Aletheia n°64 - 25 octobre 2004
Une lettre inédite d’Etienne Gilson sur Teilhard de Chardin et sur la crise de l’Eglise
En 1967, Etienne Gilson publiait, aux éditions Vrin, Les Tribulations de Sophie, un ouvrage de 167 pages qui rassemblait diverses études consacrées, entre autres, à l’ “ Actualité de saint Thomas d’Aquin ”, au “ cas Teilhard de Chardin ” et aussi des “ Divagations au milieu des ruines ”, les ruines dont il est question étant “ les ruines que l’après-concile accumule autour de nous ” (p. 162).
Cette même année 1967, Etienne Gilson acceptait que la revue Itinéraires de Jean Madiran publie une nouvelle édition de Christianisme et philosophie, ouvrage paru pour la première fois en 1936[1].Pour cette réédition dans cinq numéros de la revue de Jean Madiran, Etienne Gilson avait rédigé un nouvel “ Avant-propos ” où il expliquait pourquoi lui, chrétien réputé de gauche, il acceptait de paraître dans une revue apparemment éloignée de ses vues temporelles. Etienne Gilson voulait qu’on interprète la publication d’un de ses ouvrages dans la revue de Jean Madiran comme “ une volonté d’union sur l’unique nécessaire en un temps où plusieurs de ceux qui en ont la garde semblent le perdre de vue et paraissent même vouloir nous en détourner. ” Il écrivait aussi : “ On ne peut rien faire d’utile pour l’Eglise à moins de s’établir d’abord dans un climat de foi commune, de grâce et d’amitié. ”
Etienne Gilson a eu un sens aigu de la crise de l’Eglise. Dans la préface aux Tribulations de Sophie, datée du 30 avril 1967, il estimait : “ Le désordre envahit aujourd’hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique. ”
Deux ans après la parution des Tribulations de Sophie, un prêtre, religieux marianiste, le P. Boulet écrivait à Etienne Gilson pour s’étonner de sa “ modération ” et de son “ indulgence ” à l’égard de Teilhard de Chardin[2]. Le philosophe lui répondit par une lettre, intéressante, que nous publions pour la première fois, avec l’autorisation bienveillante de son destinataire[3].
Etienne Gilson exprime, sans fard, son sentiment sur l’œuvre de Teilhard de Chardin et sur la crise que traverse l’Eglise.
89 – Vermenton
12 mai 1969Monsieur l’abbé
Votre lettre m’a beaucoup amusé, car je reçois d’ordinaire des protestations indignées contre les mauvais traitements que j’ai fait subir au pauvre P. Teilhard, alors que vous me reprochez le contraire.
Mon excuse pour tant de modération est que je sens pour son œuvre une détestation si profonde, une révulsion si exaspérée que je dois me pencher en sens contraire pour ne pas laisser la violence prendre le dessus.
Une autre raison est que ces détestations totales sont généralement le signe d’une présence réelle, de quelque chose qui est là et demande qu’on lui fasse droit. J’ai remarqué cela dans les arts : Stravinsky et Picasso n’auraient pas provoqué, jadis et naguère, des réactions si violentes si l’un et l’autre n’avaient été quelqu’un. Mon horreur morbide pour Hegel me fait craindre de manquer un bien que je n’ai pas la perspicacité de découvrir. Et justement, Teilhard… que j’abomine, me revenait hier à la mémoire en relisant Darwin, The Descent of Man. Il m’est soudain venu à l’esprit : au moins, Teilhard aurait écrit “The Ascent of Man “. Que l’évolution, si elle est plus que simple changement, soit une montée plutôt qu’une descente, que le singe soit monté vers l’homme plutôt que l’homme ne soit descendu du singe, lui du moins l’aura vu. Il faut lui en savoir gré.
Et puis, j’ai eu des violences, je les ai toutes regrettées tôt ou tard.
