10 mai 2004

[Aletheia n°57] Les "amis" d'Alain de Benoist

Aletheia n°57 - 9 mai 2004
LES “ AMIS ” d’ALAIN DE BENOIST
Dans le monde universitaire, se perpétue la tradition du volume d ’ “ Hommages ” offert à un professeur par ses confrères et, parfois, par d’anciens élèves devenus ses disciples ou ses continuateurs. Il peut s’agir de textes au ton un peu personnel, mais, le plus souvent, il s’agit de doctes études en rapport avec le ou les domaines de prédilection du professeur à qui l’on rend hommage.
Alain de Benoist, qui n’a pas enseigné en université, a eu et a des disciples, et il a de nombreux amis qui, pour certains, ont été fortement influencés par ses idées. À l’occasion de ses 60 ans – le 11 décembre 2003 –, lui a été offert un Liber amicorum qui vient d’être publié (dans un tirage limité à 600 exemplaires) [1].  Sur les cinquante-six contributions qui composent ce volume, à peu près un tiers émane d’universitaires ou d’auteurs étrangers (dont près d’une dizaine d’Italiens). Parmi les contributions d’ “ amis ” français, une grande diversité : depuis les compagnons des premiers engagements, ceux du combat pour l’Algérie Française et la Rhodésie blanche (“ terre des lions fidèles ”), jusqu’aux jeunes disciples des années 90 et aux amis qui ne sont pas des disciples.
Mais qu’il s’agisse des contributions étrangères ou des contributions françaises, il s’agit plus d’une gerbe d’hommages (voire de dithyrambes) et de souvenirs que d’un recueil d’études.
On comprend l’emphase avec laquelle le jeune Adrien de Benoist (22 ans) parle de son père, “ l’homme de la montagne ” (p. 18). En revanche, on pourra estimer hyperboliques les louanges tressées par certains amis d’Alain de Benoist : “ je n’ai jamais pris en défaut ton jugement sur les hommes et leurs caractères ” écrit Charles Champetier (p. 51). “ Je ne connais pas de meilleur analyste politique que lui ” écrit Pierre Vial, universitaire et animateur du groupuscule “ païen ” Terre et Peuple (p. 257). Il se meut, estime encore Jean-Marcel Zagamé, “ à travers toutes les disciplines du génie humain avec la facilité et la pertinence des spécialistes de chacune d’entre elles : philosophie, littérature, sociologie, économie, droit, histoire, biologie, physique, architecture, musique… ” (p. 260).
Tout ce qui est excessif…
On sera davantage d’accord avec Brigitte Bel, qui, en renvoyant à une photographie d’Alain de Benoist parue dans Eléments en mai 2001 (on la trouve page 25 du numéro), voit dans son regard “ le désespoir surmonté et la joyeuse abnégation ” (p. 17).
Parfois, il faut savoir lire entre les lignes. Quand, par exemple, l’abbé de Tanoüarn, une des plumes les plus vives et un des esprits les plus agiles de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, apporte sa pierre à ce Liber amicorum, il fait allusion à la “ part du diable ”, et aux “ itinéraires paroxystiques ”  (p. 234) d’Alain de Benoist. Il n’illustre pas ses allusions, mais il écrit : “ quant à moi, dans cette part-là, je retrouve la grande ombre de ce saint Paul que vous n’aimez pas, mais qui a averti l’humanité de l’étrange bal que menait Eros, invinciblement attiré par Thanatos, cette mort qui est son destin…En ce point, je crois, notre discord n’est pas réductible. Vous ne voulez pas croire à la fatalité gratuite du Bien, qui est le fond du christianisme, mais vous voulez croire à la possibilité de l’innocence, vous entretenez la pensée de l’éternel retour et de sa miraculeuse ingénuité. Quant à moi, je récuse toute innocence, comme orgueilleuse et trompeuse, mais je crois à la fatalité du Bien : je sais que – par grâce – la lumière est au bout du chemin et non dans quelque clairière de l’être où il nous faudrait batifoler pour tenter d’avoir l’air ” (p. 234).
