1 décembre 2006

Où l’on reparle du Magistère
Abbé Bruno le Pivain - revue-kephas.org - Octobre–Décembre 2006
« Ils reconnaissent les richesses de l’enseignement du Concile Vatican II, fruit de la Tradition vivante de l’Église. […] Les évêques attendent de ces fidèles un geste d’assentiment sans équivoque aux enseignements du Magistère authentique de l’Église. […] Dans sa Tradition, l’Église a toujours associé la liturgie à sa foi. »… Ce court message de « fraternelle confiance » est adressé par les évêques de France au Président de la Conférence épiscopale, le Cardinal Jean-Pierre Ricard, à l’issue de la dernière assemblée de Lourdes. Il est daté de la fête de la Dédicace de Saint-Jean-de-Latran, cathédrale du diocèse de Rome, « Mère et Tête de toutes les églises dans la Ville et le monde », selon l’inscription latine qui court sur le majestueux frontispice de la basilique reconstruite après 150 ans de ruines et de désolation ; message chargé de sens, au-delà de l’épisode qui en fut le prétexte.
Ces derniers mois l’auront encore montré : les tensions sont nombreuses, qui manifestent la permanence de la crise profonde que traverse notre Église. Ainsi de la « question liturgique », sur laquelle on reviendra, au moyen d’un dossier intitulé « L’esprit de la liturgie et celui de Vatican II ». Mais c’est toujours au Magistère de l’Église, à sa Tradition vivante, qu’il faut recourir si l’on veut démêler les fils obscurs des contradictions dans lesquelles les catholiques français – parfois aussi gaulois ou gallicans, suivant l’accent qu’on y met – sont souvent enfermés. À ce sujet, les semaines écoulées sont aussi riches d’enseignements que de confusions entretenues.
Le 8 septembre dernier est donc créé par le Vatican le nouvel Institut du Bon Pasteur, fort de cinq prêtres – « médiatiques », ce qui, sans changer le caractère sacerdotal, pourrait en rendre l’exercice plus ardu. Deux jours après, le nouveau supérieur, l’abbé Laguérie, explique en chaire le rôle que lui confie l’Eglise Mère et Maîtresse à propos de la réception du Concile Vatican II : « Il faut redonner un sens véritablement et univoquement catholique à tous ces textes, et c’est également le travail confié à l’Institut. » La mission est ambitieuse, pour le moins, puisque cela fait quelques décennies que le Magistère de l’Église reprend, expose et illustre ces textes dont tout théologien sait qu’il faut d’abord les recevoir avant que de les commenter. Le Cardinal Ricard, dans son discours de clôture de Lourdes, préfère distinguer les textes du Concile et leur application. Après avoir noté que cette réception est encore à poursuivre, il remarque aussi qu’il faut « vérifier » « que l’on ne met pas sous son patronage des façons de vivre, de penser, de célébrer ou de s’organiser qui n’ont rien à voir avec lui. » Il n’est cependant pas question pour le moment, dans les déclarations des membres du nouvel Institut, de la « notion incomplète et contradictoire de la Tradition », pointée par le Motu proprio Ecclesia Dei du pape Jean-Paul II au moment de la rupture lefebvriste. C’est pourtant cette contradiction qui avait entraîné l’évolution de ce mouvement : « C’est surtout une notion de la Tradition, écrivait Jean-Paul II, qui s’oppose au Magistère universel de l’Église, lequel appartient à l’évêque de Rome et au corps des évêques, qui est contradictoire. »
Quelques jours plus tard sourd la rumeur mille fois relancée de la libéralisation imminente du rite de la messe dit « de saint Pie V ». On ne sait d’où vient l’information, qui s’enrichit quotidiennement de détails parfois contradictoires, toujours inquiétants ou fascinants, suivant le bord duquel on les perçoit. Le Saint-Père est alors soupçonné, à mots plus ou moins couverts, ni plus ni moins que de remettre en question l’enseignement du Concile Vatican II. On ignore ce faisant son désir, qui est celui du Christ, de l’unité. Mais veut-on de cette unité ? Mieux, on ne prend pas la peine – pourtant peu considérable – de remarquer que les commentaires qui fusent en tous sens et l’exégèse appliquée qu’on approfondit journellement ne se fondent sur aucun texte connu. Une fois le tourbillon apaisé, ce « détail » apparaît flagrant. Sans doute avait-on perdu de vue que le Saint-Père est l’un des rares exerçant aujourd’hui une responsabilité dans l’Eglise – certes pas la moindre – à avoir effectivement participé à ce Concile, et à n’avoir eu de cesse depuis d’en transmettre l’enseignement, ce à quoi il s’est de nouveau engagé quelques heures après son élection au Siège de Pierre.
