de dogme et de morale.
   
Signalons, parmi d’autres (tous ces documents peuvent facilement être trouvés sur internet) :

  • la demande par Mgr Schneider, alors évêque auxiliaire de Karaganda, lors d’une conférence théologique à Rome en décembre 2010, d’un nouveau Syllabus qui clarifierait certains passages ambigus du concile Vatican II et corrigerait des interprétations hétérodoxes qui en sont issues ;
  • la publication, le 29 août 2016, de la « Déclaration de fidélité à l’enseignement immuable et à la discipline ininterrompue de l’Église sur le mariage », signée notamment par les cardinaux Jãnis Pujats, Carlo Caffarra, Raymond Leo Burke, par les évêques Athanasius Schneider, Andreas Laün, Juan Rodolfo Laise, Taras Senkiv, et par de nombreux ecclésiastiques et théologiens ; 
  • les « Dubia » concernant Amoris laetitia remis au Souverain Pontife le 19 septembre 2016 par les cardinaux Walter Brandmüller, Raymond L. Burke, Carlo Caffarra et Joachim Meisner ; 
  • la lettre au Pape des mêmes cardinaux Brandmüller, Burke, Caffarra et Meisner du 25 avril 2017 ; 
  • la « Correctio filialis » adressée au Pape François le 11 août 2017 et signée par plus de 250 ecclésiastiques, universitaires et théologiens ; 
  • la publication, le 31 décembre 2017, de la « Profession des vérités immuables sur le mariage sacramentel » par Mgr Tomash Peta, Archevêque Métropolite de l´archidiocèse de Sainte-Marie en Astana, Mgr Jan Pawel Lenga, Archevêque-Évêque de Karaganda et Mgr Athanasius Schneider, Évêque Auxiliaire de l´archidiocèse de Sainte-Marie en Astana, rejoints ensuite par le cardinal Jānis Pujats, archevêque émérite de Riga, Mgr Vigano, archevêque titulaire d’Ulpiana, Mgr Luigi Negri, ancien évêque de Ferrara, Mgr Andreas Laun, ancien évêque auxiliaire de Salzbourg, Mgr Marian Eleganti, évêque auxiliaire de Coire, Mgr René Gracida, évêque émérite de Corpus Christi et Mgr Elmar Fischer, évêque émérite de Feldkirch ; 
  • la lettre publique de Mgr Carlo Maria Vigano, ancien nonce à Washington, datée du 26 août 2018, suivie d’une deuxième lettre datée du 29 septembre 2018 ; 
  • le « Manifeste pour la foi » publié par le cardinal Ludwig Müller le 8 février 2019 ; 
  • l’ouvrage du cardinal Robert Sarah, Le soir approche et déjà le jour baisse, publié chez Fayard le 20 mars 2019, lequel cardinal affirme dans un entretien du 5 avril à l’agence Imedia : « Il est vrai qu’actuellement la crise se situe au niveau de la tête [de l’Église]. Si nous ne sommes plus capables d’enseigner la doctrine, la morale, ou de donner l’exemple et d’être des modèles, alors la crise s’avère gravissime ».
  • la « Lettre ouverte aux évêques de l’Église catholique » signée par vingt universitaires et théologiens, et publiée le 29 avril 2019. Etc.
Que tant de personnes différentes, qui ne sont nullement liées à la Fraternité Saint-Pie X, expriment aussi publiquement leurs critiques sur la situation doctrinale et morale actuelle de l’Église, cela ne constitue-t-il pas un de ces « signes des temps » dont on parlait volontiers dans les années 60 ? Et, comme le disait le concile Vatican II dans Gaudium et Spes 4, n’existe-t-il pas un « devoir, à tout instant, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile » ?
   
Il serait donc utile, sans du tout s’arrêter aux quelques critiques émises par la Fraternité Saint-Pie X, de s’interroger sur la signification de cette rafale de critiques venant de l’intérieur même de la structure ecclésiastique. Et de le faire honnêtement et courageusement, sans se transformer en autruche, ni répéter sur tous les tons que tout va pour le mieux aujourd’hui dans une Église en pleine expansion.
Les missionnaires devant les fausses religions 
Mais venons-en maintenant au cœur de la lettre. Le père R. H. nous y propose une doctrine missiologique appuyée d’abord sur plusieurs exemples de l’Ancien Testament, puis sur une prédication de saint Paul, enfin sur l’exemple des missionnaires chrétiens de tous les siècles.
   
