26 août 2013

[Paix Liturgique] Traduction/trahison - Où il est encore question d'une traduction liturgique...

SOURCE - Paix Liturgique - lettre n°402 - 26 août 2013

Il est des points particuliers qui révèlent en fait une crise profonde. La traduction du consubstantialem Patri du Credo ou profession de foi par « de même nature que le Père » représente un exemple très caractéristique de l’effondrement du langage de l’Église dans son catéchisme et dans sa liturgie, et de l’aveuglement de bien des pasteurs à ce propos.
1. Ce que signifie « consubstantiel au Père »
L’hérésie du prêtre Arius au 4ème siècle a provoqué une des crises les plus profondes qu’ait connues l’Église. À peine sortie de la grande période des persécutions elle doit affronter la contestation de ce prêtre d’Alexandrie qui refuse de voir dans le Christ la parfaite image du Père, « Dieu né de Dieu, lumière né de la lumière, vraie Dieu né du vrai Dieu ». Très sensible aux influences de la philosophie, Arius ne peut concevoir que Jésus soit véritablement et littéralement le Fils de Dieu, devenu dans le sein de la Vierge Marie, et par pure miséricorde, le Fils de l’homme, selon la belle formule de la tradition patristique : « Sans cesser d’être ce qu’Il est, il est devenu ce qu’Il n’était pas. » Les théologiens fidèles à l’Écriture et à la Tradition de l’Église élaborèrent la notion de « consubstantialité », concept qui fut reconnu par les Pères du Concile de Nicée (325) comme exprimant parfaitement la foi chrétienne depuis les temps apostoliques. Jésus est vraiment le Fils de Dieu. Il est un seul être avec Lui et avec le Saint-Esprit, chacune des trois personnes divines étant Dieu. C’est là le premier et le plus grand mystère de la foi catholique, un seul Dieu en trois Personnes, et c’est Dieu lui-même qui a ainsi révélé ce qu’Il est à ses enfants par la médiation de son Fils et par l’envoi du Saint-Esprit sur l’Église pour la conduire à la vérité tout entière. Cette vérité dogmatique fondamentale est la gloire de l’Église, le trésor des fidèles, et beaucoup de chrétiens ont préféré donner leur vie, subir la persécution et supporter d’incroyables souffrances pour défendre et servir la foi qu’ils ont reçue des Apôtres. Au cours des siècles, le Credo de Nicée a été inséré dans la liturgie de la messe : les fidèles pouvaient ainsi mieux comprendre la foi et les mystères qu’ils célébraient. Voilà pourquoi l’Église a toujours veillé avec un soin jaloux, dans sa prédication comme dans sa liturgie, à l’exactitude et la rectitude doctrinales des formules et des concepts employés. C’est ce que rappelait solennellement le pape Paul VI dans son encyclique Mysterium fidei du 3 septembre 1965 : « Qui pourrait jamais tolérer l’opinion selon laquelle les formules dogmatiques appliquées par les conciles œcuméniques aux mystères de la sainte Trinité et de l’Incarnation ne seraient plus adaptées aux esprits de notre temps et devraient être témérairement remplacées par d’autres ? ». C’est pourtant à cette œuvre d’« adaptation » que devaient s’atteler les artisans de la réforme liturgique…
2. « De même nature que le Père… »
Comme nous l'explique en détail Étienne Gilson dans le texte mis en annexe, les traducteurs du nouveau missel, sous prétexte que la notion de « substance » ne signifiait plus rien pour les contemporains, ont préféré utiliser la notion de « nature », qui appliquée à ce que désignait consubstantiel était beaucoup plus vague. Ce terme de nature désigne un certain nombre de caractéristiques essentielles qui font qu’une réalité est ce qu’elle est. Cependant elle n’implique pas nécessairement une identité d’être. Pierre est de même nature que Jacques, la nature humaine. On peut aussi parler de la nature humaine de Pierre. Mais même si Pierre est le père de Jacques ou son frère jumeau, ils ne sont pas un, ils ne constituent pas un seul être. On peut même dire que Jacques n’est pas égal à Pierre, si Jacques est le fils de Pierre (même s’ils sont égaux du point de vue de leur commune nature humaine).