Ou simplement, je deviens vieux. Plus exactement, je le suis devenu ; il est très vrai, comme vous le dites, que les esprits qui trouvent dans Teilhard de quoi justifier leur sentiment d’être chrétiens se font illusion. Mais j’en connais personnellement au moins deux. Ce sont des “ scientifiques ” ; hors de leurs spécialités, ils raisonnent comme des enfants, mais j’en suis venu à me demander si ces enfants-là aussi ne sont pas de ceux que Jésus veut qu’on laisse venir à lui ? Je ne sais pas. Aussi suis-je d’autant moins exigeant pour les autres que je le suis plus pour moi-même. On ne peut attendre que l’Eglise ne se compose que de saints Thomas d’Aquin… La contestation actuelle qu’évoque la fin de votre lettre ne me semble pas due à Teilhard, même en partie, car lui fait partie des symptômes de ce cancer généralisé. Des fous demandent aujourd’hui la réhabilitation de Luther, et je ne serais pas autrement surpris qu’on introduisît la cause de sa béatification en Cour de Rome. Alors le pauvre Teilhard, avec son optimisme larmoyant, fera figure d’un petit François d’Assise en comparaison avec l’apôtre du Pecca fortiter. Je crains que nous ne voyions pire à brève échéance.
Mais je vous remercie de votre aimable lettre ; nous ne sommes pas seuls à souffrir de ce qui se passe et je reconnais que des réactions plus violentes que les miennes sont sans doute bienfaisantes, nécessaires même. Il y en a d’ailleurs. Il y en a même de parfaitement objectives et équilibrées, je plaide donc coupable. Teilhard a désormais d’éminents avocats dans la Commission romaine e théologiens : nous n’en sommes pas, nous autres laïcs, à exiger la rigueur théologique, en un temps où notre hiérarchie s’amuse à fronder le pauvre pape Paul VI, qu’ils ont littéralement crucifié.
Et prions Dieu que tous nous veuille absoudre ![4]
Avec mes remerciements, veuillez agréer l’assurance de mes sentiments respectueusement dévoués.
Etienne Gilson
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La controverse sur l’anaphore de Addaï et Mari
L’anaphore de Addai et Mari, en usage chez les Nestoriens, est une anaphore qui a la particularité de ne pas comporter de récit de l’Institution. Une “ Note ” du Conseil pontifical pour la promotion de l’Unité des Chrétiens, publiée le 20 juillet 2001, a autorisé comme “ valide ” l’utilisation d’une telle anaphore dans la liturgie catholique. Cette décision a suscité une controverse publique, en même temps qu’elle rencontrait de vives critiques dans certains milieux romains.
Divinitas, revue internationale de recherche et de critique théologique publiée au Vatican sous la direction de Mgr Gherardini, publie un numéro spécial de 296 pages entièrement consacré à ce sujet[5]. Le fait même est significatif du non-monolithisme qui règne désormais au Vatican.
La perspective des études publiées est scientifique et doctrinale mais les douze articles historiques, théologiques ou liturgiques laissent s’exprimer des avis très divergents sur la question.
Après une traduction intégrale en italien de l’anaphore et la publication de la note du Conseil pour l’Unité des Chrétiens, on trouve les articles suivants :
A. Gurati, A proposito degli “Orientamenti“.
Yves Chiron, La réception de l’Anaphore de Addaï et Mari en France.
Enrico Maza, Che cos’è l’anafora eucaristica ?
Bonifacio Honings, Addai e Mari : l’anaphora della Chiesa d’Oriente.
Robert F. Taft, Messa senza consacrazione ? Lo storico accordo sull’Eucaristia tra la Chiesa cattolica e la Chiesa assira d’Oriente promulgato il 26 ottobre 2001.
Cesare Giraudo, L’anaphora degli apostoli Addai e Mari : la “ gemma orientale ” della Lex orandi.
Enrico Mazza, Le récent accord entre l’Eglise Chaldéenne et l’Eglise Assyrienne d’Orient sur l’Eucharistie.
Brunero Gherardini, Le parole della Consecrazione eucaristica.
David Berger, “Forma huis sacramenti sunt verba Salvatoris ” – DieForm des Sakramentes der
Eucharistie.
Thomas Marschler, Neues und Altes zur Eucharistischen Sakramentenform.
U.M. Lang, Eucharist without Institution Narrative ? The Anaphora of Addai and Mari revisited.
Renzo Lavatori, Il contesto mariologico nella liturgia della Chiesa siro-orientale.
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Vient de paraître
. Michel de Penfentenyo, Turquie : Un national-islamisme au cœur de l’Europe ?, Éditions de L’Homme Nouveau (10 rue de Rosenwald, 75015 Paris), 2004, 32 pages, 6 euros franco.
