15 décembre 2015

[Lettre à Nos Frères Prêtres - FSSPX] Quelques principes

SOURCE - Lettre à Nos Frères Prêtres - Lettre trimestrielle de liaison de la Fraternité Saint-Pie X avec le clergé de France - n°68 - décembre 2015

« L’état de nécessité »
L’état de nécessité, c’est le fait de manquer de quelque chose. Par exemple, je dois me rendre, pour un rendez-vous urgent, de Paris à Chartres. Les horaires de train ne conviennent pas, et je ne possède pas d’automobile. Je suis alors dans un certain état de nécessité. Mon voisin possède une voiture, il ne l’utilise pas ce jour-là, mais il refuse de me la prêter ou de me la louer. Puis-je lui prendre sa voiture contre son gré, en considérant que je suis dans la nécessité, et qu’antérieurement à la propriété privée, les biens terrestres ont été donnés pour l’utilité de tous les hommes?

Les cas d’état de nécessité étant nombreux, si tous suspendaient la propriété privée, cela ferait disparaître cette dernière, avec tous ses bienfaits pour le bien commun. Les théologiens ont donc précisé cette notion. Ils nous disent que seul le cas d’extrême nécessité, c’est-à-dire le péril de mort imminent, permet de se servir des biens du prochain, autant qu’il est nécessaire pour sauver sa vie ou celle de son prochain (par exemple, une mère pour son enfant). En ce cas précis, les biens terrestres retrouvent exceptionnellement leur statut primitif, afin de servir à tout homme.
Qui définit l’état d’extrême nécessité ?
Les moralistes rappellent que l’état d’extrême nécessité ne s’assimile pas à une nécessité commune, ni même à une nécessité simplement grave, mais bien à une nécessité extrême, extraordinaire, c’est-à-dire à un péril de mort imminent, ou à un autre dommage de même ampleur (perdre un membre, etc.). Les mêmes auteurs soulignent que dans ce cas d’extrême nécessité, on peut prendre ce qui est nécessaire à la survie, mais pas plus : la cessation ponctuelle de la propriété privée est uniquement relative à cet état d’extrême nécessité. Dans les autres cas, la propriété privée doit impérativement être respectée, pour des raisons graves de bien commun : autrement, la sécurité publique et la confiance mutuelle seraient en danger, ce qui constituerait un important dommage social. Bien entendu, les mêmes théologiens rappellent les devoirs de charité dans l’usage de la propriété privée : les possesseurs en sont gravement redevables devant Dieu. Toutefois, la charité n’est pas exigible en justice. Ce serait sans doute une charité que mon voisin me prête sa voiture : cependant, je ne puis l’exiger de lui.

Mais que se passe-t-il si celui à qui l’on veut prendre se trouve lui-même dans le cas d’extrême nécessité ? L’extrême nécessité, en effet, est souvent sociale : par exemple, dans le cas d’une famine, tout le monde a faim. A ce moment, répondent les théologiens, prévaut le droit de l’actuel possesseur. S’il ne reste qu’un morceau de pain, et que par lui on ne peut nourrir et sauver qu’une seule personne, celui qui possède ce pain peut le garder, même si l’autre meurt à ses côtés. Car nul n’est tenu de se faire mourir pour sauver autrui. Et si l’autre veut lui prendre son pain, il possède un droit de légitime défense pour préserver sa vie et son bien.
La propriété privée et le bien commun
Un autre principe concernant la propriété, qui ne se trouve pas dans les traités ordinaires de théologie morale, a été toutefois mis en œuvre par tous les gouvernements, y compris par les papes autrefois pour leur propre domaine temporel. La propriété privée est un des moyens choisis par l’humanité pour assurer le bien commun. Mais il peut arriver, dans certains cas, qu’elle se retourne contre le bien commun : par exemple, une propriété immense, légitimement possédée, qui ne serait pas exploitée (par désintérêt du propriétaire), au grave détriment des populations environnantes. Dans ce cas, l’autorité publique, qui a la charge du bien commun, peut restreindre les droits de la propriété privée pour obliger, par exemple, le propriétaire à concéder l’exploitation agricole à des petits paysans, moyennant une juste redevance. On connaît de telles lois dans l’Empire romain (païen comme chrétien), et jusque dans les États pontificaux. Dans le même genre, en cas de catastrophe naturelle, tout le monde comprend qu’il est légitime pour l’autorité publique de procéder à des réquisitions, donc de limiter provisoirement le droit de propriété.
Synthèse de la doctrine de la propriété
Essayons de résumer nos acquis. Au départ, la Terre est donnée à toute l’humanité pour son utilité. Dans les faits, pour des raisons de bien commun, cette Terre est soumise en partie au régime de la propriété privée. Cependant, les propriétaires doivent en user selon la charité (non exigible) et, au moins fondamentalement, dans le cadre du bien commun. Sinon, l’autorité publique peut imposer des bornes à une propriété qui nuirait au bien commun. Dans le cas d’extrême nécessité, chacun est fondé à imposer de son propre chef des bornes à la propriété privée, en prenant ce qui est nécessaire à sa survie. Toutefois, si l’autre est lui-même dans l’extrême nécessité, il peut légitimement se dé- fendre, pour assurer sa propre survie, contre ce qui serait alors une agression injuste.
Application à la question de l’immigration
Ces réflexions sur la propriété peuvent servir de cadre de réflexion sur l’immigration. Mais il faut y ajouter préalablement deux précisions. La première, en rappelant que l’immigration n’est pas purement et simplement « libre ». La Terre n’est pas aujourd’hui sans maître, les nations possèdent légitimement leur pays et peuvent, dans les limites de la justice et de la charité, y admettre qui elles veulent. Il existe aujourd’hui en effet, en notre pays, une véritable idéologie « immigrationniste », curieusement partagée par le capitalisme le plus outrancier (pour bénéficier d’une main-d’œuvre docile et peu coûteuse) et par un post-marxisme utopique qui estime que la Terre est une vaste étendue sans maître que doit se partager librement une humanité la plus cosmopolite possible. Dans les deux cas, c’est dénier aux êtres humains le besoin et le droit à de légitimes enracinements, et c’est favoriser une exploitation honteuse de malheureux accablés par la misère.