Cette traduction a soulevé bien des objections. Louis Salleron (La nouvelle messe, Paris, 1970) notait qu’en suivant les principes selon lesquels, pour nos contemporains, le vocabulaire théologique et philosophique ne signifiait plus rien, ne "parlait plus", il faudrait aussi renoncer à toutes les notions dogmatiques : Trinité, Incarnation, Rédemption. On peut ajouter d’ailleurs que le fait d’employer des expressions techniques évite justement de tomber dans la confusion et la banalisation. Il permet de montrer le caractère divin, transcendant et surnaturel des mystères qui sont révélés à l’Homme, et il donne l’occasion aux pasteurs, par le catéchisme et la prédication, d’instruire les fidèles en les « adaptant » aux vérités de la foi (et non pas l’inverse !). C’est ainsi qu’ils sont les auxiliaires du don surnaturel de la foi, lumière divine qui surélève les capacités naturelles de l’intelligence humaine. Tout cela allait dans le sens de la critique du langage dogmatique et scolastique que la « nouvelle théologie » des années cinquante du XXe siècle avait mise à la mode, et que Pie XII avait condamnée dans son encyclique Humani generis.
Pour Jacques Maritain, dans son Mémorandum adressé à Paul VI, la traduction actuelle du Credo est « hérétique »
Les protestations contre cette fâcheuse "traduction" ne vinrent pas uniquement du monde traditionaliste. Ainsi le grand historien et philosophe de la Sorbonne Etienne Gilson, à qui le monde universitaire doit la redécouverte de la richesse de la philosophie médiévale, voit dans cette traduction le refus des réformateurs d’affirmer clairement l’unicité de la Trinité : « On ne dit assurément pas que le Fils soit un autre Dieu que le Père, on interdit seulement de faire usage de la seule formule dogmatique qui exclut toute possibilité d’erreur à cet égard. » (La société de masse et sa culture, Paris, 1967, p. 128). Et l’on retiendra la conclusion qui est d’une grande portée pastorale : « Dissimuler un mystère n’est pas une bonne méthode pour le faire accepter ; mépriser les foules n’est pas une bonne manière de gagner leur suffrage. Le peuple n’est jamais vulgaire ; il déteste plutôt qu’on affecte la vulgarité dans l’espoir de lui faire plaisir. » (Ibid., p. 130). On peut encore citer un autre grand philosophe catholique, ami de Paul VI et du cardinal Charles Journet. Jacques Maritain, dans un texte inédit traitant de cette question, écrit à propos des fidèles qui emploient désormais la formule sans se rendre compte de sa portée exacte : « Ces fidèles-là sont mis dans l’illusion. Être induit à employer des mots trompeurs sans savoir qu’ils sont trompeurs, c’est être soi-même trompé. » 
Le texte de Jacques Maritain [Mémorandum adressé à Paul VI]
Il faut enfin signaler une faute de traduction qui n’est pas seulement une inexactitude plus ou moins grave, mais une erreur purement et simplement inadmissible. Je sais bien que cette erreur sera certainement corrigée dans une future édition révisée. Mais je sais aussi qu’elle a chance d’être corrigée d’autant plus rapidement qu’elle aura été plus nettement signalée.
Sous prétexte que le mot « substance », et, a fortiori, le mot « consubstantiel » sont devenus impossibles aujourd’hui, la traduction française de la messe met dans la bouche des fidèles, au Credo, une formule qui est erronée de soi, et même, à strictement parler, hérétique. Elle nous fait dire, en effet, que le Fils, engendré, non créé, est « de même nature que le Père » : ce qui est l’« homoiousios » des Ariens ou semi-Ariens, opposé à l’« homoousios », ou consubstantialis, du Concile de Nicée. Pour refuser un iota, on a su en ce temps-là souffrir la persécution et la mort. Tout cela est passé. Tant pis si les chrétiens qui récitent aujourd’hui le Credo en français usent de mots dont, qu’ils le sachent ou non, la résonance est arienne. L’essentiel est que, fût-ce dans un énoncé sur les Personnes de la Trinité, on les dispense d’employer un mot qui n’est pas du langage courant. 
