15 décembre 2018

[Lettre à Nos Frères Prêtres - FSSPX] Un "enseignement du mépris" par l'Eglise?

SOURCE - Lettre à Nos Frères Prêtres n°80 - FSSPX - décembre 2018

Après la Seconde Guerre mondiale, en 1946, Jules Isaac (des fameux livres d’histoire Mallet-Isaac) fit paraître un ouvrage intitulé Jésus et Israël. Il s’agissait d’une mise en cause de l’enseignement chrétien sur les Juifs et le judaïsme, ce que Jules Isaac appelait « l’enseignement du mépris » (titre d’un ouvrage qu’il fit paraître en 1962, après d’autres, sur le même sujet).
Les ouvrages de Jules Isaac, et leur postérité 
Les ouvrages de Jules Isaac sont fort sujets à caution, pour de multiples raisons. Par exemple, si l’auteur prétend étudier avec une grande précision les opinions négatives et les actions persécutrices que des chrétiens ont pu faire peser sur des Juifs, il oublie de traiter des opinions négatives et des actions persécutrices que des Juifs ont pu faire porter sur des chrétiens. Et pourtant, elles existent, le peuple juif n’est pas exclusivement et à travers toute l’histoire un peuple persécuté sans raison : il lui est bel et bien arrivé, à travers certains de ses membres, d’être lui aussi persécuteur (l’actualité nous en donne des exemples). Le vaste ensemble d’écrits qu’on appelle le Talmud a contenu et contient encore, pour sa part, de vives attaques contre Jésus-Christ et contre le christianisme.
 
Un dossier rédigé exclusivement à charge, le plus souvent sans tenir compte du contexte et des relations complexes entre les Juifs et les chrétiens (par exemple, un certain nombre d’homélies des Pères sont conditionnées par ce qui était alors un puissant prosélytisme des Juifs autour d’eux), ne constitue pas une façon valable de traiter les problèmes, surtout pour celui qui se présente comme un historien professionnel. Pourtant, malgré la faiblesse des analyses de Jules Isaac, son thème de « l’enseignement du mépris » a obtenu un grand crédit, et il est une clé majeure pour comprendre l’évolution de la doctrine catholique concernant les Juifs au concile Vatican II et depuis.
L’enseignement officiel de l’Église 
Face à cette tentative de désinformation, il faut revenir à des éléments précis et scientifiques. Le grand historien Fustel de Coulanges demandait à ses étudiants, lorsque ceux-ci lui faisaient une objection : « Avez-vous un texte ? ». Alors, sur un éventuel « enseignement du mépris » à l’encontre des Juifs, de la part de l’Église catholique, avons-nous un texte ? Oui, nous avons un texte, et même deux, les plus clairs, les plus officiels et les plus irrécusables.
Le Symbole de la foi
Le premier texte est tout simplement le résumé officiel de la foi chrétienne, que l’on appelle le Symbole ou Credo, du nom de son premier mot (« Je crois »). Deux formules principales sont utilisées actuellement. La première, désignée sous le nom de « Symbole des Apôtres », est usitée notamment dans la prière non liturgique, en particulier le chapelet. La seconde, connue sous le vocable de « Symbole de Nicée-Constantinople » (du nom des deux conciles qui la rédigèrent), est utilisée dans la liturgie : c’est en particulier elle qu’on récite ou chante à la messe du dimanche.
 
Or, dans ce texte fondamental de la foi chrétienne, lorsqu’est abordée la Passion de Jésus, elle est mise uniquement en relation avec le responsable politique romain. Pourtant, les Évangiles sont on ne peut plus clair : un groupe de responsables juifs a demandé l’exécution de Jésus à Pilate, lequel l’a repoussée autant qu’il a pu, ne cédant à la fin que sous leur contrainte et leur menace. On attendrait donc, si vraiment l’Église pratiquait « l’enseignement du mépris », que le Symbole de la foi dise : « Jésus… qui a souffert par la faute des Juifs ». Or, ce n’est nullement ce qu’il affirme. Il dit exclusivement : « Jésus… qui a souffert sous Ponce Pilate », sans aucune mention des Juifs. Tous les jours (dans la prière privée), tous les dimanches (dans la liturgie), l’Église catholique fait volontairement silence sur le rôle pourtant premier et évident d’un certain nombre de Juifs dans la Passion du Christ. Est-ce là pratiquer « l’enseignement du mépris » à leur égard ?
Le Catéchisme romain
Passons maintenant au second texte. Comment, en effet, les catholiques sont-ils formés religieusement, et ce depuis leur plus jeune âge ? Par le catéchisme. Qui a « inventé » le catéchisme tel qu’on le pratique aujourd’hui ? Le concile de Trente qui, par la promulgation en 1566 du Catéchisme romain (appelé aussi Catéchisme du concile de Trente), demanda aux curés de paroisse (à qui ce catéchisme est premièrement destiné) d’enseigner la foi selon ce modèle. Et tous les catéchismes catholiques apparus depuis ce moment dérivent de ce modèle du Catéchisme romain.
Qui sont les responsables de la Passion du Christ ? 
Or, voici le texte du Catéchisme romain (première partie, chapitre 4) en ce qui concerne les responsables et les coupables de la Passion du Christ, dans laquelle pourtant, comme nous venons de le souligner, un certain nombre de responsables juifs sont impliqués au premier chef, à titre d’élément moteur, selon ce que racontent les Évangiles.
 