Il y aurait sans doute plusieurs points à relever et à discuter ; par exemple, en ce qui concerne le général Naaman, s’il est venu comme païen solliciter un miracle ou un prodige, il est clair qu’il repart comme un fidèle du vrai Dieu : « Je sais certainement qu’il n’y a pas d’autre Dieu dans toute la terre que celui qui est dans Israël. (…) A l’avenir, votre serviteur n’offrira plus d’holocaustes ou de victimes aux dieux étrangers ; mais il ne sacrifiera qu’au Seigneur » (2R, 5, 15-17).
     
Mais ne chipotons pas. Très globalement, nous sommes d’accord avec cette affirmation du père R. H. que, dans un certain nombre de cas, les missionnaires catholiques ont pu s’appuyer, dans leur prédication, et à titre de « captatio benevolentiæ », sur tel ou tel élément religieux naturellement bon qu’ils découvraient au sein des populations qu’ils évangélisaient (comme la prière, le respect des serments, etc.). Et ceci, même si ces éléments se trouvent effectivement liés concrètement à d’autres éléments qui constituent, comme ensemble signifiant, la religion (fausse) de cette population.
   
Mais, comme l’histoire nous le prouve, jamais ils ne se sont appuyés sur cette religion fausse en tant que telle, jamais ils n’ont dit ou laissé croire que cette religion fausse était, peu ou prou, la vraie religion. Sinon, évidemment, ils ne seraient pas venus, au péril de leur vie, prêcher à cette population l’unique religion par laquelle les hommes peuvent être sauvés. « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné » (Mc 16, 16). « Il n’est pas d’autre nom sous le ciel qui ait été donné parmi les hommes, par lequel nous puissions être sauvés » (Ac 4, 12).
   
Nous sommes donc d’accord qu’il existe éventuellement dans les fausses religions une « part de vérité », à savoir des éléments naturellement bons (comme la prière, « élévation de l’âme vers Dieu »), qui peuvent en certains cas servir de pierres d’attente pour la prédication évangélique. Mais nous récusons énergiquement l’affirmation que « les autres religions » (en tant que telles, comme ensemble signifiant) puissent avoir « souvent valeur de préparation ».
Les fausses religions sont en lien avec le péché
D’ailleurs, le père R. H. aperçoit le péril de sa proposition prise au sens propre, et il la corrige ainsi : « La pluralité des religions fait paradoxalement partie du plan de Dieu, (comme le péché aussi en fait partie) ».
   
Sur cette ligne, nous pouvons, avec toute la tradition de l’Église, être d’accord. La première prédication évangélique (la mission au sens propre) s’adresse à des hommes enfoncés dans l’ignorance, l’erreur et le péché. Et il est vrai que, comme l’affirme le dicton, parfois « le Diable porte pierre ». Quelquefois, la honte naturelle du péché est utilisée par la grâce de Dieu pour ouvrir l’oreille de l’homme à la prédication de la foi. Quelquefois, c’est tel élément d’une fausse religion, soit naturellement bon, comme nous l’avons dit, soit même mauvais : plusieurs se sont convertis, par exemple, en comparant les actions malhonnêtes des prêtres de leur fausse religion aux belles actions des missionnaires chrétiens.
   
Comme le dit saint Augustin, Dieu « n’aurait jamais permis dans sa bonté infinie que le mal se mêlât à son ouvrage, s’il n’avait été assez bon et assez puissant pour tirer le bien du mal même » (Traité de la Foi, de l’Espérance et de la Charité, chapitre XI). La pluralité des (fausses) religions, comme le péché, est donc un mal dont Dieu, dans sa toute-puissance, peut tirer un bien, soit pour le bien de la personne elle-même atteinte de ce mal, soit pour le bien de l’univers entier.
La phrase litigieuse inclut une contradiction
Le problème de cette réflexion du père R. H., avec laquelle nous venons d’exprimer notre accord relatif (c’est-à-dire en incluant les réserves et les nuances apportées), c’est qu’elle ne correspond pas à la phrase litigieuse du document d’Abu Dhabi, telle que celle-ci se présente à nous dans son sens obvie et naturel.
   
