27 mai 2004

"Le combat pour la Tradition... inclut nécessairement la critique des erreurs" - Entretien exclusif avec Mgr Fellay - 27 mai 2004
Mgr Fellay répond aux questions de DICI au sujet du document qu’il a remis à tous les cardinaux.
DICI : Monseigneur, en adressant ce document sur l’œcuménisme à tous les cardinaux, quelle est votre intention ?
Mgr Fellay : Le combat pour la Tradition que nous menons à la suite de Mgr Lefebvre depuis maintenant plus de 30 ans inclut nécessairement la critique des erreurs qui sont à l’origine de la crise actuelle. Ce travail de critique théologique avait été entrepris par notre fondateur lui-même, et n’a jamais fait défaut ; il est peut-être même plus nécessaire aujourd’hui où l’on voit ces erreurs produire de plus en plus de fruits empoisonnés. C’est dans cette optique qu’ont été menés les travaux du 2ème Symposium de théologie de Paris, en octobre 2003, du 6ème congrès théologique de SI SI NO NO à Rome, en janvier dernier ; tout comme l’ouvrage sur Le problème de la réforme liturgique, et tant d’autres articles parus dans nos revues et bulletins.
C’est dans cette ligne que s’inscrit la dénonciation de l’œcuménisme que nous avons fait parvenir à tous les cardinaux. Comme je l’ai écrit dans la dernière Lettre aux amis et bienfaiteurs, cet œcuménisme connaît, sous l’influence du cardinal Kasper, un développement qui s’approche de l’emballement. Et, il faut l’avouer, ces avancées œcuméniques se trouvent confortées par les documents signés du pape.
DICI : La publication de ce document était-elle opportune au moment où l’on parlait d’accords possibles entre Rome et Ecône ?
Mgr Fellay : Il est vrai que, depuis l’an 2000, sous l’impulsion du cardinal Hoyos, un changement d’attitude s’est manifesté du côté de Rome vis-à-vis de la Tradition. Mais parlons franchement : il s’agit d’un changement d’attitude pratique, rendu manifeste par des entrevues et des échanges de courriers ; mais il faut constater que cela n’a modifié en rien le déferlement des erreurs post-conciliaires. Et, de fait, les discussions avec Rome sont au point mort, depuis le refus pur et simple opposé à notre demande de liberté pour la messe traditionnelle, liberté que nous considérons comme le préalable indispensable à toute discussion
Ce n’est pas un “bricolage canonique” qui pourra remettre de l’ordre dans l’Eglise. Et nous voulons rappeler par ce document la nécessité d’un débat sur le fond. C’est pourquoi, loin d’être inopportune, notre démarche auprès des cardinaux entend rappeler opportunément que ce débat est doctrinal.
DICI : Ne pensez-vous pas qu’il y a urgence tout de même à essayer de vous entendre avec ce pape, car vous ne savez pas ce que vous réservera son successeur ?
Mgr Fellay : Il est vrai que pour le Saint-Père le jour du jugement approche, et qu’il devra présenter le bilan de son pontificat. C’est faire œuvre de charité que d’essayer de l’aider à apprécier ces 25 années sous le regard de Dieu. Car le fait est là, patent : Jean-Paul II, en fin de pontificat, constate lui-même l’état d’apostasie silencieuse où se trouve l’Europe, et nous nous efforçons de montrer, appuyés sur la doctrine traditionnelle, que cette situation est causée par 25 ans d’oecuménisme.
Bien sûr, nous sommes certains que le retour de l’Eglise à sa Tradition ne se fera que sous l’autorité du Vicaire du Christ. Mais quand ? nous ne le savons pas. La seule chose dont nous sommes assurés, c’est que l’Eglise a les promesses de la vie éternelle.
DICI : Malgré tout, n’est-ce pas là le signe d’un durcissement de la part de la Fraternité ? Peut-être même la volonté de rompre toute discussion avec Rome ?
Mgr Fellay : Au contraire. Nous souhaitons cette discussion, mais encore une fois sur le plan doctrinal. Il est impossible d’envisager un débat sérieux en faisant l’impasse sur les questions de fond. Ne serait-ce que pour bien définir les mots que nous employons, et être certains que nous nous entendons, au-delà des mots, sur les mêmes réalités.
Nous ne voulons pas de ce «consensus différencié», dans le cadre de «l’unité dans la pluriformité» au nom de laquelle le cardinal Kasper mène ses discussions avec les protestants. Ces expressions ambiguës, ces véritables contradictions dans les termes montrent à l’évidence que l’œcuménisme conciliaire fait fi des exigences doctrinales, et plus simplement encore des exigences de la logique. Que diriez-vous d’un accord fondé sur la reconnaissance d’un «consensus différencié», ou de «différences consensuelles» ?
DICI : Le ton de ce document peut paraître sévère.
Mgr Fellay : Il est certainement austère car les problèmes théologiques posés par l’oecuménisme nécessitent un exposé très rigoureux, sans approximations. Mais la lettre qui accompagne ce document indique bien le sens de notre démarche : c’est un appel respectueux au pape et aux cardinaux pour qu’ils rendent à l’Eglise sa Tradition, contestée voire combattue depuis Vatican II.
DICI : Pensez-vous vraiment que le solution à la crise présente soit d’ordre purement doctrinal ? Excluez-vous a priori une approche plus diplomatique, plus pragmatique ?
Mgr Fellay : A mon sens, c’est être pragmatique, en tout cas réaliste et efficace, que de vouloir donner à une discussion de solides bases, et ces bases, qu’on le veuille ou non, sont doctrinales. Pragmatisme n’est pas synonyme de “politique de l’autruche”, cette cécité volontaire sur les questions de fond ne peut déboucher que sur un “dialogue de sourds», voire un “marché de dupes”.
Les mêmes réalités dramatiques s’imposent à tous, au pape comme à nous. Nous sommes dans un état d’apostasie silencieuse, dont il faut sortir par un recours à la Tradition de l’Eglise. La réponse à l’apostasie silencieuse doit se faire entendre d’une voix forte et claire. Devant l’ampleur du mal, on ne peut se contenter de demi-mesures inefficaces et, en définitive, complices du mal qu’elles calment sans jamais vouloir l’éradiquer.

