4 mai 2014

[Christophe Geffroy - Dom Jean Pateau - La Nef] Abbaye de Fontgombault : Rayonner la joie

SOURCE - La Nef - mai 2014

Fondée au XIe siècle, Fontgombault a retrouvé la vie bénédictine en 1948 en étant une fondation de Solesmes. Abbaye rayonnante ayant déjà fondé quatre monastères érigés depuis en abbaye, elle a repris récemment l’abbaye de Wisques. Rencontre avec le TRP Dom Jean Pateau, élu Père Abbé en 2011.
La Nef – Comment vivez-vous votre nouvelle charge de Père Abbé ?
TRP Dom Jean Pateau – Ces années sont passées bien rapidement. Saint Benoît donne à l’Abbé deux règles d’or : « Il doit savoir que son rôle près des siens est de servir, plus encore que de régir… Qu’il soit plus soucieux de se faire aimer que de se faire craindre » (Règle de saint Benoît, c. 64). En tentant de pratiquer cela, Dieu, Notre-Dame et la communauté aidant, je puis dire que je suis un Abbé heureux.
Quel est le rôle d’une abbaye bénédictine au XXIe siècle, en nos temps de matérialisme et d’hédonisme? Une telle vocation est-elle encore possible?
Paul VI disait à un groupe de laïcs que « l’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins » (1). Les abbayes, par leur présence, par le témoignage de vies offertes à Dieu, jouent ce rôle de façon éminente. Pour cela, des vocations sont nécessaires. La promotion unilatérale de l’individu, la quête du confort propre à l’homme de notre temps, ne les favorisent pas. Là n’est pas le pire des handicaps. La difficulté aujourd’hui, tant dans le mariage que dans la vie religieuse, est de s’arrêter à un choix de vie pour toute la vie : oser se donner sans prévoir de se reprendre.
L’abbaye de Fontgombault est la plus ancienne des fondations de Solesmes à avoir choisi de maintenir la forme extraordinaire du rite romain : pourquoi ce choix?
La forme extraordinaire a été préférée et le demeure parce qu’elle nous semble particulièrement adaptée à la vie monastique. Soulignons deux points déterminants. Le caractère plus contemplatif de la célébration promeut la dimension verticale de la liturgie. Les moments de silence de l’offertoire et du canon propices à l’intériorité rentrent dans ce cadre. Bien que cela ne soit pas propre à cette forme, il faut ajouter sur ce point le fait de ne pas user habituellement de la concélébration et de dire la Messe « tournée vers Dieu ». En second lieu, ce qui pourrait paraître paradoxal, je relève la participation du corps, sollicité par tant de gestes : génuflexions, inclinations, signes de Croix. À partir de la consécration, ces gestes, accomplis sur les espèces du pain et du vin, ramènent l’attention du prêtre au Christ réellement présent sur l’autel. Dans la tradition monastique, le corps est associé largement à la prière. La vie du moine est une liturgie. À condition de donner à chacun des gestes précisés par le Ritus servandus son poids de sens spirituel, son orientation à Dieu, le corps dans la forme extraordinaire s’associe de manière particulièrement intense à l’esprit et à l’âme en incarnant la parole, en manifestant l’humilité de celui qui célèbre face au mystère du Dieu présent.
Avec le recul du temps, comment analysez-vous la situation liturgique actuelle, notamment la cohabitation de deux formes au sein du même rite latin depuis Summorum Pontificum ?
Deux expressions viennent à l’esprit : action de grâces et espérance. Action de grâces parce que cette initiative de Benoît XVI a incontestablement contribué à pacifier la question liturgique. Quel succès pour le démon d’avoir mis la discorde précisément dans la célébration du sacrement de l’amour ! Aujourd’hui, les deux formes sont respectées et, dans des paroisses toujours plus nombreuses, se côtoient. Et pour l’avenir ? Beaucoup de jeunes prêtres attachés au lectionnaire de la forme ordinaire, qu’ils pratiquent habituellement, désirent une liturgie plus riche au plan des rites, associant davantage le corps à la célébration. Ne serait-il pas possible de proposer dans la forme ordinaire les prières de l’offertoire, de l’enrichir des génuflexions, des inclinations, des signes de croix de la forme extraordinaire ? Un rapprochement s’opérerait à peu de frais entre les deux formes répondant à un désir légitime et, par ailleurs, souhaité par Benoît XVI (2).
