SOURCE  - Abbé Claude Barthe - 
L'Homme  Nouveau N° 1468 du 24 avril 2010 - via le Forum Catholique - 24 avril 2010
Le 24 avril 2005, place Saint-Pierre à Rome, le cardinal Ratzinger était  intronisé sur le trône de saint Pierre. Ceux qui avaient suivi de près les préparatifs  de son élection, le 19 avril précédent, ne furent pas étonnés de ce choix  des cardinaux électeurs. Bien connu de ces derniers, le préfet de la Congrégation  pour la Doctrine de la foi semblait être le seul à pouvoir sauver la barque de  l’Église qui prend l’eau de toute part.
Abbé Claude Barthe
« D’une fois à l’autre à mes retours de Rome, je trouvais l’atmosphère  de plus en plus effervescente dans l’Église et parmi les théologiens. On  avait l’impression que rien n’était stable dans l’Église, que tout était  à revoir », se souvenait Joseph Ratzinger, qui avait été conseiller théologique  du cardinal Frings, archevêque de Cologne, un des ténors de la majorité du  Concile (1). C’est à l’intérieur des débats propres à la majorité  conciliaire que le futur Benoît XVI, alors jeune théologien allemand renommé,  a fait entendre une voix prudente, très vite inquiète, globalement réformiste.
Un homme du « oui, mais… »
Le cardinal Frings l’avait fait nommer expert dès la fin de la première  session, en 1962. Il n’était nullement de l’école romaine – le personnel  théologique de Pie XII – mais s’il était un homme du monde théologique  nouveau, c’était avec une nuance de « oui, mais… ». Ce « mais », il  l’exprima très vite à sa manière propre, celle de conférences  professorales : il donna un premier signal d’alarme, à Münster, en 1963, sur  « le vrai et le faux renouveau dans l’Église » ; mais surtout, il intervint  au Katholikentag (2) de Bamberg, en 1966, de manière si alarmiste, au sujet de  la nouvelle théologie et de la nouvelle liturgie, qu’un soupçon de «  conservatisme » pèsera désormais sur lui.
Professeur à Ratisbonne en 1969, il était nommé à la Commission théologique  internationale, en même temps qu’il participait au lancement de la revue  internationale elle aussi, Communio, avec ses amis Balthasar, Lubac, Bouyer,  Medina, Le Guillou. Ces deux instances, la Commission et la revue, en soi tout  à fait distinctes, mais très proches en réalité, très proches en tout cas  à l’origine, devaient servir de barrage à la « mauvaise interprétation »  du Concile. Ce combat contre le « faux esprit du Concile » va dès lors  devenir le combat essentiel, pour ainsi dire substantiel, de Joseph Ratzinger,  comme théologien, comme cardinal, comme pape. Il est d’ailleurs très  important de retenir que par Hans Urs von Balthasar, il a connu dès l’origine  l’un de ces nombreux mouvements qui, sous des aspects divers, vont représenter  une réaction à la crise de l’Église, le mouvement Communion et Libération,  fondé par l’Italien don Giussani. Proche de Communion et Libération, mais  avec des amitiés allemandes plus traditionnelles encore, celle du philosophe  Robert Spaemann, par exemple. À Ratisbonne, très proche de Mgr Gamber (3), il  vécut très mal la réforme liturgique : « On démolit le vieil édifice pour  en construire un autre… ».
Archevêque de Munich et Freising
C’est ce Joseph Ratzinger-là, une des personnalités les plus marquantes, et  les plus marquées, à l’intérieur de la tendance que représentaient la  revue Communio et annexes, qui fut appelé par Paul VI à devenir archevêque de  Munich et Freising en 1977. Consacré le 28 mai, il devint cardinal le 27 juin  1977, un an avant la mort de Paul VI (le 6 août 1978). Il avait connu au  Concile l’évêque auxiliaire puis archevêque de Cracovie, Karol Wojtyla,  autre personnalité marquante de sa tendance. Lors du premier conclave de l’été  1978, qui devait élire l’éphémère pape Luciani, Jean-Paul Ier, le cardinal  Ratzinger fit partie de ceux qui lancèrent « l’hypothèse Wojtyla », avec  les cardinaux Koenig, de Vienne, et Hoeffner, de Cologne. Et lors du conclave  d’octobre, ils repassèrent les plats, cette fois avec succès. Tout  naturellement, Jean-Paul II appela près de lui celui qui était devenu son ami.  Il lui confia le poste de confiance par excellence, celui de Préfet de la Congrégation  pour la Doctrine de la foi, le 25 novembre 1981.
