27 juin 2017

[Peregrinus - Le Forum Catholique] Révolution française et traditionalisme (IV) : Des "ministres sans mission et sans pouvoirs"

SOURCE - Le Forum Catholique - 27 juin 2017


Dans la partie précédente, je me suis attaché à rappeler les principaux motifs qui ont déterminé l’épiscopat français à refuser la Constitution civile du clergé : celle-ci, émanée d’une puissance temporelle incompétente, méprise la juridiction du pape et des évêques.
     
C’est sur la base des mêmes arguments que les évêques et le clergé fidèle condamnent le clergé constitutionnel, c’est-à-dire les prêtres qui pour conserver leurs places acceptent de prêter le serment prescrit par le décret du 27 novembre 1790. Par ce serment, le prêtre promet d’être fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi, ce qui, on y reviendra, ne pose aucun problème particulier, mais aussi de « maintenir de tout [son] pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et acceptée par le Roi ». Or la Constitution, alors en cours d’élaboration, doit comprendre la Constitution civile du clergé, ce qui rend la formule du serment inacceptable.

Aux prêtres constitutionnels, ou assermentés, il est donc logiquement reproché d’adhérer de fait à une organisation ecclésiastique contraire aux principes catholiques sur la juridiction et l’autorité spirituelle. Ce reproche n’est cependant pas le seul. Au problème doctrinal s’ajoute en effet celui de la communion ecclésiastique : après avoir, à seulement quatre exceptions près (1), refusé de faire le serment prescrit, les évêques sont déposés par l’autorité temporelle. On procède donc à l’élection de nouveaux évêques (2), qui occupent des sièges épiscopaux déclarés vacants par l’Assemblée Nationale, mais non par l’Eglise, qui les juge toujours régulièrement occupés par leurs titulaires d’Ancien Régime. Les évêques jureurs n’ont donc pas seulement adhéré à une Constitution dont la condamnation par Rome est connue à partir de mars 1791, mais se sont rendus coupables d’intrusion : ils ne sont pas entrés par la porte des brebis, mais usurpent une juridiction que l’Eglise ne leur a pas donnée. 

Le bref adressé en février 1791 par Pie VI au cardinal de Brienne, archevêque jureur de Sens, témoigne de l’importance accordée à ce problème fondamental : à Brienne, pourtant archevêque régulièrement institué de Sens, le pape reproche principalement non d’avoir adhéré à une « Révolution anti-Dieu et anti-Roi », comme le lui reprocherait le Petit Eudiste, mais d’une part d’avoir consenti à la destruction de son chapitre et donc de la juridiction que celui-ci tenait directement de l’Eglise romaine, et d’autre part d’avoir accepté la réforme de la carte ecclésiastique, ce qui le conduit à exercer illégitimement sa juridiction sur des paroisses d’un autre diocèse, où il se conduit donc en intrus (3). 

Le clergé constitutionnel est donc intrus ou du moins en communion avec des intrus, il prétend exercer une juridiction qu’il ne possède pas. On peut lire à cet égard l’énumération par le chapitre cathédral de Saint-Brieuc des maux qui résulteront de la nouvelle organisation ecclésiastique :
Ouverture du schisme ; évêques intrus ; tous leurs actes de juridiction frappés de nullité ; toute juridiction épiscopale, le siège vacant, suspendue par la dispersion des capitulants ou usurpée par des individus sans titres et sans droits ; ministres institués ou approuvés dans ces sortes de circonstances, tous sans mission et sans pouvoirs ; absolutions nulles ; sacrements abandonnés ou profanés ; danger pour le salut des fidèles etc. (4).
C’est bien sur l’usurpation des juridictions épiscopale et capitulaire qu’insistent les chanoines. La conséquence en est que les constitutionnels exercent le ministère « sans mission et sans pouvoirs » et ne peuvent absoudre validement faute d’approbation par l’évêque légitime. Il n’est sans doute pas sans intérêt de noter que la question des mariages ne tarde pas à se poser : les mariages célébrés devant le clergé constitutionnel sont souvent jugés nuls par le clergé réfractaire pour défaut de forme canonique. 