« Mais il faut ensuite expliquer les causes de la Passion, afin de rendre plus frappantes encore la grandeur et la force de l’amour divin pour nous. Or si on veut rechercher le motif qui porta JésusChrist à endurer des douleurs aussi cruelles, on trouvera que ce furent, outre la faute héréditaire de nos parents, les péchés et les crimes que les hommes ont commis depuis le commencement du monde jusqu’à ce jour, et ceux qu’ils commettront encore jusqu’à la consommation des siècles. En effet, le Fils de Dieu notre Sauveur n’a eu d’autre vue, dans sa Passion et dans sa mort, que de racheter et d’effacer les péchés de tous les temps, et d’offrir pour eux à son Père une satisfaction complète et surabondante.
   
« Ajoutez encore à cela, pour donner plus de prix à la chose, que Jésus-Christ n’a pas seulement souffert pour les pécheurs ; mais que les pécheurs eux-mêmes ont été les auteurs et les instruments de toutes les peines qui l’ont frappé ; circonstance que l’Apôtre nous fait remarquer dans ce passage qu’il adresse aux Hébreux : “Pensez à celui qui a souffert de si grandes contradictions de la part des pécheurs, afin que vous ne vous découragiez point et que vous ne tombiez point dans l’abattement”.
 
« Tous ceux qui continuent à retomber dans le péché, nous devons donc les regarder comme coupables de renouveler ses douleurs. Puisque ce sont nos fautes qui ont fait subir à Notre-Seigneur le supplice de la croix, assurément ceux qui se plongent dans les désordres et dans l’iniquité crucifient de nouveau dans leurs cœurs et couvrent de confusion le Fils de Dieu, autant qu’il est en eux.
   
« C’est même un crime qui doit paraître bien plus grand en nous que dans les Juifs. Car eux, au témoignage de l’Apôtre, s’ils avaient connu le Roi de gloire, ils ne l’auraient jamais crucifié. Nous, au contraire, nous faisons profession de le connaître. Et si néanmoins nous le renions par nos œuvres, nous semblons alors en quelque sorte porter sur sa personne une main violente. (...)
 
« Ce n’est pas tout, des hommes de toute nation et de tout rang conspirèrent contre le Seigneur et contre son Christ : les Gentils et les Juifs furent également les instigateurs, les auteurs et les ministres de sa Passion. Judas le trahit, Pierre le renia, tous les autres disciples l’abandonnèrent ».
On ne parle des Juifs que pour atténuer leur responsabilité 
Voilà l’enseignement officiel, authentique, réel de l’Église depuis (au moins) quatre siècles : il n’y a pas l’ombre de la trace d’un « enseignement du mépris » à l’encontre des Juifs. Ce sont les chrétiens qui, par leurs péchés, sont accusés d’être responsables de la Passion du Christ, le crime le plus grave de l’histoire humaine.
   
