1 janvier 1970

14 juin 1963 [Père Bouchard] Lettre au Père Moysan

SOURCE - Père Bouchard - 14 juin 1963

Mon Révérend Père,

Après avoir beaucoup hésité et réfléchi, je me décide enfin à répondre à votre lettre du 21 mai dernier. Non pas tellement pour défendre encore une fois Spiritus ; j’en suis vraiment lassé. Mais j’ai pensé finalement que je devais prendre occasion de cette affaire pour vous avertir des graves responsabilités dont vous êtes en train de vous charger dans la crise qui menace la Province. Il me semble que c’est, de ma part, un devoir de franchise envers vous et de charité pour les confrères.
    
Pour ce qui est de Spiritus, vous me prévenez que le TRP doit me convoquer à son retour d’Amérique pour me parler de la fusion de la revue avec le nouveau Bulletin que veut créer la Maison mère et vous me dites souhaiter que je collabore en ce sens. Je vous remercie beaucoup de m’avoir prévenu de ce qui m’attend, mais j’avoue ne pas comprendre que vous m’encouragiez à accepter une pareille chose. En effet :

1. Spiritus est une revue de la Province de France et vous savez mieux que moi que le dernier Conseil provincial a déclaré « à l’unanimité » sa volonté de la continuer et de la soutenir même si elle reste déficitaire pendant trois ans encore. Vous savez aussi comme moi, je pense, que jamais le Conseil général n’a été appelé à délibérer de l’opportunité d’annuler cette décision du Conseil de la Province de France ; jamais non plus, à ma connaissance, le Conseil général n’a été appelé à donner son avis sur l’opportunité de supprimer Spiritus. Comme le père Bouchaud peut vous le dire, le RP Connors, premier responsable de la revue projetée, l’estime lui-même nettement différente de Spiritus dans son niveau, son programme et sa destination (cf. réunion de la commission de presse du 13 mars) ; la fusion se ferait donc autant contre son gré que contre le mien. Ces circonstances ne rendent-elles pas assez arbitraire la décision dont vous me parlez et n’avez-vous pas le devoir de représenter ces anomalies à qui de droit pour défendre les intérêts de la Province ?

2) Je ne pense pas qu’on puisse fusionner quelque chose qui existe avec quelque chose qui n’existe pas encore ! Mieux vaut dire franchement qu’il s’agit de supprimer la première pour créer à sa place quelque chose de différent ; en effet si ce n’était pas vraiment différent, ce ne serait pas la peine de rien supprimer.Vous savez bien qu’il n’est nullement question de me confier la direction de la nouvelle revue. Vous savez bien que les seuls artisans et partisans de la suppression de Spiritus sont le RP Vogel et le TRP et que, ce qu’ils reprochent à Spiritus, c’est précisément son orientation, son ouverture, son esprit… Je n’ai donc aucune chance, en acceptant de collaborer à Cor unum de lui donner ce que vous appelez « le caractère spécifique de Spiritus ». Or comme cette orientation, cette ouverture, sont des choses dont nos confrères éprouvent actuellement le plus grand besoin, je n’ai pas le droit, par ma collaboration, de faciliter une opération qui aboutirait à les en priver. Sans parler des autres conséquences défavorables à la Congrégation que j’énumérais dans ma lettre du 15 avril. Si l’on veut détruire Spiritus, c’est la moindre des choses de ne pas compter sur moi pour aider à l’enterrer.

3) La seule raison que vous me donnez d’accepter, c’est l’ennui que les communautés de langue française éprouveront de s’abonner à deux revues semblables et la crainte que Spiritus perde de ce fait « beaucoup d’abonnés spiritains ». Le moins que l’on puisse dire c’est que d’une part, cet ennui, Spiritus n’y est pour rien ; d’autre part ces désabonnements ne sont pas du tout certains. La promptitude avec laquelle tous les supérieurs de nos Districts et Provinces de langue française ont payé cette année leurs réabonnements à Spiritus (malgré une nouvelle augmentation de trois francs pour le Supplément) me ferait plutôt augurer le contraire. En revanche une chose est certaine (je puis en juger par le nombre de souscriptions que j’ai reçues pour le supplément annuel d’Études spiritaines annoncé à la fin du n° 13), la nouvelle revue perdra immédiatement la quasi-totalité des abonnés non spiritains payants que Spiritus avait déjà réussi à gagner.

