6 août 2012

[Paix Liturgique] Jean Madiran - Dialogues du Pavillon Bleu

SOURCE - Paix Liturgique, lettre n°347 - 6 aout 2012

Parmi les expressions les plus agréables et les plus instructives de l’amitié, il faut faire une place toute spéciale à l’art de la conversation. Le dialogue, l’échange des idées, la confrontation des points de vue et des expériences, le tout dans un climat de bienveillance chrétienne et de grande exigence intellectuelle, voilà ce qui constitue – ou devrait constituer – le mode normal de rencontre et d’échanges entre catholiques. Jean Madiran nous offre donc, sous la forme de conversations tenues dans une auberge du Sud-ouest de la France, une remarquable analyse de la vie de l’Église et de la France depuis la dernière Guerre mondiale. Le sous-titre de cet ouvrage parle de « fiction » mais une fiction qui nous fait entrer dans le réel.

Ils sont donc cinq à se réunir régulièrement pour des conversations à bâtons rompus sur tous les sujets qui comptent vraiment, essentiellement la question lancinante de l’identité catholique et française face à la crise de civilisation que nous connaissons aujourd’hui. Ils ont tous en commun un grand amour du Christ et de son Église, un désir de vivre toutes les exigences de l’Évangile, une intelligence toujours en éveil pour discerner les défis du moment, la soif d’un engagement authentique au service de la vérité de l’Évangile, une étonnante lucidité sur les faiblesses du monde ecclésiastique, un regard attristé sur les dérives de tant de chrétiens, fascinés par l’immanentisme généralisé et le relativisme vulgaire ou élitiste qui constituent la nouvelle barbarie contemporaine. Certes ils ne sont pas toujours d’accord parce qu’ils sont divers par leur âge, leur expérience de la vie, leur place dans la société et leur passé de combattant. Le lecteur peut ainsi faire la connaissance de Solange, l’hôtesse de ce Cénacle, qui a connu les grands combats nationaux et ecclésiaux de l’après guerre et qui est comme l’âme de ce petit groupe, Camarsac, viticulteur bordelais, Antoine, jeune avocat et écrivain, Hubert, étudiant en histoire, le benjamin du groupe et, seul ecclésiastique, l’abbé Giovanni Sfumatura, prêtre italien ayant longtemps travaillé à la Curie. Les amis se sont retrouvés pour deux séries de rencontres, en 2003-2004 et en 2011. Leurs propos témoignent tout à la fois d’une constante fidélité à leur idéal et de l’évolution considérable qu’a connue l’Église durant ces huit années.

Le lecteur peut ainsi mesurer tout à la fois l’âpreté du combat pour la vraie foi (l’Écriture, la messe, le catéchisme) et le chemin qui a été parcouru depuis l’imposition des réformes conciliaires et l’interdiction de la messe traditionnelle à la fin des années soixante, l’ensemble constituant ce que l’on a appelé (pour s’en réjouir), la Révolution d’octobre de l’Église et dans l’Église. Ils sont bien peu ceux qui se sont levés alors pour dénoncer cette submersion, pour la plupart des fidèles laïques. Solange témoigne face à ceux qui ont la mémoire courte et qui pensent être les premiers à lutter : « Dès l’année 1969, nous étions des milliers de laïcs à cacher des prêtres, à arranger des granges, des caves, pour célébrer la messe. C’est la revue Itinéraires qui tout de suite a dit que l’interdiction [de la messe traditionnelle] était un abus de pouvoir sans valeur, et que tout prêtre de l’Église latine pouvait [la] célébrer sans autorisation » (p. 27). Au passage est dénoncé le cléricalisme, y compris dans les rangs de la Tradition : c’est oublier un peu vite combien la défense de celle-ci a été le fait des fidèles, spécialement dans les temps héroïques où, y compris dans l’Église, l’étiquette de « traditionnaliste » était infamante : « Dans les troupes du combat contre la révolution religieuse, tout le commandement, du maréchal aux caporaux, est réclamé par les ecclésiastiques. Dommage qu’il y ait parmi eux tellement de maréchaux… » (p. 103). Plus d’un fidèle pourra (tristement) sourire parce qu’il lui est souvent arrivé de le constater : « Les curés mettent tout par terre s’ils ne dirigent pas eux-mêmes » (p. 26).

L’amitié chrétienne qui lient nos protagonistes ne les empêchent pas de diverger quant aux moyens à employer, y compris à l’intérieur de l’Église. Certains approuvent la Fraternité St-Pie X dans tous ses combats et dans toutes ses revendications. D’autres se reconnaissent plutôt dans la mouvance Ecclesia Dei et soulignent le chemin qui a été parcouru depuis une décennie au sein même de la Curie (même si certains hauts fonctionnaires de l’Église ne manifestent pas toujours un grand courage pour tirer les conclusions pratiques du constat réaliste qu’ils font de la situation alarmante de l’Église aujourd’hui). Tous font un lien entre l’apostasie silencieuse de l’Europe dénoncée par Jean-Paul II et l’apostasie immanente stigmatisée dès 1965 par le philosophe Jacques Maritain et qui a fait des ravages dans l’Église. Le dialogue qui reprend en 2011 permet de souligner les grandes lignes et les actes principaux de Benoit XVI dont le pontificat marque une certaine rupture avec le conformisme ambiant et l’alignement des catholiques sur l’idéologie du moment. Mais beaucoup reste à faire pour que cette volonté affirmée soit entendue et appliquée par tous les membres de l’Église.

Mais la réflexion et les échanges de nos amis ne se limitent pas à la seule Église. Ou, pour mieux dire, leurs propos soulignent que la nouvelle évangélisation se doit pour réussir de tenir compte de la dimension temporelle du salut chrétien, de l’histoire politique de notre pays et de la situation sociale et culturelle de nos compatriotes. Le combat mené depuis des années pour défendre la Cité catholique, promouvoir la civilisation chrétienne, souligner la collusion idéologique entre socialisme et libéralisme, dénoncer les crimes du marxisme appliqué et de l’anticolonialisme, approuver tout en le critiquant, le combat mené par les forces patriotes et nationalistes françaises, constitue aussi un patrimoine et une feuille de route pour les générations qui montent.

Ces rencontres s’achèvent sur une note de mélancolie. L’un des protagonistes avoue à celle qui sut établir entre eux « un délicieux climat de complicité autour d’une analyse critique » (p. 145) en évoquant leur dernière discussion : « Nous nous sommes retrouvés avec plaisir dans ce souvenir attendri de sentiments qui ne reviendront pas… ». On peut aussi éprouver la fatigue et la tentation de découragement face à la faillite morale des élites et à l’esprit de capitulation qui règne chez ceux qui nous gouvernement. Il en est ainsi de toute aventure humaine qui reste marqué de la finitude de notre condition confrontée au désir infini de connaître et d’aimer que Dieu a mis dans notre cœur. En attendant le jour où ce désir sera enfin accompli et dépassé, il reste aux chrétiens à comprendre, à prier et à lutter. Les pages de Madiran éclairent le chemin et raniment les forces !

Jean Madiran, Dialogues du pavillon bleu, Via Romana, Versailles, 2011