15 mai 2004

[Abbé Franck Quoëx - Le Baptistère] A propos du Missel de 1962

SOURCE - Abbé Franck Quoëx - Le Baptistère - avril/mai 2004

Comme déjà il l’avait fait en 1984 lors de la concession du premier indult, le Saint-Siège, en reconnaissant dans le Motu Proprio Ecclesia Dei le légitime désir de « tous ceux qui se sentent liés à la tradition liturgique latine », a renvoyé pour l’application des dispositions pratiques à une norme rituelle précise: le missel romain selon l’édition typique de 1962.

Il n’y avait là rien qui pût choquer les plus exigeants d’entre les traditionalistes - à moins qu’ils ne remissent en cause la légitimité de la réforme du bienheureux Jean XXIII. Cette réforme, commencée à la fin du pontificat de Pie XII, avait été l’œuvre de la Sacrée Congrégation des Rites, laquelle avait ainsi offert, avant l’ouverture du concile Vatican II, un travail de révision des rubriques et du calendrier. Le libre usage du missel et des livres liturgiques de 1962, tel était bien ce que réclamaient du Saint-Siège en matière liturgique Monseigneur Lefebvre et ses partisans. Pourquoi estimait-on (estime depuis lors approuvée par l’autorité romaine) devoir s’en tenir aux usages liturgiques de 1962 ? Sans doute était-ce parce que cette date constituait le terme au delà duquel il n’est de fait aucune célébration liturgique qui ne soit influencée de quelque manière par les considérations et autres décisions conciliaires en la matière. Ainsi, s’en tenir à 1962, c’était en quelque sorte reconnaître que cette dernière réforme s’inscrivait dans la continuité de ces réformes homogènes que les papes n’avaient pas laissé de promouvoir au cours des siècles - quoiqu’à un rythme plus soutenu depuis l’aube du XXe siècle. Au regard de ces réformes traditionnelles, qui prennent place dans une histoire dont on peut souligner aisément les articulations organiques, les changements successifs, advenus soit lors du concile Vatican II soit peu après, apparaissent davantage comme des mutations, des coups d’essai, voire des ruptures. Dans un tel contexte historique, dont on peut faire aisément et objectivement l’analyse, s’en tenir à 1962, c’est demeurer sur le seuil, qu’on se gardera bien de franchir, de toute une série de transformations qui depuis lors ont fait leurs preuves…

Par rapport à ce qui devait advenir trois, cinq, et surtout sept ans plus tard, la réforme de 1962, date depuis lors devenue « mythique », s’insère donc dans une histoire rituelle millénaire. Du fait de cette relation historique, les livres liturgiques en question constituent, dans l’ordre sacral qu’ils embrassent, un rempart contre ce que nous croyons contestable dans l’évolution de la pensée et de la culture occidentales depuis plus de deux siècles. Qui niera en effet que la mentalité moderne, ou tout au moins le syndrome des « années soixante », n’ait eu quelque influence sur le processus d’aggiornamento conciliaire, et n’ait affecté depuis lors la vie de la liturgie ? Cependant, les assauts répétés des dernières réformes ont fortifié à l’infini le goût de ceux que ces réformes indisposent : goût, devenu rare et savoureux, et littéralement contre-révolutionnaire, pour ce qui est durable, pour ces nobles monuments liturgiques, naguère édifiés dans des sanctuaires de marbre et d’or où le temps des hommes embrassait déjà l’éternité du Royaume, où l’autel de la terre ne faisait qu’un avec celui du sacrifice céleste.

Des raisons supérieures, sanctionnées et protégées de fait par la Providence, président donc à notre attachement aux rites traditionnels de la célébration eucharistique. D’aucuns pourraient nous faire grief d’un tel attachement, et donner ici la preuve d’une ironie trop facile. Ainsi, agacés par notre obstination, nous diront-ils: vous voulez donc que toute vie liturgique s’arrête en 1962, et qu’au-delà de cette date révérée (quoique par défaut) il n’y ait rien qui fasse honneur aux principes sacrés dont vous vous réclamez ? Cependant, rien n’est plus faux : nous nous voulons certes traditionnels, entés sur une tradition qui continue de vivre, et sans complaisance pour un fixisme sclérosé et névropathe dont nos objecteurs voudraient tant que nous fussions les victimes. Mais nous constatons - oseront-ils le nier ? - qu’après 1962, l’histoire de la liturgie romaine, spécialement en ce qui regarde le sacrifice eucharistique, est entrée dans une nouvelle phase, temps nouveaux dont les séquences étaient jusqu’alors inconnues - à moins qu’on ne veuille les rapprocher des expériences cultuelles tentées à Pistoie, voire même à Wittenberg, Genève et Canterbury… Les faits sont là, qui nous obligent pour l’instant à conserver fidèlement la dernière réforme qui ne heurte pas notre conscience liturgique.