Michel de Penfentenyo, qui a été secrétaire général de la Cité catholique, puis vice-président et directeur de l’Office, publie une brochure pour accomplir, dit-il, un “ double devoir : devoir de mémoire et devoir de lucidité ”. À l’heure où l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne est l’objet d’un large débat public dans différents pays —rappelons, pour mémoire, la position prudente et inquiète de l’épiscopat allemand et celle, négative, du cardinal Ratzinger — , Michel de Penfentenyo apporte, principalement par une évocation très détaillée du génocide arménien de 1915, des réponses aux questions suivantes : “ D’où vient la nation turque ? Quels ont été ses comportements habituels, ses traditions, son atavisme, ses caractères propres en tant que nation ? Quelle est la nature de l’islam turc ? ”.
. Paul Sernine répond à ses lecteurs, Editions du Zébu (J.B. Chaumeil, 16 rue Brézin, 75014 Paris), 2004, 32 pages, 6 euros franco.
Le livre de Paul Sernine (abbé Grégoire Celier), La Paille et le sycomore, publié il y a un an, a suscité une vive controverse. Il établissait une critique des thèses d’Etienne Couvert sur la “ gnose ”, thèse diffusée depuis vingt ans maintenant par différents livres : De la gnose à l’œcuménisme (1983), La gnose contre la foi (1989), La gnose universelle (1993), La vérité sur
les manuscrits de la mer Morte (1995), La gnose en question (2002)[6].
Les ouvrages d’Etienne Couvert — et ses thèses nouvelles, sur les origines du bouddhisme, par exemple – n’ont pas retenu l’attention des revues scientifiques ; pareillement, la controverse lancée par Paul Sernine s’est principalement limitée au milieu traditionaliste.
Dans la brochure publiée aujourd’hui, qui se présente comme un entretien avec Philippe Vilgier, Paul Sernine répond aux arguments qui lui ont été opposés par les partisans des thèses d’Etienne Couvert.
Les réponses de Paul Sernine sont d’ordre formel et factuel. Une autre réponse à Etienne Couvert et à ses partisans est parue : signée Anselme Farigoule (Un dossier sur la gnose, 40 pages), elle aborde diverses questions de fond et de méthode. Mais cette étude, pour l’instant, n’est pas diffusée dans le public.
. Bulletin Charles Maurras (16 rue du Berry, 36250 Niherne), n° 24, octobre-décembre 2004, 40 pages, 8 euros.
Ce numéro contient un dossier consacré à “ Pie XI, Maurras et l’Action Française ” dont voici le sommaire :
- Charles Maurras, Le grand deuil de l’Eglise (reproduction de l’article paru dans L’Action française le 11 février 1939).
- Yves Chiron, Pie XI et Maurras.
- Abbé Guillaume de Tanoüarn, La grandeur de Pie XI.
- Théophane Breton, Le “Pie XI“ de Yves Chiron.
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NOTES
[1] Margaret McGrath dans Etienne Gilson.A Bibliography/Une Bibliographie, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies/Institut Pontifical d’Etudes Médiévales, 1982, p. 14, mentionne la réédition du livre en 1946 et les traductions japonaise et polonaise, mais elle ignore cette réédition de 1967 qui comportait un nouvel avant-propos et des “ retouches de détail ”.
[2] Page 97, à propos de Teilhard de Chardin, Gilson avait écrit : “ je ne vois aucun péril en la demeure… ”. Mais il avait commencé par dire : “ La pensée du P. Teilhard de Chardin ne me semble avoir jamais atteint le degré de consistance minimum requis pour qu’on puisse parler à ce propos d’une “doctrine“, c’est pourquoi je parlerai seulement du “cas“ Teilhard de Chardin. ” Il avait écrit aussi : “ …marécage doctrinal où l’on est certain de s’enliser si l’on s’y hasarde, la théologie teilhardienne est une gnose chrétienne de plus, et comme toutes les gnoses, de Marcion à nos jours, c’est une Theology-fiction. ”
[3] Le Père André Boulet est l’auteur de plusieurs études consacrées aux rapports de la science et de la foi. En 1995, il a publié Création et Rédemption, aux éditions C.L.D. ; en 2003, La Genèse au risque de la science, un ouvrage de 76 pages disponible chez l’auteur (Résidence Chaminade, 44 rue de la Santé, 75014 Paris), 5 euros franco de port.
[4] Souligné dans le texte.
[5] Divinitas, anno XLVII, Numero speciale 2004, Palazzo dei Canonici, 00120 Vaticano.
[6] Tous ces ouvrages ont été publiés, à compte d’auteur, par les Editions de Chiré, B.P. 1, 86190 Chiré-en-Montreuil.