Ce qui est vrai (et je l’ai dit à la réunion du 13 mars) c’est qu’on aurait pu faire l’économie de cette nouvelle revue et atteindre le même résultat en améliorant le Bulletin général ; car il est très dommage pour la Congrégation que l’on réduise ce bulletin plus que centenaire à n’être plus qu’une circulaire de notifications administratives ; au lieu de lui rendre l’attachement des confrères, on les en détachera définitivement. Ainsi on fera d’une pierre deux coups, détruisant à la fois le Bulletin général et Spiritus.

Évidemment, cela ferait encore bien plus mauvais effet à l’extérieur, si l’on prétendait garder le titre de Spiritus en en changeant l’esprit et le contenu.

Mais le sort de Spiritus n’est qu’un petit élément parmi tous ceux qui accroissent actuellement le malaise dans la Province et l’inquiétude de l’épiscopat français à l’égard de la Congrégation.

Croyez bien, mon Révérend Père, que toutes vos lettres sur l’obéissance seront vaines pour remédier à ce malaise qu’elles contribuent plutôt à aggraver. En effet, tous les confrères concernés sentent confusément que le mal actuellement, chez nous, n’est pas tant du côté des subordonnés que du côté de l’autorité. La grande majorité d’entre eux ne demanderaient pas mieux que d’obéir à des commandements, à des directives qui les aideraient à adapter leur effort apostolique, leurs coutumes, leurs façons de sentir et de penser, de manière à suivre le mouvement de l’Esprit Saint dans l’Église d’aujourd’hui (mouvement qui se manifeste de tant de façons ne serait-ce que par les orientations que l’Église a reçues du dernier pape et de la première session du Concile). Mais au lieu d’étudier, de chercher à découvrir ce qu’il faudrait faire pour vivre tout cela chez nous, Spiritains, on se contente d’écrire des condamnations, des mises en garde, des lettres sur l’obéissance.

Alors, immanquablement, naît chez les meilleurs et se développera de plus en plus avec toutes ses ultimes conséquences, une véritable crise de confiance et de vocation spiritaine, un peu semblable à celle qui décida le vénérable père en 1839 à quitter les Eudistes pour faire quelque chose de neuf. On voit ses jours passer inutiles, on se demande si on ne ferait pas mieux de sortir pour pouvoir dépenser ses énergies dans le sens dans lequel l’Église nous oriente si nettement… C’est un grand drame pour ceux qui décideront de sortir comme pour ceux qui choisiront de rester… mais ceux qui sortiront en entraîneront fatalement beaucoup d’autres, surtout parmi les jeunes ; le désarroi sera semé parmi ceux qui resteront. Il est à craindre que vous soyez rapidement réduit à remettre en activité dans nos scolasticats des professeurs qui étaient déjà à la retraite et à ne donner à nos jeunes, pour diriger leur vocation que des gens qui ont trois fois leur âge tandis qu’au-dehors, se répandra peu à peu le sentiment qu’il n’y a plus d’espoir pour les jeunes d’épanouir leur vocation missionnaire chez les Spiritains.

Ceux qui aiment la Congrégation ont-ils le droit d’assister passivement à cette désagrégation ? Aussi, sommes-nous quelques-uns bien décidés à faire appel plus haut si la situation ne s’éclaircit pas. Mais votre responsabilité à vous est plus grande, parce que vous êtes en charge, parce que vous êtes mieux au courant de certains abus d’autorité que nous ne connaissons que par ouï-dire et parce que votre intervention de Supérieur majeur aurait bien plus de poids que la nôtre. C’est donc vous qui avez davantage l’obligation d’intervenir.

Permettez-moi de vous rappeler à titre d’exemples quelques-unes des fautes de l’autorité qui sont à la source du malaise et qui peuvent légitimer de graves démarches. Je puis procéder par simples allusions car vous êtes mieux au courant que moi de tous ces faits.