Ce n’est pas toutefois que la réforme de 1962 soit à nos yeux parfaite et destinée à n’être jamais retouchée. En liturgie d’ici-bas, là où il est accordé aux hommes graciés de communier au Mystère de Dieu, aucun cadre rituel ne saurait représenter de manière vraiment adéquate les insondables richesses de ce Tout qui est célébré. De la même manière, aucune définition doctrinale ne peut pleinement embrasser la profondeur des divines vérités. Sous la conduite du Saint-Esprit, c’est toujours l’intelligence humaine créée, et de ce fait circonscrite et bornée, qui s’approche des mystères ineffables. Dans le champ cultuel tout autant que dogmatique, cette démarche s’accomplit sur les voies que les siècles de foi ont tracées et empruntées. Elle doit être calquée sur le long cheminement de nos pères, à travers les sentiers divers et convergents de l’histoire des rites et des dogmes, vers le mystère de Dieu, voilé et promis sur terre, mais contemplé face à face dans la Patrie. C’est dire l’importance de la notion de tradition en liturgie, et de tradition ininterrompue, de telle sorte que lorsqu’on s’en éloigne - souvent sur le prétexte de paléo-traditions invérifiables, et par définition interrompues - on tombe de ce qui est accompli, solide et vivant à ce qui, mal constitué, s’avère artificiel et mouvant. Pour éviter cet écueil, nous nous en tenons, encore une fois, à la dernière réforme qui maintienne ce cheminement liturgique, doctrinal et spirituel qui parcourt l’histoire de la chrétienté latine et occidentale.

Certes, si on la mesure à l’aune de l’étude des sources de la liturgie romaine, et plus encore des réalités pastorales modernes et contemporaines, la réforme de 1962 pourra sembler d’une trop grande prudence et être qualifiée de conservatrice. D’aucuns regretteront qu’elle n’ait pas davantage autorisé l’usage de la langue vernaculaire (avec de nobles traductions et des directives précises s’entend); qu’on n’ait pas fait preuve de la même énergie que saint Pie V dans l’amendement du calendrier universel; que la « déprivatisation », ou « dédoublage » de la messe solennelle n’ait regardé que les lectures des ministres et non les chants de la schola cantorum; qu’on ait laissé telle quelle, avec les inconséquences rubricales qu’on lui connaît, la réforme (tant vantée) de la Semaine Sainte sous Pie XII; etc.

Si de tels regrets ne sont pas sans fondements, la réforme de 1962 offre en contrepartie, ô combien appréciable, un ordo missae intact, en pleine harmonie avec l’histoire de la messe romaine, sans les simplifications cérémonielles des réformes immédiatement successives, où perce un certain esprit démocratique; sans surtout le démantèlement de la structure cérémonielle de la célébration de type presbytéral par le truchement d’un « siège de présidence », véhicule d’une conception épiscopalisante du sacerdoce de second ordre… Ordo missae intact disons-nous, où, entre autres, est maintenu l’usage authentiquement romain, attesté par une lettre de saint Grégoire le Grand à Jean de Syracuse, du chant du Pater noster par le seul prêtre, à la différence de l’usage grec - usage tout aussi vénérable, mais étranger à notre tradition latine. C’est au même saint Grégoire que nous devrions encore le nombre limité des préfaces du missel romain qui, outre le fait d’être en surnombre par rapport à l’unique préface byzantine, se caractérisent par leur concise limpidité et leur précise richesse de concepts. Au VIIe siècle, ces éléments précieux, désormais objets de l’admiration des linguistes, durent sans doute présider à l’évacuation de textes plus nombreux qui sentaient les querelles d’école et le panégyrique, ou tout simplement la médiocrité. Il serait donc aujourd’hui mal venu, surtout après avoir été abreuvés à satiété des critiques du Mouvement liturgique contre les compositions médiévales phagocytant notre ordo romano-franc, de devoir faire nos délices des préfaces modernes et surabondantes composées dans le genre Gaudium et spes! Cette remarque vaut aussi pour nombre d’oraisons en néo-latin de fêtes récentes que nous devrions intégrer, nous presse-t-on, dans un calendrier déjà saturé !

Loin de nous l’idée d’exclure toute réforme du missel de 1962, mais nous souhaitons et demandons que tout ce qui devra être accompli le soit dans le respect non du missel de 1962 en soi, mais plutôt de l’identité, de l’histoire et du génie propre au rite romain auquel nous sommes attachés et que respecte précisément ce missel. Qu’on ne s’y trompe pas: ce n’est pas qu’il faille que les seuls historiens du culte contribuent aux réformes et restaurations à venir, mais plutôt que l’histoire serve de guide et de conseil aux liturgistes, théologiens et pasteurs de l’Église. En effet, les sages leçons qu’elle ne laisse pas de prodiguer, tel le constat d’échec de la révolution liturgique, pourront seconder ce grand œuvre de retour au sacré que les autorités de l’Église vont devoir entreprendre.
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Extrait du Baptistère n°6-7 - Avril - Mai 2004 - Le Baptistère

