1 août 2013

[Yves Chiron - Aletheia] Jean Madiran (1920-2013)

Yves Chiron - Aletheia (n°205) - 1er août 2013

JEAN MADIRAN (1920-2013)
Dans le dernier courrier reçu de lui, il y a quelques semaines, il m’écrivait : « ce qui est sûr c’est que le rétablissement ne sera pas prompt ». Moi, je le voyais bien devenir centenaire, comme un Fontenelle ou un Jünger.
 
Il est mort hier, 31 juillet. Ma pensée va d’abord à son épouse, Michèle, si chaleureuse, si joviale, qui m’avait accueilli plusieurs fois à leur table, à Saint-Cloud, ces derniers mois ; après des entretiens où Jean Madiran ravivait ses souvenirs. Il m’avait donné aussi des cahiers et des notes relatifs à ses séjours romains, à la fin des années 1950 et au début des années 1960.

Que retiendra-t-on de Jean Madiran ? Rares sont les écrivains qui, après leur mort, survivent par leur oeuvre, qu’il s’agisse de romans, d’essais, de livres d’histoire ou de livres de combat. Mais les livres de Jean Madiran survivront parce qu’ils étaient animés d’une flamme particulière. Cette flamme, ses ennemis ou ceux qui ne l’aimaient pas n’ont pas perçu qu’elle avait un double éclat.
 
Il y avait d’abord l’acribie exceptionnelle de Jean Madiran, qui était en premier lieu une lecture attentive, puis l’art de repérer les contradictions, les formules alambiquées, les faux-fuyants. Sur ce pointlà, il était en plein accord avec son exact contemporain Émile Poulat pour qui le choix des mots et le sens des mots sont la clef de compréhension de la plupart des questions. Cette acribie de Madiran pouvait l’entraîner à des polémiques qu’il menait loin.
 
Mais ses adversaires ou ceux qui ne l’aimaient pas n’ont pas vu qu’il y avait en corollaire, chez Jean Madiran – et c’était le coeur de ses écrits et de son engagement –, un sens aigü de la piété ou ce qu’il appelait « l’esprit filial ». Le Décalogue (« Tu honoreras ton père et ta mère ») comme la loi naturelle exprimée par Maurras (« Tout homme est un héritier ») et par d’autres disent qu’on doit reconnaissance filiale à ceux qui nous ont transmis la vie, la foi, la culture. « Traditionnellement, écrivait Madiran dans un de ses livres les plus récents, le devoir d’honorer son père et sa mère s’étend aux ancêtres, à la patrie et aux bienfaiteurs de la patrie ; et enfin à toute espèce de bienfaiteur dont le bienfait est tel qu’on ne peut lui en rendre l’équivalent et qu’à son égard on demeurera toujours dans la situation d’un débiteur insolvable : tous ceux qui ont été, comme on dit, de ”grands hommes” ou de ”grands esprits”, les maîtres à penser, les héros, les saints de tous les temps, l’immense cortège des superbes et des humbles qui ont contribué à transmettre et accroître le patrimoine d’une civilisation ».
 
Si dans l’oeuvre de Madiran, il fallait retenir trois livres, je citerais, dans l’ordre :
 
L’Hérésie du XXe siècle (Nouvelles Éditions Latines, novembre 1968). Jean Madiran considérait que c’était son meilleur livre, du moins son livre le plus important, celui qui contient l’essentiel de sa pensée. L’ouvrage porte significativement cette dédicace :
A LA MEMOIRE DE MON PERE,
A LA MEMOIRE DE MA MERE,
QUI M’ONT APPRIS
A ETRE CHRETIEN ET A FAIRE FACE.
Tout est dit ou presque dans les mots choisis.
 
Une civilisation blessée au coeur (Éditions Sainte-Madeleine, mai 2002). C’était, pour une des rares fois de sa vie, un livre de commande. Dom Gérard, alors Père Abbé du Barroux, lui avait demandé un livre sur la piété filiale. Jean Madiran avait eu l’idée de rédiger un « court précis », ce fut finalement un ouvrage sur « la loi naturelle des sociétés humaines ». Ouvrage structuré en VII chapitres, comportant chacun une partie « Chronique » et une « partie « Didactique ».
 
La Philosophie politique de saint Thomas d’Aquin (Les Éditions nouvelles, 1948). Ce fut son premier livre, signé du pseudonyme Jean-Louis Lagor. Écrit tout entier pendant la guerre, l’ouvrage s’ouvre par une longue lettre de Charles Maurras (27 pages imprimées) datée du 2 septembre 1944. La date de cette lettre m’avait étonné car, à ce moment, Lyon, où vivait Maurras, connaissait les tourments de la Libération et bientôt Maurras allait devoir vivre clandestinement avant d’être arrêté et incarcéré pour de longues années. Jean Madiran m’a confirmé que cette lettre était bien datée du 2 septembre. Ce fut donc le dernier écrit d’homme libre de Maurras.
Dans ce premier livre, le jeune Madiran voulait « dégager les grandes lignes d’une philosophie politique qui intègre la physique maurrassienne à la pensée thomiste ». Le dialogue, y compris critique, de Jean Madiran avec la pensée de Maurras ne cessera pas. Le dernier état en est : Maurras toujours là (Consep, avril 2004).
Un maître
Il y a eu les livres et les articles, principalement dans la revue mensuelle Itinéraires (qui est parue de mars 1956 à mars 1997) et dans le quotidien Présent dont il a été un des fondateurs en janvier 1982. J’y ajouterai les dizaines lettres et billets qu’il m’a écrits depuis 1979 ou 1980 (et les fax puis les SMS). Il y a eu aussi les rencontres – selon un rite presque immuable : conversations commencées au journal et poursuivies au restaurant – et les dernières visites à Saint-Cloud.
 
Les éminents historiens que j’ai eus comme professeurs en Sorbonne n’auront pas été des maîtres pour moi. Leur science froide ou brillante – artificielle même parfois – ne m’aura permis que d’obtenir des diplômes successifs. Ma formation intellectuelle, à la lumière de la foi, me vient essentiellement d’un professeur de philosophie de terminale et de Jean Madiran qui aura été pour moi un maître. Jean Madiran m’avait autorisé, en vue d’une biographie de Dom Gérard, à lire les nombreuses lettres et billets qu’il lui avait adressées et qui sont conservées à l’abbaye Sainte-Madeleine et il m’avait communiqué copie de quelques lettres que lui avait adressées Dom Gérard. Cette correspondance sera peut-être éditée un jour, si les héritiers de l’un et l’autre le souhaitent. Jean Madiran était très pudique et ne livrait presque rien de sa vie privée, même si en me laissant lire ces lettres, il savait que j’en apprendrai beaucoup.
 
Ce qu’on retient d’abord de cette correspondance – Jean Madiran fut le professeur du futur Dom Gérard à Maslacq avant d’en devenir l’ami puis le fils spirituel –, c’est la grande humilité spirituelle de Jean Madiran. En 2005, après avoir assisté aux obsèques d’une personnalité catholique, il écrivait : « J’étais aux obsèques de …, célébrées pourtant par le TRP Abbé de Fontgombault, certes avec une grande dignité, mais dans une liturgie nouvelle, en français, et dont était absent l’esprit du Dies irae comme du De profundis. »
 
Dies irae, le jugement de Dieu, et De profundis, la supplication à Dieu, sont deux réalités spirituelles que Jean Madiran avait bien à l’esprit et dont il essayait de vivre.

Yves CHIRON