Il est cependant bien évident que pour exprimer une réalité absolument unique, il faut un mot lui-même unique. Ou bien faudra-t-il remplacer aussi le mot Trinité lui-même, ou le mot Eucharistie, par des mots du langage de tous les jours ? 
Si en prononçant le mot consubstantiel les gens ne savent pas ce que ça veut dire, on peut espérer qu’ils demanderont des explications au clergé, qui leur rappellera leur catéchisme et le sens du dogme. Mais s’ils disent, dans le Credo, que le Fils est de même nature que le Père, ils ne songeront jamais à demander une explication, puisqu’on a justement choisi des mots qui ne font pas difficulté pour eux, et qu’ils comprennent sans plus de peine que lorsqu’ils disent avec tout le monde qu’un oiseau est de même nature qu’un autre oiseau. 
Qu’importe, après tout, dira-t-on peut-être, il ne s’agit que d’une formule. Les gens dont vous parlez sont des catholiques. Du moment que leur pensée au sujet du Père et du Fils est juste et exempte d’erreur, peu importe que pour l’exprimer ils usent d’une formule approximative qui apparaît comme erronée quand on serre de près les mots dont elle est faite. 
À vrai dire, cela importe beaucoup. Car ou bien les fidèles en question pensent juste tout en employant une formule erronée et en sachant qu’elle est erronée : et, du fait même, ces fidèles-là, quand on en vient à la formule dont il s’agit, sont obligés de garder le silence ou de parler contre leur conscience. Ou bien ils pensent juste tout en employant une formule erronée sans savoir qu’elle est erronée. Et, du fait même, ces fidèles-là sont mis dans l’illusion. Être induit à employer des mots trompeurs sans savoir qu’ils sont trompeurs, c’est être soi-même trompé. 
J’ajoute que les traducteurs anglais, moins sensibles sans doute que les traducteurs français à ce qui chatouille désagréablement les oreilles contemporaines, n’ont pas éprouvé de scrupule à employer le mot consubstantial, ni estimé que les fidèles pouvaient sans inconvénient, tout en pensant juste, proférer une formule qui en elle-même est en désaccord avec la foi catholique.
Jacques Maritain (Œuvres complètes, vol. XVI, Fribourg, Paris, 2000, p. 1115)

La note de Jacques Maritain est volontairement provocatrice. Il eût pu préciser que le « de même nature » de soi juste, ne devenait hérétique que dans la mesure où il était un refus de la précision qu’apportait le « de la même substance ». En fait, on remplaçait le plus clair par le moins clair, très exactement comme dans la messe l’expression liturgique du sacrifice propitiatoire, de la présence réelle et du sacerdoce ministériel n’étaient pas niée mais exprimée de manière plus vague. La colère de Jacques Maritain était donc amplement justifiée. Face à ces protestations, la Hiérarchie de l’époque n’a évidemment rien fait ni rien corrigé. Le Cardinal-Archevêque de Bourges, Joseph Lefebvre, président de la Conférence des Evêques, voyait principalement dans ce mouvement de protestation, une remise en cause de l’orthodoxie des évêques et un jugement négatif sur les intentions des réformateurs. Dans une lettre datée de juin 1967, il mentionne cependant la recherche d’une formulation plus précise de cette vérité dogmatique essentielle. L’histoire prouvera que rien ne sera fait au cours des 45 années qui suivirent… Espérons de tout cœur que la version française de la troisième édition de la forme ordinaire de la liturgie sera enfin conforme à la doctrine de la foi, telle qu’elle est enseignée dans le Catéchisme de l’Église catholique (cf. n° 242).