Après un pape ayant saint Benoît pour patron, nous en avons un ayant saint François : quel bilan tirez-vous du précédent pontificat et comment analysez-vous celui de François, et notamment sa volonté de réforme ?
Je ne me hasarderais pas à faire le bilan de l’action du Saint-Esprit mais bien plutôt à m’émerveiller devant sa puissance. Certains opposent les deux papes… je ne crois pas que l’élection du pape François ait changé les plans du Saint-Esprit, mais bien plutôt qu’il poursuit son objectif : rendre les membres de l’Église plus ressemblants à leur tête, Jésus-Christ, notamment par leur humilité et leur sainteté afin que l’Évangile soit porté aux extrémités de la terre. N’y a-t-il pas une réelle continuité entre les deux pontificats ? Les papes Benoît XVI et François sont deux hommes profondément à l’écoute de Dieu. C’est une leçon pour chacun d’entre nous. Peu leur importe de réaliser leur programme, alors qu’ils s’emploient à discerner le plan de Dieu. L’humilité est leur précieux atout. La forme change. Benoît XVI est un professeur, théologien plutôt réservé et discret ; François, un disciple de saint Ignace, un missionnaire. Mais Benoît XVI ne voulait-il pas réformer la Curie ? Ses enseignements, ses discours ciselés n’ont-ils pas touché bien des cœurs ? François n’aurait-il pas le souci de la doctrine et de la vérité ? Demeurons-donc dans la paix, attendant avec confiance le don du Seigneur à travers ce pontificat qui commence. Dieu sait où il va !
Votre abbaye avait été impliquée dans les années 1990 dans des échanges doctrinaux officieux avec la Fraternité Saint-Pie X : comment voyez-vous l’avenir de ce délicat dossier ?
Tout chrétien doit désirer et travailler à l’unité parce que c’est la volonté de Dieu. Benoît XVI a fait tout ce qui était en son pouvoir pour l’obtenir. François fera de même. C’est, pourrait-on dire, dans les gènes du pape. Le pape ne peut pas choisir qu’il en soit autrement. Il est le berger du troupeau et doit chercher à ramener les brebis dispersées. Le cœur du pape est par nature étiré aux périphéries de l’Église, au monde entier. Qu’en est-il de celui des chrétiens ? Le pape serait bien seul s’il était l’unique à travailler à l’unité de l’Église ! Personne ne doit donc prendre son parti de la situation actuelle. Le problème relève aujourd’hui plus de l’ecclésiologie que de la liturgie. La solution me semble tenir dans une réponse de foi faite devant Dieu à deux questions : Qu’est-ce que l’Église ? Avons-nous le droit de la déchirer ? Nul n’est exempt du devoir de répondre à ces questions. Tous, nous devrons rendre compte un jour devant Dieu des actes ou des paroles qui auront favorisé ou défavorisé l’unité du troupeau. Je vous renvoie à ce propos aux paroles fortes prononcées par le Saint-Père à la Congrégation des Évêques le 27 février 2014, concernant le choix des évêques mais qui au fond peuvent s’appliquer à tout discernement dans les fonctions ecclésiales et aussi à tout chrétien à qui il revient d’en tirer les conséquences : « Êtes-vous certains que son nom a été prononcé par le Seigneur ? Êtes-vous certains que c’est le Seigneur qui l’a compté au nombre des appelés à être avec Lui de façon singulière et pour lui confier la mission qui n’est pas la sienne, mais qui a été confiée au Seigneur par le Père ? »
Vous avez envoyé des moines pour aider l’abbaye de Wisques en manque de vocations (où les moines célèbrent la forme ordinaire) : quel est précisément l’accord passé (notamment en matière liturgique) ?
