1 juin 2018

[Abbé Michel Simoulin, fsspx - Le Seignadou] Lettre à Dom Gérard

SOURCE - Abbé Michel Simoulin, fsspx - Le Seignadou - juin 2018

Mon cher Père,
 
Je viens d’achever la lecture de votre biographie commandée par vos fils. Je suis déçu.
 
Je vous ai beaucoup aimé et je crois que vous m’aimiez un peu.
 
Je me souviens encore de votre visite à Fréjus au lieutenant que j’étais pour me confier votre frère Jehan appelé sous les drapeaux. Vos prières ont eu raison de la République, et il vous fut rendu peu après : réformé ! C’était dans les années 1971-72.
 
Vous étiez présent à Fanjeaux lors de mon ordination au diaconat le 4 août 1980, durant la première université d’été. Plus tard, je vous ai rendu visite à Bedoin, puis au Barroux au moins chaque année. J’aimais vous y retrouver, et retrouver des amis. Je pense surtout à ces belles âmes de la Sainte-Espérance : Albert, Clotilde… Vous avez tenté de calmer la querelle de 1982 avec Jean Madiran, et vous êtes venu nous visiter à l’Institut Saint-Pie X. J’ai rencontré chez vous le grand Hélie de Saint-Marc. J’ai même eu la joie de prêcher une retraite aux sœurs à Uzès, et je garde bien fidèlement les Entretiens sur la vie intérieure de dom Romain Banquet que vous m’aviez offert et dédicacé « à notre cher abbé Simoulin » à Noël 1987. C’était la grande époque et Mgr Lefebvre aimait chanter la fidélité des « deux hommes » du midi : Dom Gérard et Mère Anne-Marie.
   
Il y eut ensuite l’an 1988… et la débandade ! Je conviens que je n’ai pas été très tendre avec vous ! J’étais tellement déçu !
 
Nous nous sommes encore entrevus à Ecône le 1 er avril 1991. Là encore, je n’ai pas été très accueillant, je le reconnais et vous en demande pardon. Je ne vous avais pas encore pardonné.
   
En septembre 2007, je crois, vous avez eu la bonté de vous arrêter au Cammazou de retour de Sainte-Marie de la Garde, accompagné par le cher père François de Sales. Ce fut notre dernier entretien. Vous étiez devenu "sage" de la sagesse des anciens, paisible et moins critique envers Monseigneur et la Fraternité… nous nous sommes retrouvés amis comme autrefois, réconciliés et d’accord sur beaucoup de choses qui resteront notre secret et qui en étonneraient beaucoup ! Je revois encore votre sourire entendu. C’est cette image que je veux conserver de vous !
 
Je savais bien que vous disiez que, sur la fin, Mgr Lefebvre n’avait plus toute sa lucidité d’antan. Mais je ne savais pas ce que m’apprend votre biographie. Si je l’avais su, je crois que je vous aurais un peu bousculé ! Vous auriez donc dit et même écrit dans votre testament « pour le monastère », et ceci date de 1994 : « Aimez l’Église, sa liturgie, son Magistère, le Souverain Pontife. Ayez le sentire cum Ecclesia. C’est l’amour de l’Église qui nous a sauvés du schisme. Mgr Lefebvre avait tout d’un grand homme d’Église. Ce qui lui a manqué, c’est le sensus Ecclesiae, cet instinct surnaturel qui fait sentir ce qui est conforme à la pensée de l’Église. Il a progressivement perdu ce sensus Ecclesiae par crainte d’affaiblir sa résistance. » (p 566)
 