On le voit, plusieurs comparaisons pourraient être faites avec les questions qui agitent le monde traditionaliste d’aujourd’hui. Mais alors que les traditionalistes, particulièrement ceux qui adoptent les positions les plus dures, se voient volontiers en héritiers et continuateurs des réfractaires d’hier, les questions se posent en réalité à front renversé. S’il existe aujourd’hui un clergé exerçant le ministère « sans titres et sans droits », ce n’est pas le clergé diocésain ni le clergé Ecclesia Dei. L’absurdité historique du jugement assimilant les prêtres des instituts Ecclesia Dei ou les « ralliéristes » de la FSSPX aux prêtres jureurs (6), devient ici particulièrement criante. Quels que soient les reproches que l’on peut faire à ces instituts, on doit reconnaître, à moins de considérer le pape et les évêques comme des intrus, ce qui n’était certainement pas la pensée de Mgr Lefebvre, qu’une telle assimilation ne tient pas : on pourrait presque s’étonner qu’elle n’ait jamais été retournée à ceux qui y recourent le plus facilement, et, il faut le dire, avec le plus de légèreté. 

Un usage aussi manifestement abusif de l’histoire peut certes s’expliquer tout d’abord par une ignorance excusable ; mais cette ignorance semble procéder elle-même d’un certain désintérêt pour les faits : la Révolution étant considérée, comme on l’a vu, comme une sorte de monstre métaphysique et moral, foncièrement anhistorique et intemporel, les motivations, les raisons alléguées par les uns ou les autres, y compris par ceux dont on se réclame, n’ont finalement pas grande importance : seul compte le refus, nécessairement catégorique et intégral, de tout compromis avec la Révolution éternelle et par suite avec les différents visages qu’elle a pu prendre dans le temps. 
Les raisons des uns et des autres étaient pourtant, on le voit, essentiellement théologiques et canoniques. 

On a vu dans cette partie les raisons qu’a alléguées à juste titre le clergé fidèle dans son refus des réformes de la Constituante. C’est aux raisons qu’ont tenté de leur opposer le clergé constitutionnel que sera consacrée la prochaine partie. 

(A suivre)

Peregrinus
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(1) Sept évêques d’Ancien Régime ont accepté le serment, mais l’on ne compte parmi eux que quatre évêques titulaires : Loménie de Brienne, cardinal-archevêque de Sens, Talleyrand, évêque d’Autun, Lafont de Savines, évêque de Viviers, et Jarente d’Orgeval, évêque d’Orléans. 
(2) Il faut noter d’ailleurs que la mise en place de la hiérarchie constitutionnelle ne s’est pas effectuée sans mal. « Nous jurons, mais nous ne sacrons pas » : telle est par exemple la position de Mgr de Jarente, imité par le cardinal de Brienne. Sacrer des évêques auxquels le pape n’avait pas donné l’institution canonique n’allait pas de soi, même pour ces deux prélats qui avaient accepté le serment. Les premiers sacres sont donc célébrés par Gobel, évêque in partibus de Lydda, élu au siège métropolitain de Paris, et par Talleyrand, qui avait alors déjà annoncé son intention de renoncer à toute fonction ecclésiastique. Au-delà du problème des sacres, les dispositions de la Constitution civile du clergé prévoyant l’institution du nouvel évêque par le métropolitain n’ont pas même pu être respectées lors de l’établissement au printemps 1791 de la nouvelle hiérarchie constitutionnelle.
(3) « Vous ne pouviez pas imprimer un plus grand déshonneur à la pourpre romaine qu’en prêtant le serment civique et en l’exécutant, soit par la destruction de l’ancien et vénérable Chapitre de votre Eglise, soit par l’usurpation d’un diocèse étranger » (Bref du 23 février 1791, cité par Joseph Perrin, Le cardinal de Loménie de Brienne. Ses dernières années – Episodes de la Révolution, Imprimerie de Paul Duchemin, Sens, 1896, p. 61).
(4) Archives Nationales, D/XXIXbis/25, Extrait du registre de délibérations du Chapitre de l’église cathédrale de Saint-Brieuc, 9 novembre 1790. Par commodité, orthographe et ponctuation ont été modernisées dans cette citation. 
(5) Voir l’article « Si tu connaissais le don de Dieu ! », du blogue Catholique réfractaire, 4 juillet 2012. On a vu dans les parties précédentes que M. l’abbé Pivert s’est aussi livré à ce type d’analogies. Une telle comparaison apparaît également en filigrane dans plusieurs articles publiés récemment par le blogue Reconquista, lié à la mouvance « résistante » : ainsi un article du 21 juin 2017 désigne-t-il à deux reprises les « résistants » comme les « prêtres et les fidèles réfractaires », tandis qu’un article du 23 juin suivant (« Il nous faut des prêtres fidèles et résistants ! ») choisit pour illustration une représentation du XIXe siècle de la célébration d’une messe « en chambre » par un prêtre insermenté. 
(6) On y reviendra, le Petit Eudiste de mars 2017 recourt quant à lui à une grille d’équivalences légèrement différente.