SOURCE - Paix Liturgique - lettre 702 - 9 juillet 2019
Il y a dans l’effondrement de la liturgie latine – révélateur privilégié de l’effondrement de l’Eglise postconciliaire – un aspect que nos Lettres ne cessent de souligner : ce culte réformé représente une sorte d’asservissement volontaire, pour évoquer La Boétie, par ceux qui en avaient et par ceux qui en ont la garde, du message cultuel de l’Eglise aux canons de la modernité. De sorte que ce conseil de lecture pour les vacances, de Cyril Farret d’Astiès, nous a paru particulièrement judicieux pour les lecteurs de Paix liturgique.
Les romans d’anticipation les plus marquants ne sont pas ceux qui prédisent l’évolution technique de nos sociétés (que l’on songe par exemple au talent d’un Jules Verne qui suscite la curiosité de son public par ses descriptions du progrès scientifique), mais ceux qui proposent au lecteur une vision de ce que pourrait être l’avenir social, politique et religieux de notre époque ; on qualifie parfois ces romans de dystopies (selon le Larousse : société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur). C’est ainsi la grande force du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley de décrire un État mondial gouverné par une caste supérieure qui domine une humanité créée en éprouvette et toute tendue par déterminisme éducatif vers un bonheur artificiel fondé sur la consommation et la vie sociale. On songe parmi bien d’autres à 1984 de Georges Orwell que l’on ne présente plus ; mais également à Fahrenheit 451 de Rey Bradbury qui annonce une société en guerre contre les livres et les intellectuels en vue d’un bonheur marchand garanti par une culture de masse unifiée ; ou encore à Globalia de Jean-Christophe Ruffin qui présente une société offrant sécurité, divertissement et prospérité en échange de restrictions des libertés et d’une ségrégation absolue envers les populations réputées dangereuses des « non-zones ». Tous ces livres et bien d’autres provoquent chez le lecteur un écho de plus en plus angoissant par le réalisme prophétique dont ils font preuve, alors que ce qui reste de notre civilisation avance à pas de géant vers l’omnipotence étatique, le plein divertissement, l’eugénisme, le nivellement culturel par le transfert de populations et le contrôle drastique des naissances. Ces mesures garantissent une société qui ne reconnaît que l’individu isolé face à l’État tout puissant afin de mettre en œuvre cette croyance, à présent bien partagée : « le commerce c’est la paix ».
Dans cette veine littéraire qui possède ses inconditionnels, mais qui fascine tout un chacun, un roman moins connu mais tout à fait bouleversant mérite, en cette période estivale, d’être proposé au lecteur de Paix liturgique pour se voir glissé dans la valise des vacances : il s’agit du Maître de la Terre de Robert-Hugh Benson.
Cette dystopie présente l’intérêt majeur de traiter ce genre littéraire du point de vue religieux et chrétien. Il dépeint une société séparée en trois grands ensembles distincts, Asie, Europe et Amérique qui s’acheminent vers un gouvernement mondial. Le monde connaît, grâce au président de l’Europe Julien Felsenburg, à la personnalité énigmatique, une paix et une prospérité inconnues depuis les débuts de l’humanité. Cette société ouvertement socialiste et maçonnique a pu se construire en rejetant la religion catholique par une mise en œuvre d’un laïcisme que l’on pourrait qualifier d’« à la française ». Cette ségrégation mute assez naturellement en une persécution sanglante alors que, parallèlement, l’apostasie frappe des pans entiers de l’Église qui, davantage qu’à la peur du martyre, cèdent aux sirènes de cette religiosité de substitution qu’est l’humanitarisme mis en œuvre par Felsenburg. On suit quelques personnages clé au long de cette fresque apocalyptique : un jeune prêtre fidèle qu’attend un destin considérable, un homme politique (fervent partisan de Felsenburg), sa mère et son épouse aux interrogations métaphysiques, quelques apostats, un vieux pape éminemment catholique… Je ne développerai pas davantage l’intrigue pour laisser au lecteur le plaisir de découvrir les enchaînements qui conduisent à une fin que tout catholique devine cependant bien rapidement.
Robert-Hugh Benson, pasteur anglican du mouvement High Church, ordonné par son propre père, archevêque de Cantorbéry, et converti en 1903 au catholicisme dont il devint prêtre, a écrit ce roman en 1907. Ce livre est très frappant, il ne laisse pas indifférent. Ce n’est pas tant la description des avions, la prémonition des guerres mondiales, l’usage de l’euthanasie ou l’échec d’un concile au milieu du XXe siècle qui fascinent le lecteur mais plus profondément cette description de la venue de l’Antéchrist, la multiplication des apostasies, l’atrophie numérique de l’Église qui décroît autant qu’elle se sanctifie par ses martyrs. Et c’est là le point de divergence essentiel entre notre époque et l’ouvrage de Benson : dans le roman, l’Eglise militante est remarquablement unifiée, fidèle, apostolique, bref catholique ; alors que nous vivons aujourd’hui le trouble le plus absolu par la faute de la hiérarchie qui flirte et roucoule avec le monde.
Le lecteur de 2019 a l’intelligence un peu ouverte sur les réalités de ce monde que le Concile de Vatican II souhaitait rencontrer, sait bien que la lutte à mort entre l’humanisme et le catholicisme est une lutte apocalyptique ; il sait que les forces en présence dépassent de bien loin la perception simplement politique ou culturelle que lui présentent les médias de masse ; il a trop fait l’expérience dans la liturgie réformée de cette fascination pour « l’aujourd’hui » qui conduit à une apostasie non formulée mais redoutable ; il sait trop tout cela pour ne pas saisir que cette description romanesque de l’apocalypse n’est pas un divertissement purement imaginatif.
Le roman que les deux papes Benoît XVI et François ont recommandé (il serait d’ailleurs passionnant de réfléchir à ce qui a pu susciter l’éloge unanime de deux personnalités si différentes) me semble d’une très grande importance pour saisir ce qui se joue en ce moment sous nos yeux, en comprendre l’enjeu et fixer résolument notre conduite. Car je voudrais insister sur un dernier point au sujet des apostasies qui ponctuent le livre : elles ne sont pas le résultat de complots maçonniques mais bien le renoncement libre d’anciens hommes de foi devant les lumières artificielles du monde, devant ses mirages et ses illusions. Aussi, si nous devons évidemment nous méfier de toutes les attaques extérieures, de toutes les fourberies, en ces temps troublés et messianiques méfions-nous plus encore de nous-même.
Cyril Farret d’Astiès
- Robert-Hugh Benson, Le Maître de la Terre. La crise des derniers temps (Téqui, 2015)