- L’œcuménisme en Révolution : Introduction
- La polémique antiprotestante aux origines de l’argumentaire réfractaire
- Une nouvelle Église protestante?
- Le miroir anglican
Si les adversaires de l’Église constitutionnelle rapprochent souvent ses erreurs de celles de Luther ou de Calvin, les comparaisons les plus développées et les plus systématiques prennent pour référence le schisme anglican du XVIe siècle. Ainsi le canoniste Jabineau appelle-t-il les adhérents de la réforme constitutionnelle « nos Crammer » : la Constitution civile du clergé a été puisée « celle qui a bouleversé l’église Anglicane sous Henri VIII, Edouard et Elisabeth (1) ». Pour l’évêque de Lisieux, l’entreprise constitutionnelle de réforme de l’Église par la puissance temporelle revient à « confondre la foi catholique avec l’erreur de l’église Anglicane, de ce roi des Anglois, le fléau de leur foi, le chef de leur grand schisme, qui s’arrogea le droit de suppléer et l’église et le pape en donnant à l’Angleterre ses premiers pasteurs (2) ». L’acte de suprématie de 1534, qui fait du roi le chef de l’Église d’Angleterre, s’impose comme un point de comparaison naturel avec la nouvelle législation ecclésiastique française, qui fait de la puissance temporelle la source de la juridiction spirituelle.
Mgr de Thémines, évêque de Blois, rend cependant plus explicite encore la raison du recours à une telle comparaison :
Henri VIII, au commencement de son schisme, ne changea rien à la liturgie, et tout paroissoit se faire comme dans l’Eglise catholique, et se borner à la haine du Pape et du Saint Siège. Ainsi, sans s’arrêter aux accessoires et aux détails, mettre seulement de côté l’autorité de l’Eglise, suffit pour rendre tout humain et terrestre, et détruire l’édifice par sa base (3).
Si les réfractaires accordent tant d’attention à la réforme anglicane à ses débuts, c’est parce qu’elle donne l’exemple d’un véritable schisme qui, contrairement au luthéranisme ou au calvinisme, ne s’est accompagné d’aucun changement apparent. Comme l’Église constitutionnelle de 1791, l’Église anglicane de 1534 conserve son ancienne liturgie et la plus grande partie de son enseignement traditionnel, mais n’en est pas moins séparée de l’unité catholique et tombée dans des erreurs qui se sont progressivement aggravées après le rejet initial de l’autorité romaine.
Bien que la comparaison avec l’archevêque Thomas Cranmer, l’un des principaux artisans du glissement de l’anglicanisme vers le calvinisme sous Édouard VI, apparaisse assez fréquemment dans le discours réfractaire, c’est donc avant tout la première phase simplement schismatique de la réforme anglicane que les controversistes réfractaires s’attachent à rapprocher de la réforme constitutionnelle.
Ainsi la Comparaison de la réformation de France avec celle d’Angleterre menée de manière systématique vers le début de 1791 par le canoniste Maultrot se borne-t-elle au règne d’Henri VIII et ne s’occupe pas du virage calviniste qui caractérise le règne d’Édouard VI. Maultrot relève certes aussitôt les « traits de ressemblance très marqués » entre l’œuvre du roi d’Angleterre et celle de la Constituante, l’une et l’autre désignées comme des « réformations (4) » ; mais c’est pour mieux montrer que la comparaison n’est pas à l’avantage de la Constituante. Certes, comme Henri VIII, l’Assemblée Nationale, en faisant jurer aux pasteurs de veiller sur leur troupeau, « croit donc être chef de l’Église (5) », malgré ses protestations très théoriques de fidélité au pontife romain ; comme lui, elle supprime brutalement les ordres religieux (6) ; mais l’Assemblée, en introduisant une nouvelle discipline pour l’élection des évêques, va bien plus loin qu’Henri VIII. Non seulement l’Assemblée, en réformant l’Église, s’arroge l’autorité spirituelle, mais, en confiant aux électeurs des départements, quelle que soit leur religion, le soin de désigner les évêques, elle « délegue son pouvoir spirituel à des Juifs, des Mahométans, des Comédiens. C’est ce que n’a pas fait Henri VIII (7). » Le schisme anglican était encore l’œuvre d’un roi qui se targuait d’être le défenseur de la foi chrétienne ; le schisme constitutionnel, quant à lui, ne témoigne que de la volonté d’une puissance temporelle fondamentalement indifférente aux dogmes chrétiens d’asservir l’Église gallicane.