Il n’y a pas eu d’« accord passé ». La condition de la reprise de Saint-Paul de Wisques était que l’observance de Fontgombault y soit instaurée. Cela paraissait si évident pour tout le monde que les choses se sont passées vraiment fraternellement. Par ailleurs, nous désirions faire tout afin de favoriser aux moines de Wisques la stabilité dans le monastère. Le modus vivendi actuel satisfait l’ensemble de la communauté. Alors que les moines nouvellement arrivés célèbrent aux divers autels de l’abbaye les messes matinales en forme extraordinaire, les anciens concélèbrent en forme ordinaire. La messe conventuelle est dite, sauf exception, en forme extraordinaire. Étant à Wisques pour la fête de Notre-Dame de Lourdes, journée des malades, j’ai présidé la concélébration de nos anciens dont certains portent le poids des ans et ont persévéré malgré les épreuves communautaires et personnelles. L’objectif de la reprise de Wisques était double : donner au monastère de survivre en conservant l’unité de la famille monastique de Saint-Paul. Je me réjouis que cet objectif soit atteint pour ce qui est de l’unité de la famille. L’arrivée de vocations permettra d’envisager sereinement l’avenir. Nos sœurs moniales de Notre-Dame usant de la forme ordinaire, les pères de Saint-Paul y célèbrent en cette forme.
L’abbaye de Fontgombault a essaimé à plusieurs reprises : qu’est-ce qui explique ces vocations nombreuses alors que d’autres abbayes ou congrégations religieuses sont en crise ?
Le psalmiste dit que « si le Seigneur ne bâtit la maison, c’est en vain que travaillent les ouvriers » (Ps 127). De nombreux jeunes passent à Fontgombault pour découvrir la vie bénédictine. Tous ne persévèrent pas. Dieu dirige les cœurs selon les plans de sa Providence et afin de se donner les moyens de les réaliser. La devise choisie pour le monastère par le Père abbé Dom Édouard Roux au moment de la refondation est Fons Amoris, Fontaine d’Amour. Je crois que cette fontaine coule vraiment à Fontgombault et qu’il fait bon venir s’y abreuver. Pour ceux qui ont la grâce de vivre en ce lieu, il reste à prendre acte de ce fait et à discerner ce que le Seigneur attend d’eux afin que fructifient ses dons et que coule cette fontaine en d’autres lieux.
Vous avez vécu une affaire invraisemblable avec plusieurs de vos moines qui ont été radiés des listes électorales de la commune de Fontgombault : pourriez-vous nous dire ce qui s’est passé ?
Le Conseil constitutionnel ayant refusé de reconnaître aux maires, confrontés au devoir de marier des personnes de même sexe, le droit de recours à l’objection de conscience, à l’exemple d’autres communes, le conseil municipal de Fontgombault a voté une délibération précisant que devant un tel cas, ses membres démissionneraient. La délibération a suscité une vive réaction de quelques dizaines d’habitants de la commune et entraîné la création d’un collectif, les « indignés ». Le but premier a été d’obtenir le retrait de la délibération municipale. Bien vite, il est apparu que la perspective était plutôt la présentation aux élections d’une liste opposée à celle du maire. Compte tenu de l’importance du vote monastique dans la commune, le collectif se mit en devoir de faire rayer des listes électorales les moines envoyés à Wisques depuis un peu plus de deux mois mais qui n’y avaient pas élu résidence définitive. Le tribunal de Châteauroux et la Cour de cassation ont donné raison au collectif. Dans les médias nationaux une campagne de diffamation visant en particulier l’abbaye a relayé les événements. Nous avons pris le parti de ne pas répondre, le collectif se desservant lui-même auprès des membres de la commune par ses excès criants. Le plébiscite du maire et de sa liste au premier tour (il aurait été élu sans les voix monastiques) a été la réponse des urnes.
Cette affaire de liste électorale manifeste-t-elle un problème plus profond de notre laïcité, un rapport insatisfaisant entre temporel et spirituel ?
Un tel rapport peut naître d’une volonté de s’ignorer, d’un désaccord, enfin du constat que les concepts qui servent à exprimer les vérités pour les uns ne sont pas compris par les autres, il y a dialogue de sourds. Pour les « indignés », la loi naturelle traduit une volonté de mainmise de la part d’un catholicisme moralisant sur l’homme, ce dont la laïcité pourrait légitimement faire bon marché… L’homme, pourtant, ne s’est jamais remis et ne se remettra jamais de s’être détourné de son Créateur. Il est boiteux et le demeurera tant qu’il ne recevra pas avec humilité et gratitude la création telle un cadeau dont on prend soin. Un proverbe dit : « Quand on lui demande pardon, Dieu pardonne toujours ; l’homme pardonne rarement ; mais la nature ne pardonne jamais. » Les apprentis sorciers de notre temps puissent-ils comprendre cela avant qu’il ne soit trop tard ! Dans de multiples domaines, la nature est malmenée.