La deuxième précision concerne l’accueil des immigrants que doit faire chaque nation. Certes, toute nation est propriétaire de son pays, mais elle ne doit pas fermer trop facilement ses frontières à ceux qui demandent raisonnablement à y pénétrer. Le Siège apostolique a souvent insisté sur ce point. La raison de cette insistance est que, sauf exception, les nations n’ont pas de supérieur. Donc, seule une autorité morale supranationale peut les appeler à prendre en compte, non seulement leur bien propre immédiat, mais aussi une part du bien commun de l’humanité : comme nous l’avons dit à propos des réquisitions en cas de catastrophe naturelle. C’est ainsi que, dès le 1er août 1952, Pie XII a appelé de ses vœux une législation internationale concernant la migration.

Pie XII a souligné notamment que les ressources d’un certain nombre de pays permettent d’accueillir largement des immigrants. « Est-ce que la politique d’immigration, disait-il aux ÉtatsUniens le 22 octobre 1949, est aussi libérale que les ressources naturelles le permettent dans un pays aussi abondamment béni par le Créateur et telle que les besoins d’autres pays semblent l’exiger ? » « Comme tout cela, disait-il aux Argentins le 2 décembre 1956, parle d’une abondance providentielle, de possibilités incalculables accordées par le Créateur ! Et comme tout cela voudrait exprimer une vocation en quelque sorte maternelle pour un peuple dilatant son cœur afin de faire place à tous ! » Le pape rappelle aussi, dans Exsul familia du 1er août 1952 (un texte entièrement consacré à l’émigration) ce qu’il nomme « des principes généraux de droit naturel ». Il parle « du droit de migration fondé sur la nature de la Terre elle-même habitée par les hommes ». « Notre planète (…) ne manque pas de régions et de lieux propres à la vie, abandonnés au caprice d’une végé- tation spontanée, alors qu’ils s’adapteraient au travail des hommes, à leurs besoins. (…) S’il en est ainsi, l’émigration atteindra le but que lui assigne la nature (…) : c’est-à-dire qu’il y aura sur toute la surface de la Terre qui a été créée par Dieu pour l’utilité de tous, une plus juste répartition des hommes. (…) Que doivent être libres les voies de l’émigration, le droit naturel l’exige, non moins que la pitié envers le genre humain. Le Créateur de l’univers, en effet, a établi toutes choses, en premier lieu, pour l’utilité de tous. C’est pourquoi la domination de chaque nation, bien qu’elle doive être respectée, ne peut être exagérée au point que, si un endroit quelconque de la Terre offre la possibilité de faire vivre un grand nombre d’hommes, on n’en interdira pas, pour des motifs insuffisants, l’accès à des étrangers nécessiteux et honnêtes, sauf s’il existe des motifs d’utilité publique, à peser avec le plus grand scrupule. »