10 mai 2004

[Aletheia n°57] Les "amis" d'Alain de Benoist

Aletheia n°57 - 9 mai 2004
LES “ AMIS ” d’ALAIN DE BENOIST
Dans le monde universitaire, se perpétue la tradition du volume d ’ “ Hommages ” offert à un professeur par ses confrères et, parfois, par d’anciens élèves devenus ses disciples ou ses continuateurs. Il peut s’agir de textes au ton un peu personnel, mais, le plus souvent, il s’agit de doctes études en rapport avec le ou les domaines de prédilection du professeur à qui l’on rend hommage.
Alain de Benoist, qui n’a pas enseigné en université, a eu et a des disciples, et il a de nombreux amis qui, pour certains, ont été fortement influencés par ses idées. À l’occasion de ses 60 ans – le 11 décembre 2003 –, lui a été offert un Liber amicorum qui vient d’être publié (dans un tirage limité à 600 exemplaires) [1].  Sur les cinquante-six contributions qui composent ce volume, à peu près un tiers émane d’universitaires ou d’auteurs étrangers (dont près d’une dizaine d’Italiens). Parmi les contributions d’ “ amis ” français, une grande diversité : depuis les compagnons des premiers engagements, ceux du combat pour l’Algérie Française et la Rhodésie blanche (“ terre des lions fidèles ”), jusqu’aux jeunes disciples des années 90 et aux amis qui ne sont pas des disciples.
Mais qu’il s’agisse des contributions étrangères ou des contributions françaises, il s’agit plus d’une gerbe d’hommages (voire de dithyrambes) et de souvenirs que d’un recueil d’études.
On comprend l’emphase avec laquelle le jeune Adrien de Benoist (22 ans) parle de son père, “ l’homme de la montagne ” (p. 18). En revanche, on pourra estimer hyperboliques les louanges tressées par certains amis d’Alain de Benoist : “ je n’ai jamais pris en défaut ton jugement sur les hommes et leurs caractères ” écrit Charles Champetier (p. 51). “ Je ne connais pas de meilleur analyste politique que lui ” écrit Pierre Vial, universitaire et animateur du groupuscule “ païen ” Terre et Peuple (p. 257). Il se meut, estime encore Jean-Marcel Zagamé, “ à travers toutes les disciplines du génie humain avec la facilité et la pertinence des spécialistes de chacune d’entre elles : philosophie, littérature, sociologie, économie, droit, histoire, biologie, physique, architecture, musique… ” (p. 260).
Tout ce qui est excessif…
On sera davantage d’accord avec Brigitte Bel, qui, en renvoyant à une photographie d’Alain de Benoist parue dans Eléments en mai 2001 (on la trouve page 25 du numéro), voit dans son regard “ le désespoir surmonté et la joyeuse abnégation ” (p. 17).
Parfois, il faut savoir lire entre les lignes. Quand, par exemple, l’abbé de Tanoüarn, une des plumes les plus vives et un des esprits les plus agiles de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, apporte sa pierre à ce Liber amicorum, il fait allusion à la “ part du diable ”, et aux “ itinéraires paroxystiques ”  (p. 234) d’Alain de Benoist. Il n’illustre pas ses allusions, mais il écrit : “ quant à moi, dans cette part-là, je retrouve la grande ombre de ce saint Paul que vous n’aimez pas, mais qui a averti l’humanité de l’étrange bal que menait Eros, invinciblement attiré par Thanatos, cette mort qui est son destin…En ce point, je crois, notre discord n’est pas réductible. Vous ne voulez pas croire à la fatalité gratuite du Bien, qui est le fond du christianisme, mais vous voulez croire à la possibilité de l’innocence, vous entretenez la pensée de l’éternel retour et de sa miraculeuse ingénuité. Quant à moi, je récuse toute innocence, comme orgueilleuse et trompeuse, mais je crois à la fatalité du Bien : je sais que – par grâce – la lumière est au bout du chemin et non dans quelque clairière de l’être où il nous faudrait batifoler pour tenter d’avoir l’air ” (p. 234).
Faut-il relier cette “ leçon ” aux confidences que fait Gabriel Matzneff sur une des passions communes qui le relient à Alain de Benoist (p. 176-177) et à la soif de “ possession ” dont témoigne Jean-Marcel Zagamé (p. 260) ? Aux lecteurs d’en juger…
Parmi les quelques rares hommages catholiques de ce recueil de cinquante-six textes, on relèvera ce jugement de l’abbé Guillaume de Tanoüarn, à nouveau :
la morale que vous défendez ressemble sans conteste à une des plus célèbres expressions de la morale chrétienne, celle de saint Thomas. Contre les principes universels, contre l’idéalisme vide et parfois néanmoins mortel, contre l’utilitarisme, contre le subjectivisme, contre cet individualisme sublimé qui se réclame sans cesse d’un combat pour les valeurs et que l’on nomme “ personnalisme ”, vous prônez un aristocratisme tempéré et vous en appelez à une morale des vertus. Vous chantez la nature, où vous voyez le véritable règne des fins, une invitation à l’excellence qui s’adresse à la forme humaine dans sa consistance hylique. Je n’ai pas rêvé lorsque j’ai lu ces formules de feu, qui concluent votre “ Petite Morale ”. Vous y invitez vos lecteurs à “ une autre approche, qui ne consisterait ni à poser la nature humaine comme antagoniste de la liberté [comme le fit Kant, le grand castrateur], ni à prôner un ”un retour à la nature” comme paradigme perdu [ainsi que le font trop légèrement les défenseurs à tous crins d’un droit naturel laïc et comme le firent in illo tempore les déistes de tout pelage], mais à voir dans la nature (phusis) l’espace où s’inscrit naturellement la possibilité pour l’homme de se donner la dimension de profondeur – l’excellence – qui correspond à son essence et à sa fin ” (Critiques-Théoriques, p. 557). J’ai bien noté que vous parlez d’une essence humaine, je souligne que vous assignez volontiers à l’homme l’espace (ou la profondeur) d’une “ nature ” pour s’épanouir et que, dans cet espace qui est son réel à lui, vous l’invitez à l’excellence (en grec arété : la vertu). Mais c’est tout le substrat philosophique de la Somme théologique, cela ! Et peu importe finalement que ce soit ce Germain de Heidegger qui ait remis à la mode la phusis si, quant à vous, vous la voyez cette phusis, non pas dans le brouillard de la grande forêt primitive, mais plutôt comme un réel principe régulateur, disponible ici et maintenant ! Plût au Ciel qu’un théologien, qu’un clerc catholique ait le courage de parler ainsi, conformément à sa Tradition ! .
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La crise sous Pie XII
. Bulletin de la Société française d’histoire des idées et d’histoire religieuse, n° 13, 2003 (82230 Verlhac-Tescou), 8,50 euros.
Après quelques années d’interruption, le Bulletin, fondé et dirigé par le Professeur Jean de Viguerie, paraît à nouveau. Ce numéro, d’une quarantaine de pages, est tout entier consacré à un article de Jean de Viguerie : “ La crise de l’Eglise en France dans les années 1950 et 1951 ”.