Le numéro deux de l’Église
Dès lors, durant pratiquement un quart de siècle ce Préfet, du fait de sa  personnalité et de l’épais brouillard doctrinal qui s’était abattu sur  l’Église, fut le véritable numéro deux de l’Église romaine, ayant de  fait plus d’importance morale que les différents secrétaires d’État. Il  orchestra, Jean-Paul II régnant (et participant, surtout dans le domaine  moral), une colossale tentative de « bon ne interprétation » de Vatican II :  dans le domaine moral, avec l’instruction Donum vitæ, du 22 février 1987,  l’encyclique Veritatis splendor, du 6 août 1993, sur les fondements de la  morale catholique, l’encyclique Evange-lium vitæ, du 25 mars 1995 ; dans le  domaine de l’œcuménisme, avec l’encyclique Ut unum sint, du 25 mai 1995 ;  mais aussi, l’encyclique Fides et Ratio, du 14 septembre 1998, sur les rap  ports de la foi et de la raison ; et encore l’encyclique Ecclesia de  Eucharistia, du 17 avril 2003. Sans parler d’une série d’instructions «  restauratrices » publiées par la Congrégation de la Doctrine de la foi ou en  collaboration avec d’autres congrégations, comme l’instruction sur les  synodes diocésains (1997), l’instruction « sur quelques questions concernant  la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres » (1997), le  motu proprio Apostolos suos sur la nature théologique et juridique des conférences  épiscopales (21 mai 1998).
Face à la théologie de la libération
Il mena en première ligne la bataille doctrinale – car il y eut aussi une  bataille « politique » – avec la théologie de la libération, qui de 1968  à la Chute du Mur fut très virulente en Amérique latine (Instruction sur  quelques aspects de la théologie de la libération, du 6 août 1984 ;  Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, du 22 mars 1986). Il  y eut aussi la guerre d’usure avec les revendications ultralibérales en  faveur de la structure démocratique de l’Église, du sacerdoce des femmes, de  la libéralisation morale, scandées de « sanctions » nouveau style, c’est-à-dire  fort bénignes, contre Drewermann, Curran, Knitter, Guindon, Küng,  Schillebeeckx, etc. D’où la Profession de foi et le Serment de fidélité (25  février 1989), l’Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien (24  mai 1990), et la lettre apostolique Ad tuendam fidem (1998), qui insère dans le  Code de Droit canonique des précisions concernant l’autorité des actes  magistériels.
Un travail de remise en ordre
Et au sommet de cette tentative – une utopie, au meilleur sens – de remise  en ordre : la lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, du 22 mai 1994, sur  l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes, le Catéchisme  de l’Église catholique, promulgué le 11 octobre 1992, et l’instruction  Dominus Iesus, sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ  et de l’Église, du 6 septembre 2000. Devant une telle masse de documents,  dont la note dominante est indubitablement la volonté d’encadrer l’interprétation  du Concile, ne peut-on pas parler de pré-pontificat ratzinguérien ?
Mais c’est avec l’Entretien sur la foi (4), en 1985, qu’a commencé le  chemin qui l’a mené à l’élection de 2005 : « Si par restauration on  entend la recherche d’un nouvel équilibre, après les interprétations trop  positives d’un monde agnostique et athée, eh bien alors, une restauration  entendue en ce sens-là, c’est-à-dire un équilibre renouvelé des  orientations et des valeurs à l’intérieur de la catholicité tout entière,  serait tout à fait souhaitable ». Concrètement, cet ouvrage est devenu le  vecteur du projet de « remontée de l’intérieur », selon une expression très  ratzinguérienne.