Annexe : Les explications d' Étienne Gilson tirée de son ouvrage (La société de masse et sa culture, pp. 120-131)
Le cas du ‘ consubstantiel ’ est particulièrement digne d’attention, car resté inébranlable depuis la conclusion du Concile de Nicée en 325, incorporé par la liturgie au Credo de la messe et à la Préface de la Sainte Trinité, inséparable, pour tout catholique né avant la réforme liturgique, de la foi même pour laquelle il eût préféré mourir plutôt que de la renier, maintenu d’ailleurs dans le texte latin du symbole comme l’expression authentique de cette fois, le mot ‘ consubstantiel ’ a été exclu du texte français de cette prière. C’est un phénomène digne d’attention et même, en un sens, passionnément intéressant. 
Il l’est d’autant plus que le problème était simple. Il s’agissait de traduire en français le texte latin du symbole où saint Thomas entendait parler « les Pères ». Ce texte, qui se dit ou se chante chaque jour à la messe, professe la foi en Dieu le Père, puis en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, « genitum non factum, consubstantialem Patri ». Aucune difficulté de traduction : « engendré non créé, consubstantiel au Père ». Les traducteurs du texte en langue vulgaire ont pourtant traduit consubstantialem Patri par les mots : « de même nature que le Père », comme si le texte liturgique disait : connaturalem Patrii. Beaucoup de ceux qui entendirent pour la première fois ce nouveau symbole furent d’abord surpris, mais, croyant à un simple lapsus, ils se turent. Aucune rectification ne venant, certains exprimèrent leur surprise et attirèrent l’attention des autorités ecclésiastiques sur ce curieux problème. Il n’en résulta rien, car loin de redresser cette traduction apparemment inexacte, les nouveaux liturgistes remplacèrent la substance par la nature partout où l’occasion s’en offrait. La Préface de la Sainte Trinité ne permet à aucun fidèle de l’ignorer, le Fils est un avec le Père, « non dans la singularité d’une seule personne, mais dans la trinité d’une seule substance » ; quelques lignes plus loin, le même texte liturgique propose cette autre formule de la même vérité dogmatique : « et in personis proprietas, et in essentia unitas » ; unité de substance donc, ou unité d’être, c’est tout un. Pendant tant de siècles que l’Église a chanté et dit ces mots, elle a eu le temps de penser au mot ‘ nature ’ ; l’idée ne lui en est pas venue ; on se demande pourquoi il a soudain semblé urgent d’y recourir. 
On ne tient à le dire que pour éviter de dire autre chose. Le texte français de la nouvelle liturgie n’a pas l’intention d’affirmer que le Fils est de même nature que le Père, mais plutôt de ne pas affirmer que le Fils et le Père sont de même substance. Ce qui fait l’intérêt du problème, c’est que le symbole français ne veut pas non plus nier que le Père et le Fils soient de même substance, ou, comme le dit encore la Préface de la Trinité, de même « essence », ou être ; les auteurs de ce texte n’en doutent certainement pas, sans quoi il ne leur suffirait pas de changer la traduction du texte latin de la liturgie romaine, il leur faudrait le supprimer. Tant que le Fils et le Père restent un in unius Trinitate substantiae, ce que les Français chantent ou non ne fait rien à l’affaire ; il y a donc lieu de s’interroger sur les raisons de cette singularité. 