Précisément, nous vivons des temps mouvementés avec des bouleversements anthropologiques sans précédents, l’Église étant quasiment seule à défendre une certaine vision de l’homme : comment un moine vit-il de tels événements et quel regard portez-vous sur la réaction d’une partie des Français qui s’est concrétisée dans les « Manifs pour tous » ?
Par la prière, nous étions présents aux grands événements qui, ne l’oublions pas, ont précisément commencé par une prière dédiée à la famille et récitée le 15 août 2012 à l’initiative du cardinal André Vingt-Trois dans les églises de France. Séparé du monde par la clôture, le moine n’ignore pas le monde. Protégé des potins insignifiants et superficiels, il lui revient de soutenir ses frères en humanité dans les vrais combats. La nature de l’homme, la famille ne sont pas sujettes à négociations, à amputations ou à prothèses grotesques ! L’homme est l’homme. La famille est la famille. Bénis soient le courage et la générosité des « veilleurs », de tant d’hommes et de femmes de tous les horizons, qui ont à cœur de défendre, aujourd’hui, les authentiques fondements de la nature humaine et de la famille afin de préserver demain.
Un moine n’est donc pas totalement « coupé » des réalités du monde : quelles vous semblent être les principales menaces actuelles et aussi les grandes espérances de notre temps ?
La plus grande menace me semble être le refus de Dieu et son corollaire, le refus de la vie. La vie n’est plus respectée. Le pape François stigmatise cela en deux mots : « culture du déchet ». On prend, on consomme, on jette. Se débarrasser de celui ou de ce qui est de trop permet à bas prix de régler les problèmes ! La méthode, protégée par la loi, s’applique à tout : famille, enfant, amour, personnes âgées, handicapés, nature… Au risque d’être marginalisé, le chrétien doit promouvoir la culture de la vie, la culture du respect. Patrice de Plunkett disait : « Cherchant sourdement le sens de leur existence, les Européens du XXIe siècle tourneront le regard vers leurs frères croyants : mais seulement dans la mesure où ceux-ci leur paraîtront vivre une vie pleine de richesses partageables, une existence irriguée par un flux de sens, d’espérance, d’amour, alors que le reste de la société se desséchera dans le nihilisme. » C’est ce que nous vivons aujourd’hui. Le pape François nous lance un défi : rayonner de la joie de l’Évangile. L’urgence de proposer les valeurs sûres de l’Évangile à la société est devenue une évidence pour des chrétiens qualifiés, il y a peu encore, de tièdes. Le monde cherche des témoins. Un sondage récent donnait une cote de confiance de 18 % aux médias alors que celle de l’Église était d’environ 50 %. Un Français sur deux fait donc confiance au message de l’Église même s’il ne le met pas en pratique… Trouvera-t-il sur sa route un témoin crédible pour le convaincre de faire le pas de la cohérence totale de la vie ? La grande espérance de notre temps, de tous les temps, tient dans les mots de saint Augustin au seuil des Confessions : « Vous nous avez faits pour vous, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne se repose pas en vous. » La grande espérance, c’est que tout homme, fut-il le plus opiniâtre des athées, porte en son cœur, qu’il le veuille ou non, le désir d’un lieu de repos. Ce lieu, il ne pourra le trouver qu’en Dieu.
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Propos recueillis par Christophe Geffroy

Abbaye Notre-Dame, 36220 Fontgombault. Tél. : 02 54 37 12 03. Courriel : abbaye-fgt@orange.fr

(1) Allocution aux membres du Conseil des Laïcs, 2 octobre 1974, repris en Evangelii Nuntiandi, n. 41.
(2) Cf. Lettre aux évêques accompagnant le Motu proprio Summorum Pontificum.