Lequel va s’appuyer sur, et être appuyé par – c’est ce qui l’a  distingué des Lubac, Balthasar – le monde traditionaliste, héritier de la  minorité conciliaire, et dont le refus s’était cristallisé dès la fin des  années soixante en un rejet de la réforme liturgique de Paul VI. On sait  aujourd’hui que le nouveau Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la  foi avait organisé dès 1982 (le 16 novembre) une réunion au Palais du  Saint-Office « au sujet des questions liturgiques », c’est-à-dire portant  à la fois sur la question liturgique en elle-même et sur la question  lefebvriste. Le cardinal Ratzinger avait obtenu que tous les participants sans  exception (le cardinal Baggio, Préfet de la Congrégation des Évêques, le  cardinal Baum, archevêque de Washington, le cardinal Casaroli, secrétaire d’État,  le cardinal Oddi, préfet de la Congrégation du Clergé, Mgr Casoria, pro-préfet  de la Congrégation pour le Culte et les Sacrements) affirment que le missel  romain « ancien » devait être « admis par le Saint-Siège dans toute l’Église  pour les messes célébrées en langue latine ». 25 ans exactement avant le  motu proprio Summorum Pontificum : ce long temps pour parvenir au but, c’est  tout Joseph Ratzinger.
Un projet avorté
La suite de ce grand projet concernant la liturgie ancienne et ses pratiquants,  dans les deux domaines distincts et imbriqués, est connue : d’une part, la  lettre circulaire Quattuor ab-hinc annos, de la Congrégation pour le Culte  divin, dite « indult » du 3 octobre 1984, permettra la célébration du missel  ancien ; elle sera suivie, en 1988, du motu proprio Ecclesia Dei qui  l’amplifiera. Entretemps, le cardinal Ratzinger et Mgr Lefebvre étaient  parvenus à un accord, le 5 mai 1988, lequel fut dénoncé après bien des hésitations  par Mgr Lefebvre qui procéda à la consécration autonome de quatre évêques,  à Écône, le 30 juin 1988, suivie d’une sentence d’excommunication. En vérité,  à partir de 1988, c’est le Préfet de l’ex-Saint-Office qui supervisa la  Commission Ecclesia Dei, créée à cette occasion pour prendre en charge  l’ensemble de ce problème, moins directement après 2000, lorsqu’il lui fit  donner pour Président son ami le très actif cardinal Castrillón, préfet de  la Congrégation du Clergé. Dans le même temps, ses critiques plus ou moins  frontales de la nouvelle liturgie se multiplient : La célébration de la foi  (5), Ma vie (6) ; L’Esprit de la liturgie (7) ; Un chant nouveau pour le  Seigneur (8). En fait, c’est bien au-delà des cercles traditionnels  proprement dits que l’ensemble de cette posture – résumée par le Catéchisme  de l’Église Catholique et la critique des abus liturgiques et même d’une  liturgie abusive – va accroître la popularité du cardinal en France, en  Allemagne, aux États-Unis, et dans le reste du monde. Ainsi à Paris, la foule  se pressait, le 6 novembre 1992, autour de l’Institut lors de la réception du  cardinal à l’Académie des Sciences morales et politiques, à l’initiative  de Jean Foyer. Et lorsque le 23 janvier 1995, il revint y prononcer une conférence  sur « La théologie de l’Alliance dans le Nouveau Testament », assurément  bien bâtie mais dont le sujet restait très académique, on entendit Jean  Guitton résumer l’étonnante émotion de ses confrères : « Nunc dimittis…  J’ai vécu aujourd’hui le plus beau jour de ma vie ».