Cher dom Gérard, si vous n’étiez pas dans votre éternité, je vous en servirais des vertes et des pas mûres ! Mais qu’appelez-vous donc le « sens de l’Église » pour oser une telle affirmation ? Le grand dom Guéranger, que vous n’allez pas contester, parlait de « l’Église ou la société de la louange divine ». Je ne vais pas m’attarder sur les belles considérations de Bossuet qui l’avait précédé en ce domaine sur « l’Église, c’est Jésus-Christ répandu et communiqué… l’Église est l’Épouse, l’Église est le corps… le nom d’épouse distingue pour réunir ; le nom de corps unit sans confondre et découvre au contraire la diversité des ministères : unité dans la pluralité, image de la Trinité, c’est l’Église », mais j’observe quand même que la première louange qui monte de l’Église vers la Trinité Sainte, est celle de Jésus-Christ. L’Église épouse entre dans cette louange et la fait sienne, mais la louange essentielle est celle de Jésus-Christ sur la Croix, sur l’autel du sacrifice autour duquel se réalise la louange de l’épouse dans l’office divin. La louange monastique s’insère ainsi dans la louange de l’Église sacerdotale. Sans la Messe, pas de louange de Jésus-Christ, pas de louange de l’Épouse, pas de louange liturgique ou monastique. Tout cela vous le saviez bien mieux que moi pourtant ! Il ne s’agit pas de séparer mais de distinguer ce qui revient au prêtre et ce qui revient au moine (prêtre ou non). Le mystère et le sens de l’Église requièrent d’unir sans confondre, mais de distinguer sans séparer. C’est ce que vous avez fait pendant des années avec Mgr Lefebvre : il donnait des prêtres à l’Église et les prêtres qu’il vous donnait donnaient une voix à la louange de l’Épouse.
 
Qui avait alors le « sens de l’Église » ? Lui autant que vous, lui et vous ensemble, chacun à son poste mais ensemble. L’évêque n’avait peut-être pas le même  sens de l’Église que le moine, cela se comprend aisément : la mission de l’évêque était de sauver la tradition sacerdotale, la mission du moine était de sauver la tradition monastique, l’un et l’autre pour l’Église. Et ne me dites pas que Monseigneur n’était pas romain ! Il l’était avec toutes les fibres de son âme. Rome lui était plus chère qu’Ecône et il brûlait d’aller se jeter aux pieds du Saint-Père, mais… sans concélébration ! L’acte de 1988 ne fut pas un acte de résistance mais un acte de fidélité, conforme au rôle de l’évêque : transmettre le sacerdoce et donc l’épiscopat tel qu’il l’avait reçu. Il n’avait nullement le but de sauver son œuvre, mais de servir Rome et l’Église. C’est la même fidélité qui avait naguère inspiré votre « non possumus ».
 
Vous ne l’avez plus suivi, et vous l’avez même désavoué ! Rome vous a récompensé, et ce fut "votre" victoire : sauver la tradition monastique avec les bénédictions de l’Église ! C’était une belle récompense mais vous n’aviez pas le droit de dire ce que vous avez dit et écrit, et que vos fils se plaisent à répandre en parlant de « schisme » et d’« acte schismatique » ! Il y a en cela une profonde injustice qui demanderait réparation.
 
Mais cette biographie m’a rappelé ce que je savais bien : votre combat principal n’était pas celui de la messe traditionnelle. Vous la réclamiez car elle avait la place d’honneur dans votre combat, mais non l’exclusivité. En effet, dès 1971, nous dit-on, vous acceptiez de concélébrer dans le rite nouveau, ce qu’a toujours refusé Monseigneur, malgré les alléchantes promesses qui lui étaient faites ! Deux fois au moins, et l’auteur insiste sur le fait, il mentionne ce que j’ignorais. Lisons : « La prochaine étape du voyage était Tournay. […] Au retour, la Chronique de Bedoin notera avec un peu d'amertume au vendredi 12 mai 1971 : « Matinée mémorable : Frère Dominique a été obligé de se mettre en civil pour franchir le seuil du monastère. Messe concélébrée. Nous repartons avant le déjeuner (en mangeant à 11 h 15), atmosphère lourde. Conversation avec Dom Marie et le Père Abbé : celui-ci invite Frère Dominique à remettre son habit au-delà du pont. Il nous bénit et nous repartons. Sa bonté et sa délicatesse atténuent l'impression pénible causée par la communauté. »
   
