28 juillet 1976

[François Bernard - La Croix] Le drame de Mgr Lefebvre

SOURCE - François Bernard - La Croix - 28 juillet 1976
Le refus de Mgr Lefebvre ne porte pas seulement sur des formes extérieures comme les textes de la liturgie ou la langue dans laquelle elle est célébrée. Le refus de la « messe de Paul VI », l’attachement à la « messe de saint Pie V » célébrée en latin, sont l’expression d’un refus plus fondamental portant sur les enseignements du Concile lui-même, sur les réformes postconciliaires, sur les orientations données à l’Église par le Pape et les évêques. C’est en fait « l’autorité d’aujourd’hui qui est refusé au nom de celle d’hier », comme le disait Paul VI dans l’allocution aux cardinaux du 24 mai.

La gravité de la situation créée par Mgr Lefebvre provient de ce qu’il est évêque et qu’il a donc la possibilité de donner naissance à une Église en dehors de la communion avec Rome, en ordonnant des prêtres et en consacrant d’autres évêques. Après les ordinations du 29 juin dernier, accomplies malgré l’interdiction formelle et réitérée du Pape et les interventions personnelles faites auprès du supérieur d’Ecône, un tel risque commençait à prendre une forme concrète et rendait inévitable la sanction rendue publique samedi.

Autour de la nouvelle de la suspension de Mgr Lefebvre, la plupart des commentaires ou points de vue publiés dans la presse montrent que les réactions de l’opinion semblent s’orienter dans deux directions. Ou bien on met l’accent sur la question des formes liturgiques et en particulier de l’usage du latin. Ou bien on met en relief le contraste entre les deux courants opposés qui contestent le Pape et les évêques, l’un au nom de la tradition en rejetant le concile Vatican II, comme Mgr Lefebvre, et l’autre au nom de l’avenir en invoquant, au contraire, le Concile.

Dans le premier cas, réduire le débat à des questions de formes extérieures et surtout à la question de la langue liturgique, risque de le rendre parfaitement incompréhensible. En réalité, comme le dit la constitution de Vatican II, la célébration de la liturgie, et d’abord de la messe, est à la fois le point de départ et le point d’arrivée, la source et le sommet de toute la mission de l’Église, qui est de porter l’Évangile aujourd’hui dans le monde. L’attitude de Mgr Lefebvre rentre exactement dans la logique de ce principe : sa contestation de la réforme liturgique postconciliaire signifie un refus radical et global de l’orientation pastorale donnée par Vatican II et de l’application qu’en a faite Paul VI.

Dans le second cas, lorsqu’on centre le débat sur l’antagonisme entre « conservateurs » et « progressistes », on voit sans doute plus facilement que l’enjeu est la mission de l’Église. Mais on risque de donner une idée réductrice de cette mission et on risque davantage encore de méconnaître ce qu’est la réalité concrète de l’Église aujourd’hui en n’y voyant que des affrontements stériles, et en exagérant le nombre de ceux qui dévient jusqu’aux extrêmes.

On peut se référer ici au discours de Paul VI aux cardinaux, le 24 mai, qui comportait trois volets. Après avoir fait sévèrement le procès de Mgr Lefebvre, il avait tenu à réprouver avec la même fermeté l’attitude de ceux qui en viennent à déformer la liturgie, la doctrine et la morale ou à réduire la vie de la foi à une action politique, tout en soulignant qu’ils sont peu nombreux. Mais il avait commencé par dire sa joie pour la vitalité de l’Église, les signes d’un renouveau de la vie spirituelle, l’engagement croissant de tant de chrétiens dans une solidarité profonde avec les pauvres, la renaissance des vocations sacerdotales et religieuses dans divers pays.

Un autre aspect paraît laissé dans l’ombre par les commentaires : c’est le caractère international de l’entreprise de Mgr Lefebvre. Des communautés liées à Ecône se sont créées en divers pays d’Europe et aux États-Unis. Il existe de fortes différences, à travers la diversité des situations, et chaque épiscopat devra trouver la ligne pastorale adaptée.

Dans le contexte français, Mgr Etchegaray en indiquait une, au cours de l’interview donnée à la Croix, le 30 mars dernier. Pour « guider des courants divergents », disait-il, de telle sorte que les chrétiens soient aidés à vivre leur foi, « nous avons besoin de communautés diversifiées, surtout dans le monde urbanisé ; mais toutes doivent s’enraciner dans la vraie tradition de l’Église ». Et il indiquait deux conditions : la solidité doctrinale des animateurs et la communication entre ces communautés.

Au cœur de la vraie tradition catholique se trouve le nœud qui lie, indéfectiblement, l’Évangile et l’Église rassemblée autour du Pape et des évêques. Sur ce point, l’histoire lointaine ou récente est pleine de témoignages d’une fidélité dont donnèrent encore l’exemple, en France, Marc Sangnier et ses compagnons démocrates du Sillon et ensuite beaucoup de ceux qui se sentirent atteints par la condamnation de l’Action française. On pourrait citer aussi tant de pionniers l’œcuménisme, du renouveau liturgique, pastoral, théologique, et relire l’admirable Méditation sur l’Église écrite, dans l’épreuve, par le P. de Lubac.

Mais dans le fracas de l’événement, la révolte est spectaculaire tandis que la fidélité ne l’est pas, et d’autre part, dans la situation actuelle, des intérêts politiques peuvent facilement influer sur les polémiques et empoisonner les débats. C’est encore une réalité dont il faut tenir compte pour comprendre les remous de l’opinion et chercher à les éclairer. Le risque est grand de voir les vraies questions défigurées et réduites à des mesquineries, avec pour résultats d’augmenter encore le nombre de ceux qui quittent l’Église en silence et sur la pointe des pieds.