Communion autour du cardinal
En Italie, où il n’existait pas de mouvement traditionaliste au sens strict,  le cardinal se montrait à l’unisson des prêtres et laïcs du mouvement  Communion et Libération. Je citerai deux moments particulièrement intenses de  cette fusion autour du préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi.  Le 1er septembre 1990, lors du meeting annuel grandiose organisé par CL à  Rimini, devant une foule chauffée à blanc par son propre enthousiasme, Joseph  Ratzinger avait prononcé un étonnant « discours programme » sur l’Église  « toujours à réformer », dans lequel, sans évoquer une seule fois Vatican  II, il avait traité de la réforme, non pas à continuer, non pas à appliquer,  non pas à réactiver, mais de la réforme à faire, et même « à découvrir  », stigmatisant « la réforme inutile » – suivez son regard –, celle intégrant  le modèle de la liberté des Lumières et dont la liturgie est refabriquée en  permanence par les communautés vivantes, etc. L’autre grand moment fut lors  des obsèques de don Giussani, qui eurent lieu le 24 février 2005, très peu  avant la mort de Jean-Paul II (2 avril), dans la cathédrale de Milan : le  cardinal Ratzinger présidait aux côtés du cardinal Tettamanzi, archevêque de  la ville. Il se trouvait que, notoirement, l’un et l’autre étaient les deux  premiers « papables ». Chacun prononça une homélie. La foule des ciellini  (partisans de Communion et Libération) acclama Ratzinger à tout rompre et  resta de glace pour Tettamanzi.
Un homme recherché
Entre-temps, il m’avait été donné d’assister, en prima fila, à une conférence  donnée par le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, le 15 décembre  1998, dans un amphithéâtre de l’Institut Jean-Paul II, à l’Université du  Latran, sur « la fin du monde ». Le sujet était certes intéressant, mais il  n’expliquait pas que l’aula Paolo VI fût pleine à craquer, et que la conférence  fût suivie grâce à un circuit interne de télévision dans un autre grand  amphithéâtre tout aussi rempli, et fût en outre retransmise en direct au  Chili, en Argentine, à Madrid. La conférence follement applaudie s’acheva  par une indescriptible bousculade, chacun voulant obtenir un baciamano ou à  tout le moins toucher la frange de la soutane du cardinal, salut de l’Église…  Ce qui explique que, m’accueillant au Saint-Office, en novembre 2000, où je  venais recueillir de lui un entretien pour Spectacle du Monde, il me prévenait  en souriant : « Monsieur l’Abbé, nous ne parlerons pas de “programme de  pontificat” » (le thème d’un de mes précédents articles dans la revue  Catholica avait été : à la différence du cardinal Martini, les ratzinguériens  ne proposent pas de « programme de pontificat »). Et d’ajouter splendidement  : « Notre programme, c’est le magistère ! ».
Un candidat populaire…
En fin d’entretien, lui posant ma dernière question, très journalistique  j’en conviens : « Vous savez, Éminence, que vous êtes un cardinal très  populaire : un sondage Internet vous donne, sur cinquante sept mille réponses,  28 % d’opinions favorables, etc. », je commis un fâcheux lapsus : « Vous  savez, Éminence, que vous êtes un candidat très populaire… ». Le  cardinal-candidat éclata de rire, mais sa réponse fut celle d’un homme prêt  très modestement à répondre à l’appel de Dieu : « Pour ce qui est de ces  candidatures et de ces sondages, je trouve cela tout à fait ridicule : nous  avons un pape et c’est le Seigneur qui décide en tout du quand, du comment.  Mais c’est vrai qu’être pasteur aujourd’hui dans l’Église exige un  grand courage. Avec notre faiblesse – je suis un homme faible – nous  pourrons tout de même prendre le risque de faire notre devoir de pasteurs.  Parce que c’est le Seigneur qui agit et qu’Il a dit à ses apôtres qu’à  l’heure de la confrontation ils ne réfléchissent pas avec inquiétude  comment se défendre et que dire, mais que l’Esprit leur enseignera ce qu’il  faut dire. Cela aussi est pour moi une chose très réaliste. Même avec mon peu  de force, et je dirais même à cause de cela, le Seigneur pourra faire en moi  ce qu’Il voudra. » Cinq années passèrent, ou presque. Tel prélat de Curie,  qui avait imaginé une élection presque par acclamation – un cardinal se lèverait  dans le Conclave, et dirait : « Je propose d’élever le cardinal Ratzinger au  trône de Pierre » – n’y croyait plus. Le fidèle secrétaire, Mgr Clemens,  non plus semble-t-il, qui demanda un autre poste, en prévision de la retraite définitive  du cardinal.