Cette étude se fonde principalement sur des documents inédits : les lettres adressées par Mgr Lusseau et le chanoine Catta, de 1950 à 1955, au P. Mura, un religieux de Saint-Vincent-de-Paul résidant à Rome. Ces deux ecclésiastiques, alors tous deux professeurs à l’Institut Catholique d’Angers, sont parmi deux des représentants éminents du catholicisme intransigeant des années d’avant le concile Vatican II.
De la même manière que la crise de l’Eglise n’a pas commencé, en France singulièrement, avec le concile Vatican II, la résistance à cette crise n’a pas commencé avec Mgr Lefebvre. Dans une lettre écrite le 28 février 1950, Mgr Lusseau établit, à la suite de son ami le P. Le Floch, ancien supérieur du Séminaire français à Rome, une liste des “ principaux points de doctrine ” remis en cause par certains théologiens, auteurs et professeurs ecclésiastiques de cette époque :
1 – la doctrine catholique du péché originel, que la thèse trop souvent prônée du polygénisme dénature,
2 – la doctrine du surnaturel qui perd ses caractéristiques essentielles, du fait que des thèses renouvelant le nominalisme du XIVe siècle, en viennent à refuser toute fixité objective à la nature humaine, et ne semblent l’ouvrir qu’à des perfectionnements complémentaires dans son ordre,
3 – la présence réelle eucharistique qui ne serait plus, selon certaines feuilles du P. de Montcheuil (décédé), qu’un symbolisme efficace de l’activité du Christ dans le monde,
4 – la valeur des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, qui ne reposeraient que sur une philosophie “ dépassée et périmée ”, impuissante à convaincre l’intelligence moderne. Et comme les preuves dites nouvelles ne démontrent pas rigoureusement cette existence, il s’ensuit que l’attitude religieuse n’est qu’une option et non une obligation…
5 – la stabilité du dogme, dont les formules sont relatives aux temps et aux lieux, la foi n’étant qu’un accident dans l’évolution des religions.
Les lettres citées et publiées par Jean de Viguerie sont un intéressant témoignage. Comme il le dit justement : “ C’est la crise dans la réalité. Beaucoup mieux que des extraits de presse et les livres, il permet de saisir sur le vif l’influence des idées nouvelles et la transformation des manières de penser et d’agir. ”
Mais le Professeur de Viguerie nous paraît très sévère pour Pie XII. L’encyclique Humani generis, promulguée en août 1950, n’a pas simplement condamné “ l’évolutionnisme teilhardien ”. Si on considère les “ opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique ” que Pie XII condamne dans son encyclique, on retrouve presque tout ce que Mgr Lusseau avait relevé dans sa liste quelques mois plus tôt.
Pareillement, quand Jean de Viguerie reproche à Pie XII d’avoir accueilli favorablement Jean Guitton et d’avoir fait l’éloge de son mauvais livre sur la Vierge Marie, il méconnaît la réalité de cette histoire[2]. Jean Guitton, en fait, a échappé à une mise à l’Index de son livre grâce à la protection de Mgr Montini (le futur Paul VI). Mais, après un article critique de Mgr Pizzardo dans L’Osservatore romano et sur injonction du Saint-Office, Jean Guitton devra corriger son livre et publier une nouvelle édition révisée. Ce sont deux articles de la Revue  des Cercles d’études d’Angers, en juillet et décembre 1950, qui avaient donné l’alarme.
L’encyclique Humani generis (et les sanctions qui frappèrent ensuite plusieurs théologiens français) comme l’affaire Jean Guitton montrent que le courant intransigeant français avait encore, dans ces années 50, une certaine influence à Rome.
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Les “ faux monothéismes ”
. Enrico Maria Radaelli, Il Mistero della Sinagoga bendata, Milan, Effedieffe Edizioni, décembre 2002, XXIX + 409 pages, 30 euros.
En 2000, le Professeur Radaelli publiait en édition pro manuscrito un essai suggestif qui, depuis, a été repris, considérablement augmenté et publié chez un grand éditeur catholique italien.
Le titre fait référence à l’image, bien connue, de la femme aux yeux bandés qui représente les Juifs aveuglés par leur incrédulité. Pour Radaelli, cette image devient celle de l’Eglise d’aujourd’hui qui, en certains de ses représentants les plus éminents, s’aveugle sur la nature même de la foi catholique en prônant un œcuménisme mortel.
À l’encontre des démonstrations qui voient le monothéisme comme un point de rapprochement entre les trois religions monothéistes (Juifs, Chrétiens et Musulmans), Radaelli met en lumière la séparation radicale que constitue la doctrine chrétienne sur Dieu. Le monothéisme chrétien est unique parce qu’il est trinitaire (l’auteur utilise même le néologisme, contestable, de trinitarietà).
Sont passés au crible de cette critique trinitaire de nombreux ouvrages et déclarations de théologiens et de différents cardinaux (Etchegaray, Cassidy, Martini et même Ratzinger). Jean-Paul II, lui aussi, est soumis à cette critique. Non seulement à propos des rencontres interreligieuses d’Assise mais aussi à propos de sa visite à Jérusalem. Visite au cours de laquelle – l’image a fait le tour du monde –, Jean-Paul II a répété le geste que font tous les Juifs pieux du monde qui viennent à Jérusalem : il a glissé dans une fissure du Mur des Lamentations (les vestiges de l’ancien Temple de Jérusalem) un papier contenant une prière. Le professeur Radaelli demande : “ Comment pourrons-nous encore reprocher aux Juifs de ne pas croire au Nouveau Temple qu’est le Christ, si véritablement nous courons pour prier dans leur temple, mort, vide et désormais seulement idolâtrique ”.
E.M. Radaelli reprend et développe la doctrine de la “ substitution ”, abandonnée par les théologiens. Doctrine qui affirme que l’Eglise constitue le nouvel Israël et qui conteste qu’il existe deux peuples de Dieu. L’Eglise seule bénéficie des dons de Dieu en remplacement d’Israël qui n’est plus le “ peuple élu ” depuis qu’il a refusé de reconnaître le Messie et sa divinité.
Ce gros livre constitue une des critiques les plus argumentées parues en Italie contre certains aspects du dialogue interreligieux lancé par l’Eglise depuis Vatican II. Il n’est pas sans signification qu’il soit publié avec une préface de Mgr Livi, doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Pontificale du Latran (et, aussi, membre de l’Opus Dei). Il a également été recensé favorablement par diverses revues éditées au Vatican (Divinitas, notamment).
C’est un des signes qu’il n’y a pas, sur le sujet du dialogue interreligieux, une voix univoque au Vatican.
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[1] Liber Amicorum Alain de Benoist, 298 pages, 28 euros (port gratuit), disponible auprès de l’association “ Les Amis d’Alain de Benoist ”, 48 boulevard de la Bastille, 75012 Paris, qui gère aussi un site électronique : alaindebenoist.com . Le Liber Amicorum se termine par une “ Bibliographie d’Alain de Benoist ” (p. 264-296), visiblement établie par Alain de Benoist lui-même.
[2] Cf. Yves Chiron, Paul VI, le pape écartelé, Perrin, 1993, p. 137-138.