Lorsqu’il est parlé des Juifs, c’est uniquement pour atténuer leur responsabilité. Et il est clairement dit que les responsables de l’époque, les responsables « pratiques » si l’on peut dire (pour les distinguer des responsables « moraux » que sont les pécheurs) furent « des hommes de toute nation et de tout rang », « des Gentils et des Juifs » à égalité. Et même, les seuls dont la responsabilité personnelle est mise en cause sont les Apôtres et les disciples du Christ, nullement les princes des prêtres, les docteurs de la Loi, les pharisiens ou le Sanhédrin. Loin de dispenser un mythique « enseignement du mépris », loin de vilipender les Juifs dans son Catéchisme romain, l’Église catholique cherche plutôt à les excuser.
Le problème de l’Évangile de saint Jean
On objecte cependant à ceci le fait que, dans l’Évangile de saint Jean, et à de nombreuses reprises, pour désigner les responsables de la mort de Jésus au moment même de la Passion (dont nous avons dit pourtant qu’il s’agissait d’un petit groupe, et non de tout le peuple d’Israël), l’écrivain sacré utilise l’expression « les Juifs », semblant ainsi englober tous les Juifs sans distinction dans cette responsabilité et cette culpabilité. Ce serait là un vrai « enseignement du mépris », et certainement une des sources principales des excès de langue ou de plume qui auraient caractérisé la manière dont les chrétiens ont traité les Juifs au cours de l’histoire.
   
Il est tout à fait exact que l’Évangile de saint Jean fait, de l’expression « les Juifs », une utilisation que, dans un premier temps, nous pouvons qualifier de « problématique ». Utilisation qu’on ne retrouve pas dans les trois autres Évangiles. Dans ces trois Évangiles (saint Matthieu, saint Marc et saint Luc), en effet, l’expression « les Juifs » apparaît au plus six fois (chez saint Marc), et presque exclusivement dans le cadre de la Passion, par exemple dans la bouche de Pilate (« Êtesvous le Roi des Juifs ? »), des soldats romains (« Salut, Roi des Juifs ! ») ou sur le titre de la croix (« Celui-ci est Jésus, le Roi des Juifs »). Alors que chez saint Jean, au contraire, cette expression « les Juifs » apparaît plus de soixante-cinq fois. Essayons d’expliquer cette particularité de l’Évangile de saint Jean.
L’expression générale « les Juifs » chez saint Jean
Il y a d’abord une raison explicative assez simple au fait que saint Jean fasse beaucoup plus référence aux Juifs que les trois autres Évangélistes.
   
Les trois premiers Évangiles, en effet, sont plus anciens que celui de saint Jean, et ont été rédigés à un moment où le christianisme ne s’était pas encore totalement séparé (d’un point de vue sociologique) du judaïsme. Les convertis, même ceux venus du paganisme, connaissaient encore bien les usages juifs. Il n’était donc guère besoin de leur préciser le sens de tel usage, de telle fête, de telle façon de procéder, parce qu’ils en avaient des exemples sous les yeux. On trouve néanmoins quelquefois de ces éclaircissements (par exemple Mc 7, 3), et saint Luc, qui écrit déjà pour un milieu plus païen, donne un peu plus d’explications que les autres.
   
L’Évangile de saint Jean, au contraire, a été écrit plus tardivement, à un moment où la communauté chrétienne était déjà majoritairement constituée de convertis du paganisme, en un temps où les usages juifs avaient plus ou moins cessé d’être connus et identifiés par la plupart des fidèles. C’est ainsi que, pour les noces de Cana, saint Jean prend la peine d’expliquer que les jarres « servent aux purifications des Juifs » (Jn 2, 6) ou que, un peu plus tard, il signale que « la Pâque des Juifs était proche » (Jn 2, 13).
   
C’est en raison de ce contexte et dans cet esprit que saint Jean précise, beaucoup plus fréquemment que les trois autres Évangélistes, le fait que les personnes que Jésus rencontre et, en général, le peuple auquel il est confronté (en bien ou en mal, selon les cas), sont des Juifs.
     
Dans beaucoup de cas, pour saint Jean, « les Juifs » désignent, soit d’une façon générale les membres du peuple d’Israël, soit d’une façon plus particulière les habitants de la Judée (distingués alors des habitants de la Galilée, l’autre province de la Palestine peuplée majoritairement d’Israélites). C’est ainsi que, dans le sens le plus général, la Samaritaine s’adresse à Jésus : « Comment vous, qui êtes juif, me demandez-vous à boire ? » (Jn 4, 9). Dans le sens plus particulier, on peut par exemple citer : « Beaucoup de Juifs étaient venus auprès de Marthe et de Marie… » De ces Juifs, pris en ces deux sens usuels, saint Jean nous affirme d’ailleurs qu’un certain nombre crurent en Jésus (Jn 8, 31 et 12, 11)
Le sens plus spécifique de l’expression « les Juifs »
Toutefois, il faut reconnaître que saint Jean use également de cette expression « les Juifs » en un sens plus spécifique. Ce sens différent est systématiquement utilisé dans un contexte d’hostilité à Jésus, de persécution contre lui voire de désir d’assassinat. Par exemple : « Les Juifs murmuraient donc à son sujet… » (Jn 6, 41). « Les Juifs cherchaient à le faire mourir… » (Jn 7, 1). « Les Juifs prirent des pierres pour le lapider… » (Jn 10, 31).
   