Le seul pape possible
Au reste, la faveur de l’ensemble du catholicisme « identitaire » ne pouvait  pas suffire à faire un pape. Les élections pontificales nécessitent les deux  tiers des voix du collège des cardinaux électeurs (ceux de moins de 80 ans),  et comme toutes les élections du monde, celles de la Sixtine se jouent au  centre. Le centre du collège s’était, il est vrai, considérablement déplacé  vers la « droite » au cours du pontificat de Jean-Paul II. Et la signification  de l’élection pontificale s’était modifiée. Celle de 1963 (Paul VI), la  première de 1978 (Jean-Paul Ier) et la deuxième de 1978 (Jean-Paul II) avaient  vu, en effet, s’opposer trois tendances : d’un côté, les traditionalistes  issus de la minorité conciliaire (Siri en 1963 et 1978) ; de l’autre, le  centre gauche (Lercaro en 1963, Pignedoli en 1978) ; et le centre droit qui  l’avait emporté à chaque élection (Montini en 1963, Luciani en 1978, puis  Wojtyla, toujours en 1978 en raison de l’échec de Benelli). Autrement dit,  pour sauver le « vrai » Concile tant contre les « progressistes » que contre  les « intégristes », les cardinaux de centre droit avaient choisi des «  hypothèses » toujours plus conservatrices (Montini, Luciani, Wojtyla). Mais en  2005, le traditionalisme (Siri, Oddi, Palazzini, etc.) n’étant plus représenté  chez les cardinaux électeurs, et les « progressistes » étant de poids négligeable,  c’était l’explosion de l’Église que l’on veut éviter et non plus  celle du Concile.
Les prévisions
Le samedi 16 avril, deux jours avant l’ouverture du conclave, avant l’heure  du pranzo (déjeuner), je me suis faufilé pour saluer le cardinal doyen du Sacré-Collège,  Joseph Ratzinger, qui rentrait à son domicile, place Sainte-Anne, escorté  d’un appareil policier de chef d’État, car je voulais « prendre la température  » de son entourage. Les « aides de camp » ecclésiastiques étaient d’ores  et déjà jubilants : tous les comptes de voix faits et refaits par les spécialistes  donnaient à Joseph Ratzinger une très large avance (on racontait que l’austère  cardinal Ruini, le principal grand électeur de Joseph Ratzinger, était rentré  dans ses appartements du Vicariat, au Latran, en esquissant des pas de  danse…). La tension qui persistait venait du fait qu’on savait aussi que  Joseph Ratzinger se désisterait si l’élection n’était pas très rapide,  à défaut de quoi l’Église serait encore plus ingouvernable qu’elle ne  l’était.
Il fallait donc qu’en quelques tours de scrutin, 77 voix se portent sur son  nom. Or, il n’était pas exclu que les opposants cimentent durant un certain  temps la fameuse « minorité de blocage » (39 voix pour cette fois), pour  obliger ensuite les partisans du cardinal Ratzinger à transiger sur un nom de  compromis, comme par exemple celui du cardinal Antonelli, archevêque de  Florence. La force des ratzinguériens était dans les personnalités  restauratrices qui entouraient le préfet de la Congrégation pour la Doctrine  de la foi : Ruini, le cardinal vicaire de Rome, Scola, patriarche de Venise,  Biffi, ancien cardinal de Bologne, Bertone de Gênes, le pieux Herranz de  l’Opus Dei qui s’était chargé de lancer la « candidature », etc.  S’ajoutaient des grands électeurs qui dépassaient ce cercle restaurationiste  : le cardinal Lustiger de Paris, le mouvant cardinal Schönborn de Vienne.