5 mai 2004

Entretien avec le cardinal Dario Castrillon Hoyos, préfet de la Congrégation pour le Clergé et Président de la Commission Pontificale "Ecclesia Dei"
Rome, le 5 mai 2004
D. Éminence, un an après la célébration à Sainte Marie Majeure de la Messe dans le Rite de Saint Pie V, quelles ont été les réactions que vous avez reçues de la part du monde dit "traditionaliste"?
Je crois que cela a été vraiment providentiel : qu’en l'année du Rosaire, dans le cadre du vingt-cinquième anniversaire de Souverain Pontificat de Jean Paul II, les fidèles liés aux formes liturgiques et disciplinaires précédentes de la Tradition latine aient également pu exprimer leur proximité spirituelle au Saint-Père par l'acte le plus important qui soit, le Sacrifice Eucharistique, précédé de la récitation du Chapelet; et tout ceci, en la fête de Sainte Marie Auxiliatrice, dans la Basilique Mère de toutes les Eglises dédiées à la Vierge Marie, et où repose le corps de Saint Pie V.
Parmi tant d'expressions de reconnaissance, de nombreux fidèles ont insisté sur l’émotion causée par ce nouveau geste de sollicitude pastorale envers ceux qui, sans nier la validité de la réforme liturgique actuelle, se reconnaissent cependant dans la célébration du Saint Sacrifice selon le Missel Romain de l'édition typique de 1962.
En outre, cette célébration a rassuré de nombreux fidèles sur le fait que le vénérable Rite de Saint Pie V bénéficie bien, dans l'Eglise catholique de Rite Latin, d'un "droit de cité", comme je l'ai dit dans l'homélie. Ce Rite n'est pas éteint, il n’y a pas de doutes en la matière. L’événement de Sainte Marie Majeure a contribué à dissiper ce doute, là où une sorte de désinformation aurait pu l’entretenir.
Je tiens à préciser cependant que l’unique motif de cette célébration tient à une demande qui m’a été adressée légitimement, en tant que Président de la Commission Pontificale Ecclesia Dei, de la part de différents groupes de fidèles, qui voulaient exprimer ainsi leur proximité au Saint-Père ; n'oublions pas que le Pape aussi a autorisé la célébration privée de la Messe de Saint Pie V dans la chapelle hongroise de la Basilique Vaticane, pour les prêtres qui le demandent et qui sont munis d’une permission régulière.
D. Vous, Éminence, en quel Rite célébrez-vous  la Messe d’habitude?
R. Dans le Rite dans lequel elle est célébrée en toute l'Eglise catholique latine, c'est-à-dire selon le Novus Ordo. En célébrant la Messe selon le Rite approuvé par Paul VI, je dois dire que je trouve une richesse d'amour et de dévotion qui, personnellement, me satisfont aussi. De plus, j’apprécie que les plus simples puissent profiter dans leur langue de la profondeur sacrée du Rite.
Mais cela ne m’empêche pas de conserver un grand amour également pour la Messe selon le Rite de S. Pie V : c’est la Messe de mon ordination sacerdotale et de mes premières années de sacerdoce.
D. Pourriez-vous nous dire, Éminence, comment le Saint-Père considère le mouvement des fidèles liés à la Tradition?
R. Je voudrais rappeler que Paul VI lui-même avait déjà permis que des prêtres, en certaines situations, puissent continuer à célébrer comme avant la réforme liturgique; ensuite en 1984, la Congrégation pour le Culte Divin, avec la lettre "Quattuor abhinc annos", a autorisé sous quelques conditions la célébration de ce Rite, et, finalement, le même Souverain Pontife régnant, en 1988, avec le Motu proprio "Ecclesia Dei", a recommandé ce qui suit: "il faudra respecter en tous lieux le désir de tous ceux qui se sentent liés à la tradition liturgique latine, par une application large et généreuse des directives déjà publiées depuis longtemps par le Siège Apostolique, concernant l'usage du Missel Romain selon l'édition typique de 1962", (MP "Ecclesia Dei", 2.7.1988, n. 6). On ne peut oublier non plus que le Rite dit de S. Pie V est le Rite ordinaire accordé le 18 janvier 2002, par décision de Sa Sainteté, à l'Administration Apostolique personnelle S. Jean Marie Vianney de Campos (Brésil). Tout ceci fait voir clairement que ce Rite, par concession du Saint-Père, a plein droit de cité dans l'Eglise, sans que cela veuille diminuer la validité du Rite approuvé par Paul VI et actuellement en vigueur dans l'Eglise latine.
Je pense que les signes répétés de proximité que le Saint-Père a donné aux fidèles liés à la Tradition témoignent largement de l'affection de Sa Sainteté pour cette portion du Peuple de Dieu que l’on ne peut absolument pas négliger ni encore moins ignorer; ces fidèles, en pleine communion avec le Siège Apostolique, s'efforcent, même si c’est à travers de nombreuses difficultés, de maintenir vivantes la ferveur de la foi catholique et la dévotion, à travers l'expression d'un attachement particulier aux formes liturgiques et dévotionnelles de l'ancienne Tradition, dans lesquelles ils se reconnaissent davantage.
Il me semble en effet que l'adhésion de ces fidèles à l'ancien Rite veut exprimer légitimement une perception religieuse, liturgique et spirituelle, particulièrement liée à la Tradition ancienne : quand cela est vécu en communion avec l'Eglise, c’est un enrichissement.