Vous savez en effet comme nous :
  • que des pressions et des manoeuvres diverses ont été faites en haut lieu pour préparer l’élection de Mgr Lefebvre ;
  • que cela était bien plus grave que ce qu’on a reproché si bruyamment à Chevilly avant le Chapitre et dont le principal résultat était encore de discréditer aux yeux des confrères étrangers ceux des membres du Chapitre qui ne souhaitaient pas l’élection de Mgr Lefebvre ;
  • que votre nomination comme Provincial, en dehors de toute considération sur votre personne, s’est faite sans les consultations préalables prescrites par les Constitutions et sur lesquelles le Chapitre général avait encore insisté les jours avant (Statuts capitulaires p. 28 et Constitutions 39) ;
  • que, contrairement aux Constitutions et aux décisions du dernier Chapitre concernant la légitime autonomie des Provinces, la Province de France est en fait actuellement gouvernée, remaniée et on peut bien dire triturée directement par le TRP qui vous avise sans doute de ses décisions ;
  • que les directeurs de scolasticats doivent être proposés par le Provincial et approuvés par le TRP et non pas l’inverse ;
  • que la destruction systématique de l’actuelle équipe de Chevilly (comme d’ailleurs la destruction de Spiritus) n’a d’autre profonde raison qu’une désapprobation de l’orientation donnée par elle à la formation et aux études ; ce qui revient nettement de la part du TRP à prétendre imposer à la Congrégation ses tendances doctrinales personnelles : ce en quoi il contrevient explicitement à l’article 110 de nos Règles latines, car ses convictions, c’est le moins qu’on puisse dire, ne coïncident ni avec la doctrine de foi, ni avec les orientations actuelles et d’ailleurs traditionnelles de l’Église ;
  • que ce désaveu public de professeurs compétents, de directeurs qui avaient leur confiance va jeter un trouble grave dans l’esprit de nos jeunes car ils savaient bien qu’on ne pouvait de bonne foi suspecter l’orthodoxie des professeurs et directeurs qu’on leur enlève ;
  • que le déplacement du père Ledit va obtenir cet heureux résultat d’enlever du Conseil de la Province le seul de ses membres qui était connu comme ayant été défavorable à l’élection de Mgr Lefebvre.
Mon Père, je vous le dis gravement, puisque vous savez tout cela comme nous, il faut faire quelque chose et si vous ne pouviez absolument rien empêcher, il faudrait en tirer les conséquences car vous feriez grand tort à la Province en couvrant indéfiniment, par votre présence impuissante, tous ces abus d’autorité qui font de plus en plus de mal à la Congrégation. N’y a-t-il pas des moments où la passivité, pieusement habillée du beau nom d’obéissance ou de confiance en la Providence, n’est qu’une lâcheté?

Cette lettre, mon Père, va sûrement vous faire beaucoup de peine et je n’ignore pas les conséquences qu’elle peut avoir pour moi, mais ce qui doit compter davantage à nos yeux maintenant c’est la grande souffrance de la Congrégation, ce sont les vocations spiritaines menacées, les confrères profondément troublés dans leur amour de la Congrégation et de l’Église, les départs probables et prochains d’éléments qui comptaient parmi les plus solides atouts de la Province de France tant pour la formation de ses jeunes que pour son rayonnement extérieur, le désarroi qui ira ensuite s’amplifiant à travers toutes nos missions et les cassures irrémédiables. En haut lieu, certains acceptent peut-être tout cela d’un coeur léger parce qu’ils s’imaginent sans doute retailler ensuite à leur idée – qui est bien loin de celle de nos fondateurs – une Congrégation style père Le Floch et Séminaire français 1930. Puisque nous n’avons pas le droit d’accepter cela, autant le dire clairement tout de suite, avant que trop de départs n’aient endeuillé et appauvri la Congrégation. Qu’on ne puisse pas nous reprocher plus tard notre silence.

Mon Père, je termine cette lettre confidentielle avec le soulagement d’avoir accompli un devoir pénible, mais je vous prie de croire à mes sentiments de respectueuse et religieuse soumission.