Les divers « partis »
En face, les libéraux (des libéraux très modérés, mais qui avaient  l’appui de la « gauche », notamment celle du clan Silvestrini, qui ne votait  pas en raison de l’âge tout en conservant une grande influence) ont été  pris de court par la montée de Ratzinger, ou plus exactement par le fait que le  cardinal jésuite Martini, ancien archevêque de Milan, était devenu trop  malade pour prétendre au Souverain Pontificat. Les prétendants de remplacement  ne pesaient pas, loin de là, le même poids : Dionigi Tettamanzi, archevêque  du plus gros diocèse de la chrétienté, Milan, dont tout le monde savait  qu’il « en voulait » parce qu’il l’avait dit à tout le monde ; Angelo  Sodano, 77 ans, secrétaire d’État de Jean-Paul II, de couleur plus  conservatrice que le précédent, qui s’imaginait curieusement être populaire  ; Giovanni Battista Re, 71 ans, qui d’abord à la Secrétairerie d’État,  puis comme préfet de la Congrégation des Évêques, s’était imposé (avec  le cardinal Sepe, préfet de l’Évangélisation des peuples) comme l’un des  personnages indispensables et incontournables de la fin du pontificat précédent,  faiseur d’évêques, de nonces, de cardinaux.
Mais pendant ce temps, les millions de pèlerins venus à Rome pour saluer la dépouille  de Jean-Paul II désignaient en quelque sorte aux cardinaux électeurs par leurs  acclamations le doyen du Sacré Collège qui présidait les funérailles. Le  climat émotionnel aidant, il apparaissait comme le seul possible. Le seul qui  semblait apte à « faire du ménage », alors que les rapports plus  qu’alarmants sur l’état du sacerdoce circulaient entre cardinaux,  cristallisant une formidable et très légitime inquiétude. Lors du Chemin de  Croix au Colisée qui avait précédé la mort de Jean-Paul II, le 25 mars 2005,  il avait dit : « Que de souillures dans l’Église, et particulièrement parmi  ceux qui, dans le sacerdoce, devraient lui appartenir totalement ! Combien  d’orgueil et d’autosuffisance ! » (méditation de la 9e station). Le seul  qui paraissait capable de prendre en main une Église exsangue, qui malgré le  formidable charisme de Jean-Paul II, voyait s’accélérer, se nourrissant  lui-même, l’effondrement historique du catholicisme d’Occident (vocations,  fidèles, catéchismes, etc.). Toujours, lors du Chemin de Croix du 25 mars : «  Seigneur, ton Église nous semble une barque prête à couler, une barque qui  prend l’eau de toute part. Et dans ton champ, nous voyons plus d’ivraie que  de bon grain. Les vêtements et le visage si sales de ton Église nous  effraient. Mais c’est nous-mêmes qui les salissons ! » (prière de la 9e  station). Le seul dont on pouvait croire qu’il avait des chances de redresser  l’image morale et ecclésiale du prêtre en Amérique, en Afrique, aux  Philippines, et de réchauffer peut-être un peu la foi refroidie de  l’Occident. « Comme s’il n’y avait plus eu d’autres candidats  envisageables ! », s’exclamera plus tard le cardinal anonyme interrogé par  Olivier Le Gendre dans la Confession d’un cardinal (9).
L’opposition
En fait c’est sur le cardinal jésuite Bergoglio, archevêque de Buenos-Aires  – beaucoup plus « progressiste » qu’il n’y paraissait et véritable  continuateur du cardinal Martini –, et non sur les Italiens balayés au  premier scrutin, que se reportèrent les voix opposées. Les voix de Bergoglio  montèrent à 40 voix au 3e vote, mais Joseph Ratzinger dépassait déjà les 70  voix. Dans l’après-midi du deuxième jour, le 19 avril, au 4e vote, quand, à  17 h 30, le scrutateur annonça pour la 77e fois : « Ratzinger », l’assemblée,  tendue comme un arc, éclata en applaudissements qui se prolongèrent durant  toute la fin du dépouillement, lequel donnait à l’élu 84 voix. Peu après,  la fumée blanche s’élevait sur l’angle droit de la Place Saint-Pierre et  la grosse cloche de bronze de l’Arco delle campane commençait à s’ébranler  : « Il papa e fatto ! ». Peut-on tenter d’imaginer, cinq ans plus tard, les  jugements que porteront les historiens du futur ? On a parlé, en 2005, d’élection  d’un « pape de transition », comme en 1958, lors de celle de Jean XXIII, non  seulement à cause de l’âge avancé de l’un et l’autre pontifes, mais  aussi parce ce que l’on sentait, dans les deux cas, que se préparait une évolution  importante.