Je n'aime pas, en effet, les conceptions qui veulent réduire le « phénomène » traditionaliste à la seule célébration du Rite ancien, comme s'il s'agissait d'un attachement nostalgique et obstiné au passé. Cela ne correspond pas à la réalité qui se vit à l'intérieur de ce vaste groupe de fidèles. En réalité, nous sommes ici souvent en présence d’une vision chrétienne de la vie de foi et de dévotion – partagée par beaucoup de familles catholiques, souvent riches de nombreux enfants – qui possède ses propres particularités ; cette vision comporte par exemple un fort sens d'appartenance au Corps mystique du Christ, un désir de maintenir solidement les liens avec le passé – que l’on veut considérer non en opposition au présent, mais dans la continuité de l'Eglise – pour conserver les plus forts points d’ancrage du christianisme, un désir profond de spiritualité et de sacralité, etc. L'amour pour le Seigneur et pour l'Eglise trouve ainsi, à l'intérieur de la vision chrétienne caractéristique de ces fidèles, son expression la plus haute dans l'adhésion aux anciennes formes liturgiques et dévotionnelles qui ont accompagné l'Eglise tout au long de son histoire.
Il est intéressant ensuite de remarquer comment on trouve au sein de cette réalité de nombreux jeunes, nés après le Concile Oecuménique Vatican II. Ils manifestent, je dirais, comme une "sympathie du coeur" pour une forme de célébration, et aussi de catéchèse, qui selon leur "perception" laisse une large place au climat de sacralité et de spiritualité qui justement conquiert aussi les jeunes d'aujourd'hui : on ne peut certainement pas les définir comme des "nostalgiques" ou un vestige du passé. Je voudrais rappeler, en outre, que ce vénérable Rite a formé pendant des siècles de nombreux saints, et il a modelé le visage de l'Eglise qui reconnaît encore aujourd'hui ses mérites, et l'indult Ecclesia Dei de Jean-Paul II en est la preuve.
Dans l'Eglise il y a une telle variété de dons mis à la disposition de consciences et de sensibilités différentes, avec leurs spécificités, qui trouvent leur place justement dans cette richesse abondante de la catholicité. On ne peut pas refuser qu’au sein d’une telle variété de dons et de sensibilités les fidèles dits "traditionalistes" soient aussi présents ; et il ne faut pas les traiter comme des "fidèles de seconde zone", mais il faut protéger leur droit de pouvoir exprimer la foi et la piété selon une sensibilité particulière, que le Saint-Père reconnaît comme tout à fait légitime. Il ne s'agit donc pas d'opposer deux sensibilités différentes comme si elles étaient antagonistes : celle qu’on dirait "traditionnelle" et celle qu’on appellerait "moderne"; il s'agit, par contre, de la liberté de confesser la même foi catholique, avec des insistances et des expressions légitimement diverses, dans un plein respect fraternel et réciproque.
D. Éminence, l'érection de l'Administration Apostolique Saint-Jean-Marie-Vianney de Campos, au Brésil, semble être une tentative réussie de conjuguer ces différentes sensibilités à l'intérieur de l'Eglise.
R. Certainement! Et puis nous devons reconnaître avant tout l'oeuvre de la Providence: qui aurait jamais imaginé, seulement deux ans avant le Grand Jubilé, que d'une situation irrégulière comme celle de Campos viendrait un signe d'espoir pour tout le monde traditionaliste, et une preuve concrète, parmi tant d’autres, que dans l'unique Eglise du Christ des sensibilités différentes peuvent coexister ?
En effet, la situation était plutôt compliquée: après le renoncement de S.E. Mgr Castro Mayer au gouvernement du Diocèse de Campos, l'association "Saint-Jean-Marie-Vianney" s’était progressivement formée - avec des prêtres, des formes de vie religieuse et des communautés de fidèles -, et elle était de fait une structure parallèle au Diocèse. C'était évidemment une situation grave, y compris à cause de l'ordination épiscopale reçue par Mgr Rangel qui était à leur tête; ordonné par les Évêques excommuniés de la Fraternité Saint Pie X, il encourait à son tour l'excommunication automatique ("latae sententiae"). Grâce à Dieu le groupe de Campos est sorti d'une situation qui pouvait porter à un état de schisme formel.
Là donc où il y avait un évêque avec des prêtres, des religieuses et des fidèles autonomes, par un acte d'humilité et de repentir, le même Mgr Rangel et ses prêtres, répondant à l'invitation du Saint-Père, ont considéré en conscience qu’il était de leur devoir de rentrer en pleine communion avec l'Eglise, en constatant que les conditions qu'ils estimaient être un "état de nécessité" n’existaient plus. Une situation complètement différente est donc née ainsi. Il faudrait vraiment rappeler la splendide Parole du Seigneur: « Voici que je fais toutes choses nouvelles ».
Mais je tiens à souligner que cela a été possible grâce à "un acte d'humilité et de repentir" de la part de l'Association sacerdotale "Saint Jean Marie Vianney", qui a reconnu qu'on ne pouvait pas mener une bataille au service de la Tradition sans le lien, affectif et effectif, avec le Vicaire du Christ et le Siège Apostolique.
L'histoire, en effet, peut-être plus que tout autre maître, enseigne que jamais quelqu’un n’a porté du fruit dans l'Eglise sans la bénédiction du Saint-Père.
Il faut marcher avec Pierre pour ne pas perdre le droit chemin. S.E. Liciño Rangel, avec toute la Communauté de Campos, a obtenu après la réconciliation un accord historique avec le Siège Apostolique, qui est maintenant en pleine lumière; tandis qu’auparavant je dirais qu'elle était comme dans l'ombre d'une situation irrégulière qui les faisait souffrir, eux comme nous.