On notera la mention d'une « messe concélébrée ». On trouve la même mention dans les quelques lignes consacrées précédemment à la visite à EnCalcat. Au regard de l'histoire de Dom Gérard, ces mentions ne sont pas anecdotiques. Elles indiquent qu'à cette date, si Dom Gérard est fortement attaché, bien sûr, à la liturgie traditionnelle et la célèbre quotidiennement, il ne croit pas trahir la foi en célébrant selon le nouveau rite (entré en vigueur en France depuis un an), en français et en pratiquant une concélébration. Il le fait, ici, à quelques jours d'intervalle, par nécessité et en signe de communion avec ses Frères d'En-Calcat et de Tournay. Il raisonnera de la même manière en 1995 et ensuite, lorsqu'il sera amené à concélébrer, en quelques rares circonstances particulières, avec des autorités ecclésiastiques ou monastiques. Ce qui lui sera reproché par certains. (p. 264) […] À cette époque, même s'il célébrait ordinairement selon le rite traditionnel, il n'exprimait pas un refus intégral de la nouvelle messe. Il lui arrivait de la célébrer avec des hôtes de passage. Ainsi lorsque le Père Abbé d'En-Calcat fut de passage à Bedoin le 26 mai 1971 : « Nous concélébrons superbement une messe totalement en latin et grégorien », dit la Chronique. Ou lorsque le Père Abbé de Tournay vint passer quelques jours dans la communauté en octobre suivant. » (p. 273)  
   
Je ne reviens pas sur les remous autour de votre concélébration de 1995 avec Jean-Paul II, et les suivantes, ni sur votre déclaration de 1998 sur la nouvelle messe « valide et orthodoxe ». Sans doute, le Motu Proprio de 2007 fut pour vous une grande joie. Mais croyez-vous qu’il eût été possible sans l’incessante et forte action de Monseigneur pour maintenir dans l’Église et pour l’Église le sacerdoce et la sainte Messe ? Je ne veux pas réécrire l’histoire mais, seul et sans l’action de Monseigneur, l’auriez-vous obtenu ? J’en doute.
 
Je veux ignorer la complaisante accumulation de remarques désobligeantes sur Mgr Lefebvre. Cela n’est pas votre faute mais cela n’ajoute vraiment rien aux propos de l’ouvrage. Je ne relèverai que la première d’entre elles, p. 308 : « dès ce moment il (l’abbé Houghton) avait eu le sentiment que Mgr Lefebvre "avait parfaitement l’intention de fonder une Église parallèle" ». Vous vous souvenez de ce bon et sympathique abbé, dont la pensée et le parler étaient aussi originaux que ses comportements ! Pour ma part, j’aurais choisi un autre témoin ! D’autant que si ce propos avait été vraiment tenu en 1974, il faudrait le prendre comme une prophétie : Mgr Lefebvre n’avait encore fait l’objet d’aucune sanction ! Alors, pourquoi rapporter ici cet étrange propos ?
 
Pardonnez-moi ces réflexions, mon Père, mais ce livre, finalement, me laisse un goût amer, mêlé d’émotion et de tristesse, car j’ai eu parfois du mal à vous y retrouver, et à retrouver de même Mgr Lefebvre ! J’y ai trop souvent retrouvé l’esprit de vos fils, non le vôtre. Je crois que vous n’auriez pas permis qu’il soit écrit de cette façon.
   
Je voudrais tant que tout cela ne soit pas vrai, que vous n’ayez pas dit, écrit ou fait ce que je viens d’évoquer, ce qui permet à vos fils de se pavaner en détenteurs exclusifs du « sensus Ecclesiae », eux qui, sans Monseigneur Lefebvre, ne seraient rien de plus que des brebis perdues sans pasteur, sans père abbé et sans jeunes prêtres ! Je ne peux croire à la vérité de ce propos que l’on vous prête : « si j’étais prêtre diocésain, je serais bi-ritualiste ! » (p. 406). Non, mon Père, un autre de vos fils mais pas vous ! Ou bien, vous n’aviez plus toute votre tête (c’était à la fin de votre vie, dit-on), ou bien c’était une boutade, mais cela est tellement contradictoire avec tout ce que vous avez aimé. Vous savez aussi bien que moi, mieux même peut-être à présent, que ce n’est pas avec la nouvelle messe que nous pourrons refaire une chrétienté ! La Liturgie n’était-elle plus pour vous cette « colonne de lumière », que doit suivre l’homme pour « accueillir et intégrer dans sa marche vers Dieu la beauté éparse de la création » ? C’est bien vous qui écriviez à l’intention de vos frères bénédictins : « Les Bénédictins sur les traces de leur Père sauront-ils rester fidèles à leur vocation de briseurs d’idoles ? […] Acceptez, bien que modestes terriens, d’être les serviteurs d’une liturgie qui annonce le ciel et, sans vous en rendre compte, vous ferez sauter l’énorme carapace des prétentions et des idéologies dont souffre le monde moderne. » (Itinéraires n° 246, 1980)
   