Maultrot n’a guère de mal à tirer de sa comparaison des preuves accablantes de cette terrible différence qui existe entre la réformation d’Henri VIII et celle de la Constituante. Cette dernière a détruit plus de soixante évêchés ; le roi d’Angleterre, lui, en a créé de nouveaux (8) ; elle a détruit tous les chapitres tant collégiaux que cathédraux ; il a joint un chapitre cathédral à tous les évêchés qu’il a érigés (9). En un mot, tandis que l’Assemblée, après avoir spolié le clergé de ses biens en novembre 1789 et s’être solennellement engagée à rétribuer les ecclésiastiques, a cherché par tous les moyens à réduire en conservant aussi peu de fonctions spirituelles que possible, Henri VIII, malgré tous ses travers, n’a pas manifesté le même esprit d’utilitarisme ou d’avarice que les députés imbus des idées des Lumières.
Il y a cependant pire. Maultrot revient sur la persécution qu’ont subi les rares évêques d’Angleterre demeurés fidèles à l’Église romaine. Henri VIII, note-t-il, a privé l’évêque Fisher du temporel de son évêché. La Constituante, quant à elle, prétend par le décret du serment priver les évêques réfractaires non seulement du temporel de leur évêché, mais également de leur autorité spirituelle (10). Si violente qu’ait été la persécution infligée aux prêtres fidèles par le souverain schismatique, celui-ci n’a donc jamais poussé aussi loin ses prétentions à l’emprise sur le spirituel : Henri VIII éliminait les clercs qui lui résistaient, l’Assemblée, en attendant de les persécuter, se croit capable de les dépouiller de la juridiction qu’ils ont reçue de l’Église.
On touche ici à la nouveauté, à l’originalité irréductible du schisme constitutionnel. Le miroir anglican, loin de réduire les erreurs de 1791 à celles du passé, permet au contraire aux controversistes les plus talentueux de mettre en évidence leur spécificité. Pour Maultrot par exemple, la « réformation » imposée par la Constituante, c’est la réforme protestante, mais en pire, démultipliée pour ainsi dire par l’entreprise radicale de régénération mise en œuvre par la Nation révolutionnaire.
(À suivre)
Peregrinus
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(1) Henri Jabineau, La Légitimité du Serment civique convaincue d’erreur, par M***, dans Augustin Barruel, Collection ecclésiastique, ou Recueil complet des ouvrages faits depuis l’ouverture des états-généraux, relativement au clergé, à sa constitution civile, décrétée par l’assemblée nationale, sanctionnée par le roi, vol. VII, Crapart, Paris, 1792, p. 129.
(2)Lettre de M. l’évêque de Lisieux, à MM. les officiers municipaux de Lisieux, dans Augustin Barruel, Collection ecclésiastique, vol. III, p. 372.
(3) Alexandre-François de Lauzières de Thémines, Lettre pastorale de M. l’évêque de Blois, Imprimerie de Guerbart, Paris, 1791, p. 194.
(4) Gabriel-Nicolas Maultrot, Comparaison de la réformation de France avec celle d’Angleterre sous Henri VIII, Le Clère, Paris, s. d. [1790-1791], p. 2.
(5)Ibid., p. 29.
(6) Ibid., p. 45-46.
(7) Ibid., p. 36.
(8) Ibid., p. 38.
(9) IIbid., p. 39.
(10) Ibid., p. 62.