Un fait invite à les chercher du côté de la France même, car parmi les autres pays comptant un nombre considérable de Catholiques, deux au moins n’ont pas cru devoir modifier la lettre de leur Credo, qui fut jusqu’à présent celui de l’Église même. Il le reste en Italie, mère de notre liturgie occidentale, où le Fils est encore della stessa sostanza del Padre ; aux États-Unis aussi, où un clergé largement irlandais veille avec attention pour prévenir toute déviation possible, le Fils reste of one substance avec le Père. Il est donc parfaitement clair, dans ces deux cas, qu’il n’y a qu’un seul être divin, commun, si l’on peut dire, au Père et au Fils. Or, si on y prend garde, c’est là tout ce que le texte du Symbole et celui de la Préface entendent affirmer avec une clarté telle que nulle équivoque, incertitude ni hésitation ne soient possibles. L’unicité de Dieu vient d’abord : Credo in unum Deum. La Préface spécialement écrite pour la Sainte Trinité n’en affirme que plus fortement l’unité divine : Qui cum unigenito Filio tuo et Spiritu Sancto, unus es Deus, unus es Dominus. Le reste de ces deux textes liturgiques doit être entendu à la lumière de ce fait. Lorsque le symbole dit du Fils qu’il est consubstantiel au Père, ou que la Préface affirme que Dieu est un « dans la Trinité d’une seule substance », la racine verbale et le mot substance ne sont là que pour affirmer cette unité de l’être divin sans aucune équivoque possible. Dire que la Trinité divine est une seule substance, ou dire qu’il n’y a qu’un seul Dieu, c’est tout un. 
Il faut comprendre en outre que, signifiant cela, le mot substance ne signifie ici rien d’autre. Aucune notion philosophique de la substance n’y entre en jeu. Il ne serait d’ailleurs pas facile de trouver une définition de la substance sur laquelle, à s’en tenir à ceux qui en admettent la validité, tous les philosophes soient d’accord. On connaît différentes définitions scolastiques de la substance, outre celle d’Aristote lui-même, et ceux qui refusent aujourd’hui toute valeur philosophique à cette notion, dont ils se font d’ailleurs l’idée la plus étrange, peuvent seulement dire qu’ils la récusent en quelque sens que ce soit. La formule dogmatique du symbole et de la Préface reste entièrement indifférente à ces controverses, car le mot substance y connote seulement la notion d’un être individuel un, unique, indivisible en soi et actuellement existant. Le Dieu de la foi catholique est un, mais tellement plus un, que sa transcendante unicité va permettre à son sujet des affirmations ultérieures qu’on ne concevrait pas du point de vue de notre propre unité substantielle relative et imparfaite. Il est donc extrêmement important de comprendre que l’analphabète qui dit : « Je crois en un seul Dieu le Père tout puissant, et en un seul seigneur Jésus-Christ… consubstantiel au Père », et le théologien qui prononce les mêmes paroles l’esprit plein de souvenirs philosophiques, théologiques et historiques, disent identiquement la même chose ; la notion de substance ne signifie rien de plus pour l’un que pour l’autre ; elle veut seulement dire qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que ce Dieu est un. C’est tout. 
On demandera sans doute alors pourquoi faire usage de ce mot savant dans un contexte où sa signification technique n’est pas en cause ? À quoi la première réponse à faire est qu’en effet ce mot n’est pas nécessaire ; il n’a même été choisi que parce qu’on n’en a pas trouvé, en latin, de meilleur ni même d’aussi bon. Saint Thomas d’Aquin, dont l’autorité théologique n’est pas médiocre, est un de ceux qui n’aimaient pas parler de Dieu comme d’une substance. On en apprendra les raisons en se reportant à laSumma theologiae, I, 29, 4, où se voient à plein les misères du langage humain, même dans la bouche des théologiens les plus illustres, quand il faut parler de Dieu. C’est un labyrinthe dont on n’est jamais sûr d’avoir trouvé l’issue. En ce qui concerne ‘ substance ’, le mot ne peut pas signifier quelque chose qui, en Dieu, se trouverait sous sa nature, ou sous son essence ; de telles propositions ne signifient rien, c’est pourtant ce que le mot ‘ substance ’ suggère directement à l’esprit. Selon Thomas d’Aquin, qui ne tient pas à le lui appliquer, le mot « convient à Dieu en tant qu’il signifie exister par soi » (I, 29, 3, 4m). Je ne crois pas exagérer en disant que, lorsqu’un chrétien dit que le Fils est ‘ consubstantiel ’ au Père, il pense rarement à la ‘ perséité ’ de Dieu. Il pense probablement plutôt que le Fils est identiquement le même Dieu que le Père, parce que la substance d’une des personnes divines est la même que celle de l’autre ; les deux personnes sont un seul et même être ; il n’y a rien à ajouter. 