Qui l’Évangéliste veut-il ainsi désigner par cette expression « les Juifs » ? Pour le comprendre, il faut examiner de près les textes, en tenant compte du contexte qui en précise le sens.
   
Après que Jésus a chassé les marchands du Temple, par exemple, il nous signale que « les Juifs » interrogent Jésus sur l’autorité qu’il possède pour accomplir cet acte : il est alors évident qu’il s’agit des princes des prêtres et, en général, des responsables du Temple. Parfois, il s’agit probablement des autorités juives prises en général, comme lorsqu’il dit, à propos de la fête des Tabernacles à Jérusalem : « Personne ne parlait de Jésus publiquement, par crainte des Juifs », alors que tous les protagonistes étaient évidemment juifs (au sens général de membres d’Israël).
     
Au fil d’un unique récit, saint Jean désigne les mêmes ennemis de Jésus successivement par les expressions « les pharisiens de concert avec les chefs » (Jn 7, 32), « les princes des prêtres et les pharisiens » (Jn 7, 45), « les scribes et les pharisiens » (Jn 8, 3), « les pharisiens » (Jn 8, 13), et enfin « les Juifs » (Jn 8, 22, et 8, 48, et 8, 52, et 8, 58) ; le récit s’achève d’ailleurs par une tentative de lapidation de Jésus de la part des personnes ainsi désignées.
     
D’autres fois, on comprend qu’il s’agit plus spécifiquement des pharisiens, lorsque l’évangéliste les appelle précisément ainsi (Jn 9, 13, et 9, 15, et 9, 16), avant de dire à leur propos « les Juifs » (Jn 9, 18, et 9, 22). Le rapprochement de deux versets est d’ailleurs significatif à cet égard : « Beaucoup crurent en Jésus ; mais à cause des pharisiens, ils ne le confessaient pas, pour n’être pas chassés de la synagogue » (Jn 12, 42) et « les Juifs étaient déjà convenus ensemble que, si quelqu’un reconnaissait Jésus pour le Christ, il serait chassé de la synagogue » (Jn 9, 22). On constate là une équivalence parfaite entre « les Juifs » et « les pharisiens ».
Saint Jean ne désigne pas ainsi tous les Juifs de façon indistincte
Il est donc clair que pour saint Jean, l’expression « les Juifs » (prise, non au sens général, mais dans ce sens qui lui est tout à fait particulier) désigne un certain nombre de responsables de la nation juive, des « autorités » (au sens le plus large) : des princes des prêtres, des pharisiens, des scribes, le Sanhédrin (Jn 11, 47).
     
D’après lui (ceci étant confirmé par les trois autres Évangélistes), ces individus ont voulu avec persévérance la mort de Jésus, ils ont usé de tous les moyens pour atteindre ce but criminel, et ils sont coupables personnellement de sa mort, qu’ils ont arrachée à Pilate. C’est pourquoi Jésus déclare à leur propos : « Celui qui m’a livré à toi est coupable d’un plus grand péché » (Jn 19, 11).
       
En recourant à cette expression « les Juifs » pour désigner certains Juifs, saint Jean utilise une figure de style courante, celle qui prend la partie pour le tout. Lorsque nous-mêmes affirmons : « Les Allemands ont commis des crimes durant l’Occupation », nous n’entendons pas englober les Allemands actuels ni ceux du XIXe siècle, par exemple, et nous savons parfaitement qu’une fraction seulement des Allemands stationnés en France entre 1940 et 1945 ont commis des crimes.
   
Il n’y a donc pas l’ombre d’un « enseignement du mépris » chez saint Jean (qui, rappelons-le, était lui-même juif). Simplement, pour éviter tout contresens, toute déformation, toute injustice à l’égard de l’écrivain sacré, il faut conserver à l’esprit que cette expression « les Juifs », chez lui, prise dans le sens spécifique que nous avons dit, ne désigne nullement le peuple juif dans sa généralité, à travers le temps et l’espace, mais seulement et très exactement cette fraction des notables de l’époque, cette part des « autorités » (religieuses, politiques, intellectuelles) du moment qui a effectivement voulu et fomenté la mort de Jésus.