L’évidence s’impose, qui explique aussi le choix du patronyme de votre revue : la crise majeure de la foi que traversent nos vieilles contrées de chrétienté se manifeste d’abord par une crise de l’autorité magistérielle, de la réception de la Parole de l’Église. On peut trouver à cet état de fait quatre raisons majeures, qui n’épargnent aucun milieu – surtout pas ceux qui s’en croient préservés.
Tout d’abord, le refus du mystère, conséquence directe de la sécularisation ambiante, fait que l’intelligence humaine voudrait tout jauger à sa mesure, juger à sa convenance, et délaisse la nécessaire docilité intérieure et la confiance qui doivent présider à la croissance dans la vérité. La raison devient inapte à admettre la moindre certitude qu’elle n’a pas pu vérifier par ses propres moyens. L’homme, avec son pouvoir de décision et de réflexion, est livré à l’opinion publique, à celle du milieu dans lequel il évolue. L’on sait ce que pensaient les Anciens de l’opinion, Parménide allant jusqu’à apostropher les « mortels à double tête ».
Dans la ligne de cette atrophie de la raison – alors même qu’elle s’imagine gagner en dignité -, l’on finit par se contenter du slogan, inlassablement ressassé, qui va tenir lieu de dogme. C’est le règne des magistères médiatiques ou des groupes de pression qui s’allient bizarrement à l’autonomie de la conscience. Celle-ci, en effet, va choisir son groupe, sa couleur, aura même l’impression d’imprimer sa marque au mouvement des idées, puisque l’opinion la rejoindra, pour la bonne raison qu’elle-même lui obéit. Elle pourra alors voter, revendiquer, manifester, réclamer, voire déclamer...
La condition d’exercice, ou l’atmosphère, de ces attitudes, demeure le relativisme en ses multiples visages. Il est une violence faite à l’intelligence, à la personne humaine. Il prive en effet l’intelligence de ce pour quoi elle est faite, la Vérité. Il coupe l’accès à Celui qui est la Vérité première. Il enlève ipso facto la nourriture nécessaire à l’élan de la volonté et peut sans doute être considéré comme l’une des causes majeures de l’état dépressif de nos sociétés occidentales. Il empêche purement et simplement l’exercice de la liberté, puisqu’il rend impossible le choix entre deux propositions différenciées.
Reste enfin cette double opposition tenace entre la raison et la Tradition d’une part, entre la Tradition et le Magistère d’autre part. Dans le premier cas, la liberté de l’acte de penser postule l’autonomie absolue de la raison et refuse donc toute vérité reçue par voie de transmission, de tradition. Dans le deuxième cas, c’est la Tradition librement interprétée qui doit juger le Magistère. C’est oublier que celui-ci est l’organe vivant sans lequel la Tradition n’est plus qu’un vague souvenir remisé dans les greniers de l’histoire.
Toutes ces caractéristiques modernes se retrouvent par définition chez les baptisés, qui sont aussi dans le monde et de leur temps, qu’ils soient dits « progressistes » ou « traditionalistes ».
Ainsi, le temps que nous vivons, jalonné d’inquiétudes, de blessures, de ressentiments, est-il avant tout un temps de grâce. Oui, les réponses aux multiples questions qu’ont pu faire naître les décennies de l’après-Concile ne pourront venir que du Magistère de l’Église, le même, hier, aujourd’hui et à jamais, parce que « l’Église, c’est Jésus-Christ, mais Jésus-Christ répandu et communiqué. » Le Magistère n’est pas d’abord à mesurer en termes de syllogismes ou de juridiction, il est essentiellement l’expression de la Miséricorde du Christ toujours à l’œuvre en ce monde et appelle à ce titre la même confiance inébranlable. L’Église est servante de la vérité: ce n’est que par une nouvelle prise de conscience de la dimension essentiellement spirituelle du Magistère que pourront cesser les dialectiques et s’édifier l’unité.
Faut-il en effet mesurer la charité et freiner la réconciliation ? Faut-il tamiser la vérité et l’enseignement de l’Eglise? Les évêques répondent : « œuvrer pour la réconciliation dans la vérité et la charité ». Une condition essentielle s’impose ici, rappelée par le Saint-Père à l’Université du Latran dans son beau discours du 21 octobre dernier, et que les tumultes des semaines écoulées rendent plus urgente encore, alors qu’il s’agit du bien spirituel des hommes de ce temps : « Que l’espace du silence et de la contemplation, qui sont le décor indispensable sur lequel planter les interrogations que suscite l’esprit, puissent trouver entre ces murs des personnes attentives qui sachent en mesurer l’importance, l’efficacité et les conséquences pour la vie personnelle et sociale. »
C’est à ce prix que progresseront et la vérité, et la charité.


1 - On se permet ici de renvoyer aux pages 178–181 de ce numéro de Kephas, pour la recension du nouvel ouvrage collectif paru aux éditions Ad Solem, premier de la collection « Kephas », sous le titre L’Église servante de la vérité – Regards sur le Magistère.