Le mot substance suffit donc, si on en en use. En effet, là où la substance est une, la nature l’est aussi. On atteindrait le même degré de précision en remplaçant ‘ substance ’ par ‘ être ’, ou, comme fait la Préface que nous avons citée, par essentia, mais ce mot latin conserve encore ses attaches natives avec le verbe esse, au lieu que l’essence, mot français, signifiant ce qui constitue la nature spécifique d’un être, dire que le Fils est de même essence que le Père serait dire qu’il est de même nature ; on a donc bien fait de préférer ce dernier mot. On pourrait encore rendre essentia par entité, car ce dernier mot vient deens, entis, et signifie l’état de ce qui est un ‘ étant ’ ; mais ici encore le français a laissé le mot perdre de sa force, car même quand il ne signifie pas ‘ une entité ’, notion abstraite prise pour un être réel, le sens le plus fort qu’on puisse lui donner est celui d’une essence, ou nature, conçue comme douée de réalité. Là encore, nature vaut mieux en français que ce qu’on pourrait vouloir lui substituer. 
Nature n’est pourtant qu’un pis-aller et ne résout pas le problème, car saint Thomas d’Aquin, désireux d’éviter substance, n’emploie jamais natura sans lui adjoindre essentia et inversement. On en trouvera maint exemple dans la Somme contre les Gentils, IV, 7 : « est ergo eadem essentia et natura Patris et Filii… » ; « oportet quod eadem sit numero natura et essentia Patris et Filii » ; « sequitur de necessitate quod sit eadem numero natura et essentia in Patre et Filio ». Les deux mots sont alors nécessaires, car dire que le Fils est de même nature que le Père, c’est dire qu’il est lui aussi de nature divine, et par conséquent qu’il est Dieu ; mais dire que le Fils est de même entité, ou être que le Père, bref de mêmeessentia, c’est dire qu’il est, non seulement un Dieu, mais le même Dieu : « Cum enim ex Scripturis divinis ostensum sit Patris et Filii eamdem numero essentiam esse et naturam divinam secundum quam uterque verus dicitur Deus, oportet Patrem et Filium non duos deos, sed unum Deum esse ». (IV, 8). Parce que les deux personnes ont même nature, l’une et l’autre sont divines ; parce qu’elles ont même être, elles sont un seul et même Dieu. 
Les données du problème posé aux traducteurs étaient donc telles : ou bien traduire consubstantialempar consubstantiel, comme il avait été toujours fait avant Vatican II ; ou bien remplacer ‘ substance ’ par ‘ nature ’, mais en ajoutant « être » (essentiam), comme a soin de faire Thomas d’Aquin, ce qui donnerait : de même nature et être que le Père, formule plus longue que ‘ consubstantiel ’ mais dogmatiquement irréprochable ; ou bien enfin ne mentionner ni la substance ni la nature et dire simplement ‘ de même être que le Père ’, car en Dieu la substance et la nature sont identiquement l’être même : esse. De ces solutions possibles, dont chacune avait ses avantages et ses inconvénients, aucune n’a été retenue. On a préféré introduire une nouvelle, dont on ne peut imaginer un instant qu’elle n’ait pas été retenue sans de bonnes et graves raisons, mais comme on ne nous a pas dit lesquelles, le commun des fidèles se trouve engagé dans la nouvelle église de masse sans pouvoir faire plus que rêver à ce qui lui arrive. 