Faut-il relier cette “ leçon ” aux confidences que fait Gabriel Matzneff sur une des passions communes qui le relient à Alain de Benoist (p. 176-177) et à la soif de “ possession ” dont témoigne Jean-Marcel Zagamé (p. 260) ? Aux lecteurs d’en juger…
Parmi les quelques rares hommages catholiques de ce recueil de cinquante-six textes, on relèvera ce jugement de l’abbé Guillaume de Tanoüarn, à nouveau :
la morale que vous défendez ressemble sans conteste à une des plus célèbres expressions de la morale chrétienne, celle de saint Thomas. Contre les principes universels, contre l’idéalisme vide et parfois néanmoins mortel, contre l’utilitarisme, contre le subjectivisme, contre cet individualisme sublimé qui se réclame sans cesse d’un combat pour les valeurs et que l’on nomme “ personnalisme ”, vous prônez un aristocratisme tempéré et vous en appelez à une morale des vertus. Vous chantez la nature, où vous voyez le véritable règne des fins, une invitation à l’excellence qui s’adresse à la forme humaine dans sa consistance hylique. Je n’ai pas rêvé lorsque j’ai lu ces formules de feu, qui concluent votre “ Petite Morale ”. Vous y invitez vos lecteurs à “ une autre approche, qui ne consisterait ni à poser la nature humaine comme antagoniste de la liberté [comme le fit Kant, le grand castrateur], ni à prôner un ”un retour à la nature” comme paradigme perdu [ainsi que le font trop légèrement les défenseurs à tous crins d’un droit naturel laïc et comme le firent in illo tempore les déistes de tout pelage], mais à voir dans la nature (phusis) l’espace où s’inscrit naturellement la possibilité pour l’homme de se donner la dimension de profondeur – l’excellence – qui correspond à son essence et à sa fin ” (Critiques-Théoriques, p. 557). J’ai bien noté que vous parlez d’une essence humaine, je souligne que vous assignez volontiers à l’homme l’espace (ou la profondeur) d’une “ nature ” pour s’épanouir et que, dans cet espace qui est son réel à lui, vous l’invitez à l’excellence (en grec arété : la vertu). Mais c’est tout le substrat philosophique de la Somme théologique, cela ! Et peu importe finalement que ce soit ce Germain de Heidegger qui ait remis à la mode la phusis si, quant à vous, vous la voyez cette phusis, non pas dans le brouillard de la grande forêt primitive, mais plutôt comme un réel principe régulateur, disponible ici et maintenant ! Plût au Ciel qu’un théologien, qu’un clerc catholique ait le courage de parler ainsi, conformément à sa Tradition ! .
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La crise sous Pie XII
. Bulletin de la Société française d’histoire des idées et d’histoire religieuse, n° 13, 2003 (82230 Verlhac-Tescou), 8,50 euros.
Après quelques années d’interruption, le Bulletin, fondé et dirigé par le Professeur Jean de Viguerie, paraît à nouveau. Ce numéro, d’une quarantaine de pages, est tout entier consacré à un article de Jean de Viguerie : “ La crise de l’Eglise en France dans les années 1950 et 1951 ”.
Cette étude se fonde principalement sur des documents inédits : les lettres adressées par Mgr Lusseau et le chanoine Catta, de 1950 à 1955, au P. Mura, un religieux de Saint-Vincent-de-Paul résidant à Rome. Ces deux ecclésiastiques, alors tous deux professeurs à l’Institut Catholique d’Angers, sont parmi deux des représentants éminents du catholicisme intransigeant des années d’avant le concile Vatican II.
De la même manière que la crise de l’Eglise n’a pas commencé, en France singulièrement, avec le concile Vatican II, la résistance à cette crise n’a pas commencé avec Mgr Lefebvre. Dans une lettre écrite le 28 février 1950, Mgr Lusseau établit, à la suite de son ami le P. Le Floch, ancien supérieur du Séminaire français à Rome, une liste des “ principaux points de doctrine ” remis en cause par certains théologiens, auteurs et professeurs ecclésiastiques de cette époque :
1 – la doctrine catholique du péché originel, que la thèse trop souvent prônée du polygénisme dénature,
2 – la doctrine du surnaturel qui perd ses caractéristiques essentielles, du fait que des thèses renouvelant le nominalisme du XIVe siècle, en viennent à refuser toute fixité objective à la nature humaine, et ne semblent l’ouvrir qu’à des perfectionnements complémentaires dans son ordre,
3 – la présence réelle eucharistique qui ne serait plus, selon certaines feuilles du P. de Montcheuil (décédé), qu’un symbolisme efficace de l’activité du Christ dans le monde,
4 – la valeur des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, qui ne reposeraient que sur une philosophie “ dépassée et périmée ”, impuissante à convaincre l’intelligence moderne. Et comme les preuves dites nouvelles ne démontrent pas rigoureusement cette existence, il s’ensuit que l’attitude religieuse n’est qu’une option et non une obligation…
5 – la stabilité du dogme, dont les formules sont relatives aux temps et aux lieux, la foi n’étant qu’un accident dans l’évolution des religions.
Les lettres citées et publiées par Jean de Viguerie sont un intéressant témoignage. Comme il le dit justement : “ C’est la crise dans la réalité. Beaucoup mieux que des extraits de presse et les livres, il permet de saisir sur le vif l’influence des idées nouvelles et la transformation des manières de penser et d’agir. ”
Mais le Professeur de Viguerie nous paraît très sévère pour Pie XII. L’encyclique Humani generis, promulguée en août 1950, n’a pas simplement condamné “ l’évolutionnisme teilhardien ”. Si on considère les “ opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique ” que Pie XII condamne dans son encyclique, on retrouve presque tout ce que Mgr Lusseau avait relevé dans sa liste quelques mois plus tôt.