Que dit cette phrase, en effet ? « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine, par laquelle Dieu a créé les êtres humains ». Cette phrase se réfère donc explicitement à la création des hommes et du monde, soit pour un chrétien aux premiers chapitres de la Genèse.
   
Dans ces chapitres (comme d’ailleurs dans le reste de la Bible en général), la question de la « couleur » de peau n’est pas abordée. La question de la diversité des « races » est abordée à propos des fils de Noé (Gn 9, 19), mais sans jugement moral particulier. La question de la diversité des « langues » est abordée à propos de la tour de Babel (Gn 11, 7-9), mais l’interprétation de cette diversité langagière reste difficile.
   
En revanche, la question de la diversité des sexes est explicitement traitée. Il est dit que « Dieu créa l’être humain à son image, il le créa homme et femme » (Gn 1, 27), qu’il les bénit et qu’il vit que cela était très bon. Dieu crée les deux sexes parce qu’il affirme qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul, et c’est pourquoi il lui fait une aide semblable à lui (Gn 2, 18). C’est ainsi que Dieu forme la femme à partir d’Adam, et la lui amène pour qu’il la reconnaisse comme semblable à lui et s’attache à elle.
   
Même si nous mettons de côté (faute de clarté suffisante) la question des couleurs de peau, des races et des langues, il reste néanmoins incontestable que la diversité des sexes est bonne et voulue positivement par Dieu, en elle-même.
   
Si donc, comme l’affirme justement le père R. H., la diversité des religions n’est voulue que négativement par Dieu, c’est-à-dire qu’elle est simplement permise, comme le péché, lequel n’est jamais voulu en tant que tel, mais seulement permis pour être l’occasion d’un plus grand bien divin, il est alors impossible de la mettre sur le même plan que la diversité des sexes, voulue par Dieu en tant que telle, parce qu’elle est elle-même un véritable bien.
La vérité des mots et des choses
Or, les lois immanentes du langage, que même un Pape ne peut changer, font qu’une énumération implique nécessairement une parité entre les diverses choses énumérées. Il faut forcément que les êtres énumérés communient dans une réalité semblable, même s’ils diffèrent par ailleurs, en dehors du principe de cette énumération. Si j’énumère des carottes et des navets, c’est qu’ils sont semblables, dans mon énumération, au titre de légumes : « Les carottes et les navets sont consommés comme des légumes ». En revanche, je ne puis pas dire : « Les carottes et les navets sont de même couleur », ni non plus « Les carottes et les steaks sont des légumes », parce que les réalités évoquées par les mots ne communient pas (elles n’ont pas la même couleur, elles ne sont pas du même genre alimentaire).
     
La diversité des sexes est un bien, qui est voulu de Dieu ; la diversité des religions est un mal, qui ne peut être que permis par Dieu en vue d’un plus grand bien. On pourrait donc dire de façon acceptable : « La diversité des sexes et des religions est voulue ou permise par Dieu, selon les cas ». Mais on ne peut certainement pas dire purement et simplement, sans autre nuance, la phrase d’Abu Dhabi : « La diversité des sexes et des religions est une sage volonté divine ». C’est là, soit une erreur théologique grave, soit une faute de langage, elle aussi grave, puisqu’elle tend à faire croire que Dieu veut équivalemment le bien et le mal, le vrai et le faux, ce qui est contraire à sa sainteté.
     
C’est pourquoi, comme nous l’avons dit, afin d’excuser autant que possible le Pape François d’erreur théologique grave, l’éditorial envisage (de façon non limitative) des hypothèses qui pourraient expliquer la présence de cette phrase contrairement à la véritable pensée de François : que le Souverain Pontife ne l’ait pas lue ; qu’il n’y ait pas fait suffisamment attention, etc.
     
Ces hypothèses ne sont pas forcément très glorieuses pour le Pape régnant, mais elles sont infiniment moins graves que celle (que nous rejetons) par laquelle François aurait apposé sciemment sa signature à une formule « en soi » hérétique.