Vous résumiez si bien cela en disant à cet enfant avant de partir pour votre dernier voyage: « la tradition, c’est la jeunesse de Dieu » (p. 644), et vous auriez accepté de célébrer aussi la « vieillesse de l’homme » ? Non, je ne peux pas le croire. Que vous ayez concélébré parfois par "nécessité", je vous le pardonne volontiers, mais que vous fassiez deux parts dans le peuple chrétien : la splendeur pour les moines et la vulgarité pour la piétaille ! Non, vous n’avez pu penser cela ! Et, si je peux me permettre une requête, la même que j’adresse à Mgr Lefebvre : veillez sur vos fils ! Souvenez-vous : vous m’en avez donné l’assurance.
 
Je pourrais prolonger longtemps cette conversation à sens unique, mais – même si le temps ne compte plus pour vous – je ne veux pas lasser votre patience. Vous ne me répondrez pas, bien sûr, mais cela n’importe pas. Je voulais simplement vous ouvrir mon cœur. Je sais que vous me comprenez, et que vous m’invitez en souriant à cette douce patience que vous possédez enfin dans sa plénitude. Je vous promets que je vais essayer mais ne me demandez pas de recommander la lecture de cet ouvrage ! Il n’est ni totalement vrai ni totalement juste… Pardonner ? oui. Approuver ? non !
 
Bénissez, bien cher Père, votre cher abbé Michel qui conserve de vous un si beau souvenir, plus vrai et plus beau que ce qu’en disent vos fils.
 
Abbé Michel Simoulin
Fanjeaux le 1er mai 2018
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N.B. ayant achevé ma lecture j’ai signalé quelques erreurs à M. Chiron.

1. p. 390 : le 4 août 1980, lors de l’université d’été, Mgr Lefebvre était venu pour me conférer l’ordre du diaconat. Ce n’était donc pas une visite un peu impromptue, comme vous l’écrivez.
 
2. p. 476, vous affirmez que j’étais présent à la réunion du Pointet le 30 mai 1988. Ceci est faux. Une telle erreur, en soi sans importance, peut introduire un doute sur d’autres affirmations de votre ouvrage, et c’est fort regrettable.
 
3. La troisième, qui n’est pas une erreur mais un oubli qui m’étonne : le décès de Monseigneur Lefebvre n’est pas mentionné. Cela n’ajoute rien au discours, mais aurait pu être au moins signalé, ainsi que la visite de Dom Gérard venu prier auprès de sa dépouille, ce qui est à mettre à son crédit. Le fait est certainement mentionné dans la chronique du monastère, mais je ne me souviens pas de la date exacte de cette visite.
 
Réponse de M. Chiron : 

Pour Fanjeaux et pour Le Pointet, je prends bien note de vos précisions-rectifications.
 
Pour le décès de Mgr Lefebvre, vous avez raison aussi. Mais ce n’est pas une censure de l'abbaye… C’est moi qui, dans l’évocation de ce printemps 91 avec beaucoup d’événements pour le monastère, ai fait l’impasse (involontairement).
 
Pour me faire pardonner, voici ce que dit la Chronique :
 
Lundi 25 mars : « Mgr Lefebvre est mort à trois heures du matin. Nous chantons pour lui le Subvenite avant Sexte et la messe conventuelle est célébrée à son intention. »
 
Lundi 1er avril : « Notre Père Abbé se rend à Ecône pour prier sur la dépouille mortelle de Mgr Lefebvre qui doit être inhumé le lendemain. Voyage sans histoire. L’abbé Simoulin a refusé les tentatives de contact avec notre Père Abbé. »