Des auteurs de la réforme liturgique ont probablement pensé que les fidèles ne se poseraient pas de questions. C’est une erreur psychologique. On ne peut pas imposer de nouvelles formes de prière à des croyants élevés dans la conviction que la substance du dogme est intangible sans leur inspirer quelque surprise. Le mot nature leur est familier et qu’on l’introduise ne leur crée aucune difficulté, ce qui les surprend est qu’on élimine le mot substance. Avec lui disparaît ce que Jean Duns Scot nommait fort bien la « consubstantialité d’origine », qui est la relation même du Fils au Père au sein de la Trinité. Il va sans dire que les auteurs de la liturgie réformée le savent mieux que quiconque. Ils ne peuvent pas non plus ignorer quelle situation ils créent par leur décision, car le nouveau texte liturgique n’est pas facultatif, il est obligatoire : le fidèle qui s’obstinerait à chanter le Credo en latin plutôt qu’en français pour préserver le ‘ consubstantiel au Père ’, ferait preuve d’un manque de discipline et d’un esprit de rébellion dont, n’étant pas théologien, je ne puis apprécier la gravité ; un prêtre qui s’obstinerait à proclamer le Fils consubstantiel au Père pourrait s’attendre, j’imagine, à être l’objet de sérieux avertissements, puis de sanctions. Le fait est donc que la consubstantialité a été éliminée au profit de la connaturalité. Les auteurs de la réforme liturgique ne peuvent pas ne pas avoir vu les conséquences de leur décision. La première et principale est que le nouveau symbole omet d’affirmer l’unicité de la Trinité. Il ne la nie certes pas, mais il ne l’enseigne pas non plus et, en imposant cette omission aux fidèles, il leur interdit de continuer à la professer comme ils l’ont toujours fait depuis le Concile de Nicée. Car si le Fils est de même nature que le Père, il est Dieu comme lui, mais s’il n’est pas de la même substance ou du même être que le Père, il peut être un deuxième Dieu, en attendant que le Saint-Esprit en soit un troisième. On ne dit assurément pas que le Fils soit un autre Dieu que le Père, on interdit seulement de faire usage de la seule formule dogmatique qui exclut toute possibilité d’erreur à cet égard. « Haec praepositio de », note fermement saint Thomas, « semper denotat consubstantialitatem ». (S.T. I, 41, 3, ad 2 m.). 
Doit-on prêter aux réformateurs un désir d’œcuménisme, qui leur ferait assouplir certaines formules du dogme pour en faciliter l’acceptation à des religions différentes ? C’est peu probable, car le dogme de la Sainte Trinité, pierre angulaire du Christianisme, est aussi la pierre d’achoppement qui bloque toute possibilité d’accord avec le Judaïsme et l’Islam. Pour ces deux religions, le Christianisme est un polythéisme. Le Chrétien pouvait jusqu’ici répondre que non, puisque les trois personnes divines ne sont qu’un seul et même Dieu ; il ne le peut plus, s’il est français, car si les trois personnes n’ont en commun que la nature, non la substance ou l’être, chacune d’elles est un Dieu comme les deux autres. De même qu’un père et son fils sont deux hommes de même nature, le Père et le Fils sont deux dieux. 
Ce n’est pas ce qu’on a voulu dire, mais alors pourquoi remplacer le mot juste par un qui ne l’est pas ? Je l’ignore, mais je dois d’abord constater que, de tous les prêtres à qui j’ai posé la question, aucun n’a semblé penser que ce changement de mot pût avoir la moindre importance. J’ajouterai que, si on les pressait un peu, ils opinaient que les réformateurs avaient sans doute voulu éviter le mot ‘ substance ’ comme trop technique, ou trop savant, ne disant rien à la masse des simples fidèles, au lieu que le sens de ‘ nature ’ leur est compréhensible et connu. Il se peut, mais l’objet du symbole n’est pas de faire comprendre le mystère, c’est de le définir. Or on ne le définit pas en disant que le Fils est de même nature que le Père, car c’est vrai de tous les fils. Ce qui serait un mystère insondable serait qu’un fils ne fût pas de même nature que son père. En affirmant qu’ils le sont, on ne dit rien du tout, sinon une vérité du même ordre que celles qui ont rendu célèbre le nom de Monsieur de la Palisse. En fait, on a voulu parler aux masses un langage de masse ; substance est un mot savant, nature est plus populaire et simple ; on le substituera donc à substance, même s’il n’est pas le mot juste. Quel que soit l’avenir de la nouvelle formule, le seul fait qu’elle ait pu être un jour proposée et acceptée, est en soi riche d’enseignements. 