En sens inverse ? Inverse sans aucun doute était le contexte. En 1958, l’Église  entrait dans une espèce de bulle d’optimisme, dans laquelle elle allait vivre  jusqu’en 68, malgré de nombreux signes annonciateurs d’une déferlante de sécularisation  avec ses conséquences internes gravissimes. En 2005 – et aujourd’hui plus  encore – le contexte, surtout en Occident, est celui de la continuation de  l’effondrement pastoral, sacerdotal, catéchétique, mémoriel diraient aussi  les sociologues, auquel personne ne sait vraiment quelle réponse donner. Le  long trou noir de l’enseignement catéchétique inexistant, ou tout comme,  depuis le Concile, fait que cette tendance ne pourra être inversée de  longtemps.
Des textes rares mais importants
Un point de convergence cependant étonne. Le cardinal Roncalli avait été élu,  grosso modo parce qu’une part des cardinaux voulait sortir du « trop de  doctrine » du règne de Pie XII. Or, le pape Ratzinger, déjà maître d’œuvre  d’une avalanche de textes doctrinaux de « restauration » lorsqu’intervint  son élévation au Souverain Pontificat, a semblé s’autocensurer lui-même :  depuis son élection, pratiquement plus aucun texte de ce type n’est publié  (une encyclique sur la charité, une autre sur l’espérance, une troisième  sur les principes les plus élevés de la « doctrine sociale »). Mais dans  cette espèce de grand silence – tout relatif, bien sûr – sont intervenus  quelques textes et quelques actes d’apparence modeste, mais cependant  possiblement « prophétiques » d’importants ébranlements et développements  futurs : le discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005, qui tout en  privilégiant une interprétation de Vatican II (l’herméneutique de continuité)  dit en définitive officiellement que 40 ans après, la signification de Vatican  II est encore à débattre ; la conférence de Ratisbonne, du 17 septembre 2006,  qui ébranle les certitudes en matière de dialogue interreligieux ; le motu  proprio Summorum Pontificum du 7 juillet 2007, dont la portée dépasse de la même  manière son objet propre (affirmer que la messe ancienne n’est pas abolie) en  ce qu’il pousse à un remodelage du culte des paroisses ; l’ouverture enfin  d’un processus d’« uniatisme » en direction des anglicans qui rebat les  cartes en matière d’œcuménisme.
Vers un début de « conclusion » ?
Au fond, l’acte principal du pontificat de Jean XXIII aura été l’annonce  de l’ouverture du Concile, faisant de son règne un préalable à la  formidable mutation que cette assemblée allait engendrer sous son successeur.  L’initiative historique principale de Benoît XVI ne sera-t-elle pas  d’annoncer en quelque sorte la « conclusion » à venir de l’évènement de  Vatican II et de ses suites ?
Abbé Claude BARTHE
1. Joseph Ratzinger, Ma vie, Fayard, 144 p., 15 €.
2. Congrès des catholiques qui se déroule en Allemagne (où il se réu -nit  tous les deux ans), en Autriche et en Suisse.
3. Klaus Gamber, La Réforme liturgique en question, Éditions Sainte-Madeleine,  128 p., 12 € ; Tournés vers le Seigneur !, Éditions Sainte-Madeleine, 90 p.,  8 €.
4. Joseph Ratzinger, Entretien sur la foi, Fayard, 252 p., 17 €.
5. Joseph Ratzinger, La Célébration de la foi, Téqui, 154 p., 9,20 €.
6. Cf. note 1, idem.