Pareillement, quand Jean de Viguerie reproche à Pie XII d’avoir accueilli favorablement Jean Guitton et d’avoir fait l’éloge de son mauvais livre sur la Vierge Marie, il méconnaît la réalité de cette histoire[2]. Jean Guitton, en fait, a échappé à une mise à l’Index de son livre grâce à la protection de Mgr Montini (le futur Paul VI). Mais, après un article critique de Mgr Pizzardo dans L’Osservatore romano et sur injonction du Saint-Office, Jean Guitton devra corriger son livre et publier une nouvelle édition révisée. Ce sont deux articles de la Revue  des Cercles d’études d’Angers, en juillet et décembre 1950, qui avaient donné l’alarme.
L’encyclique Humani generis (et les sanctions qui frappèrent ensuite plusieurs théologiens français) comme l’affaire Jean Guitton montrent que le courant intransigeant français avait encore, dans ces années 50, une certaine influence à Rome.
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Les “ faux monothéismes ”
. Enrico Maria Radaelli, Il Mistero della Sinagoga bendata, Milan, Effedieffe Edizioni, décembre 2002, XXIX + 409 pages, 30 euros.
En 2000, le Professeur Radaelli publiait en édition pro manuscrito un essai suggestif qui, depuis, a été repris, considérablement augmenté et publié chez un grand éditeur catholique italien.
Le titre fait référence à l’image, bien connue, de la femme aux yeux bandés qui représente les Juifs aveuglés par leur incrédulité. Pour Radaelli, cette image devient celle de l’Eglise d’aujourd’hui qui, en certains de ses représentants les plus éminents, s’aveugle sur la nature même de la foi catholique en prônant un œcuménisme mortel.
À l’encontre des démonstrations qui voient le monothéisme comme un point de rapprochement entre les trois religions monothéistes (Juifs, Chrétiens et Musulmans), Radaelli met en lumière la séparation radicale que constitue la doctrine chrétienne sur Dieu. Le monothéisme chrétien est unique parce qu’il est trinitaire (l’auteur utilise même le néologisme, contestable, de trinitarietà).
Sont passés au crible de cette critique trinitaire de nombreux ouvrages et déclarations de théologiens et de différents cardinaux (Etchegaray, Cassidy, Martini et même Ratzinger). Jean-Paul II, lui aussi, est soumis à cette critique. Non seulement à propos des rencontres interreligieuses d’Assise mais aussi à propos de sa visite à Jérusalem. Visite au cours de laquelle – l’image a fait le tour du monde –, Jean-Paul II a répété le geste que font tous les Juifs pieux du monde qui viennent à Jérusalem : il a glissé dans une fissure du Mur des Lamentations (les vestiges de l’ancien Temple de Jérusalem) un papier contenant une prière. Le professeur Radaelli demande : “ Comment pourrons-nous encore reprocher aux Juifs de ne pas croire au Nouveau Temple qu’est le Christ, si véritablement nous courons pour prier dans leur temple, mort, vide et désormais seulement idolâtrique ”.
E.M. Radaelli reprend et développe la doctrine de la “ substitution ”, abandonnée par les théologiens. Doctrine qui affirme que l’Eglise constitue le nouvel Israël et qui conteste qu’il existe deux peuples de Dieu. L’Eglise seule bénéficie des dons de Dieu en remplacement d’Israël qui n’est plus le “ peuple élu ” depuis qu’il a refusé de reconnaître le Messie et sa divinité.
Ce gros livre constitue une des critiques les plus argumentées parues en Italie contre certains aspects du dialogue interreligieux lancé par l’Eglise depuis Vatican II. Il n’est pas sans signification qu’il soit publié avec une préface de Mgr Livi, doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Pontificale du Latran (et, aussi, membre de l’Opus Dei). Il a également été recensé favorablement par diverses revues éditées au Vatican (Divinitas, notamment).
C’est un des signes qu’il n’y a pas, sur le sujet du dialogue interreligieux, une voix univoque au Vatican.
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[1] Liber Amicorum Alain de Benoist, 298 pages, 28 euros (port gratuit), disponible auprès de l’association “ Les Amis d’Alain de Benoist ”, 48 boulevard de la Bastille, 75012 Paris, qui gère aussi un site électronique : alaindebenoist.com . Le Liber Amicorum se termine par une “ Bibliographie d’Alain de Benoist ” (p. 264-296), visiblement établie par Alain de Benoist lui-même.
[2] Cf. Yves Chiron, Paul VI, le pape écartelé, Perrin, 1993, p. 137-138.