Maintenant il n’y a plus "eux" d’un côté, "nous" de l’autre: il y a pleine unité! Car le climat de collaboration instauré entre l'administration Apostolique Saint-Jean-Marie-Vianney et le Diocèse local, et ce non seulement à Campos, mais aussi en d’autres Diocèses du Brésil, est vraiment positif. Il y a des Évêques qui demandent à l'Administrateur Apostolique de leur envoyer des prêtres pour assister dans leur Diocèse les fidèles liés à la Tradition ancienne. Dans un Diocèse, on a aussi demandé à ces prêtres d'assurer un temps de permanence de confessions à la Cathédrale du lieu.
L'actuel Administrateur Apostolique, S.E. Mgr Fernando Rifan est un infatigable lanceur de "ponts." Son témoignage personnel montre que cette collaboration avec les épiscopats locaux est vraiment possible, sans rien sacrifier de cette identité que le Saint-Père a reconnue légitime pour les catholiques liés aux formes liturgiques et disciplinaires précédentes de la Tradition latine. Et le fait que le Saint-Père ait accordé à cette Administration Apostolique le Rite de Saint Pie V comme Rite ordinaire montre une fois de plus que Sa Sainteté et le Siège Apostolique ont généreusement répondu aux demandes légitimes de ces prêtres et des fidèles de Campos.
D. Éminence, permettez-moi une question peut-être indiscrète. Après l'érection de l'Administration Apostolique de Campos, en de nombreux milieux traditionalistes est né l'espoir que ce qui avait été accordé aux fidèles Brésiliens serait, d'une façon ou d'une autre, accordé aussi aux fidèles traditionalistes du monde entier. Que pouvez-vous nous dire en la matière?
R. Ici faut avant tout distinguer la situation de Campos, qui est délimitée par un territoire spécifique, et la situation des autres fidèles qui jouissent de l'indult Ecclesia Dei répartis dans le monde entier. La solution trouvée pour Campos est une conséquence de leur situation locale spécifique.
Je peux dire que le Saint-Père, déjà avec l'indult Ecclesia Dei et la création de la Commission Pontificale du même nom, a voulu défendre les aspirations légitimes des fidèles attachés à la Liturgie ancienne ; c’est dans cette ligne que la Commission continue à travailler. Plus de quinze ans après ce Motu proprio - en considérant les nombreuses difficultés qui sont apparues entre ces fidèles et différents Évêques qui restent perplexes ou qui sont plutôt hésitants à accorder les permissions nécessaires -, une idée prends toujours plus corps, selon laquelle il est devenu nécessaire de rendre effective la concession de l'indult à une échelle plus vaste et davantage correspondante à la réalité; c'est-à-dire que l’on considère que les temps sont mûrs pour une nouvelle forme de garantie juridique, claire, de ce droit déjà reconnu par le Saint-Père par l'indult de 1988. Les Cardinaux et les Évêques Membres de la Commission Pontificale Ecclesia Dei ont étudié très attentivement cette situation, en cherchant les meilleures suggestions à soumettre à qui de droit.
Tout ceci sera évidemment évalué à la lumière de cette prudence et de cette sagesse qui doit toujours caractériser l’action de la plus haute Autorité de l'Eglise.
Je peux dire que de ma part je ne perds jamais l'espoir; je n’aime jamais m’avouer vaincu, parce que je sais que la patience, comme le disait Sainte Thérèse d'Avila, obtient tout!
D. Sans vouloir abuser de votre temps ni de votre patience, pardonnez-moi une dernière question: y a-t-il des espoirs de réconciliation avec la Fraternité Saint Pie X?
R. Cet espoir également, je l’ai fortement à coeur ; c’est partager l’espoir du Vicaire du Christ, qui garde les bras ouverts pour attendre la Fraternité Saint Pie X. Mais je ne nie pas une certaine perplexité devant les hésitations à retourner à la pleine communion des Supérieurs de la Fraternité Saint Pie X, encore récemment exprimées dans le cadre de la fameuse conférence de presse à Rome de S.E. Mgr Bernard Fellay.
Malgré tous ces signes d'hésitation, je crois cependant aux paroles que ce même Mgr Fellay a répété lors de cette conférence de presse du 2 février dernier, à savoir qu'il ne veut pas rompre le dialogue avec Rome.
Je souhaite donc que ce dialogue aboutisse à l'étape tellement désirée d’une pleine régularisation de la Fraternité Saint Pie X, et que l'on puisse construire ensemble dans l'Eglise l’unité de coeur voulue par le Christ, tout en respectant les diversités légitimes qu'il faut considérer non comme opposition mais comme complémentarité.
En conscience je dois dire, en effet, que le Saint-Père et ses collaborateurs les plus étroits ont fait et font encore tout leur possible pour faire comprendre aux Autorités de la "Fraternité S. Pie X" cette conviction profonde qu’est maintenant venu le temps favorable pour le retour souhaité, un authentique "Kairós" de Dieu.
Si l'Eglise n'avait pas été fondée sur le Roc de la Primauté de Pierre, alors les diversités ne pourraient pas trouver la garantie de leur unité et leur centre de gravité dans le Vicaire du Christ, elles deviendraient inévitablement des oppositions qui séparent; mais grâce à la Volonté du Christ, l'Eglise, même au milieu de la tempête, est toujours soutenue par l'Esprit Saint, et son gouvernail a été confié à Pierre pour que les puissances des enfers ne l’emportent pas sur elle.