Nous ne discutons pas ici le problème pour lui-même, mais comme exemple de cette vérité, commune à la peinture, à la musique, à la littérature et à la liturgie même, que toute massification entraîne une vulgarisation. L’abandon de la consubstantialité serait une monstruosité théologique, si ceux qui le favorisent ne pensaient pas qu’au fond cela n’a pas d’importance, que nature et substance sont la même chose et que si on veut gagner les masses, ou ne pas les perdre, il faut s’ajuster au niveau intellectuel qui est le leur. Leur donner l’impression qu’ils comprennent un mystère qui n’est pourtant pas une opération rentable à longue échéance. On commet une méprise analogue en partant de ce principe que les masses religieuses aiment la vulgarité. C’est tout le contraire. On ferait mieux d’admettre sans glose que Dieu est un être unique en trois personnes, et de dire cette vérité dans la nudité de sa formule théologique exacte, plutôt que de servir aux foules une théologie frelatée, toujours assez bonne pour elles, en réservant la vérité pour les écoles où la sacra doctrina s’enseigne comme une science ésotérique réservée aux initiés. Dissimuler un mystère n’est pas une bonne méthode pour le faire accepter ; mépriser les foules n’est pas une bonne manière de gagner leur suffrage. Le peuple n’est jamais vulgaire ; il déteste plutôt qu’on affecte la vulgarité dans l’espoir de lui faire plaisir. 
L’Église elle-même ne veut rien de tel ; elle sait même qu’elle doit s’attendre à des déviations de ce genre à partir du moment où elle renonce pour sa langue liturgique au privilège dont celle-ci jouissait depuis tant de siècles. Le pape Paul VI a clairement défini l’enjeu et le risque de la réforme dans son allocution du 7 mars 1965 à la foule réunie sur la place Saint-Pierre de Rome. Son motif principal s’y définit clairement : « Le bien du peuple exige ce souci de rendre possible la participation active des fidèles au culte public de l’Église. » Pour « rendre intelligible sa prière », l’Église a donc fait le sacrifice de « sa langue propre », le latin, « qui est une langue sacrée, grave, belle, très expressive et élégante ». Puis, découvrant le fond de sa pensée et de la question, le Pontife ajoutait que l’Église « a fait le sacrifice de traditions séculaires, et, surtout, de l’unité de la langue entre ses divers peuples, pour le bien d’une plus grande universalité, pour arriver à tous ». 
On ne saurait mieux définir la difficulté que les sociétés de masse doivent surmonter et que leurs efforts de massification ne réussissent que bien rarement à vaincre complètement. Pour que tous les fidèles participent réellement au culte, qui est sa vie même, l’Église décide, à regret, d’accepter, de recommander et au besoin d’imposer l’usage des langues vulgaires comme langues liturgiques. La division des Chrétiens en deux ordres, ceux qui savent la langue liturgique et en comprennent le sens, ceux qui, ne la sachant pas, ne peuvent que suivre indirectement et imparfaitement l’action liturgique à laquelle ils assistent, va faire place à l’immense société des fidèles qui participeront tous directement à la célébration du même culte entendu en un même sens ; seulement, afin que ce résultat soit possible, il faut que l’Église sacrifie l’unité de sa langue pour obtenir cette unité de sens. C’est ce que signifient les paroles mêmes de Paul VI, lorsque, marquant avec une force insurpassable ce que la situation a de paradoxal, il parle de sacrifier « l’unité de langue entre les divers peuples » de l’Église, en vue d’atteindre une plus grande universalité, celle de tous les Chrétiens. En fait, on vient de voir la difficulté du problème, car pour assurer son propre œcuménisme, l’Église de France vient de se séparer d’un œcuménisme plus vaste : elle n’a plus le même Credo que celle de Rome, La Messa della communità cristiana n’est plus la messe de toute l’Église ; pour s’œcuméniser en France, elle perd son universalité. 
Étienne Gilson (La société de masse et sa culture, Vrin, Paris, 1967, pp. 120-131)