25 janvier 2002

[Jean-François Mayer - Religioscope] Traditionalisme catholique: un ralliement au Brésil et ses conséquences pour Ecône - Suivi d'un entretien avec Luc Perrin

Religioscope - 25 janvier 2002

Le 18 janvier, à Campos (Brésil), en présence du Cardinal Dario Castrillon Hoyos (président de la Commission Ecclesia Dei, chargée des questions relatives aux traditionalistes), un groupe de 28 000 catholiques traditionalistes brésiliens, sous la direction de leur évêque, Mgr Licinio Rangel, et de 25 prêtres, sont rentrés en pleine communion avec Rome. Le Pape a érigé une administration apostolique confiée à Mgr Rangel pour l'encadrement pastoral de ces fidèles qui entendent maintenir leur attachement au rite tridentin.
Alors que les négociations entamées en l'an 2000 entre Rome et les disciples de l'archevêque Marcel Lefebvre (1905-1991), fondateur du Séminaire d'Ecône (Valais, Suisse), semblent au point mort depuis le milieu de l'année 2001, les pourparlers s'étaient en revanche poursuivis avec un groupe brésilien, doctrinalement proches de la Fraternité Saint Pie X créée par Mgr Lefebvre, mais organisé de façon autonome dans le cadre de l'Union Saint Jean-Marie Vianney. Cette association, avec son propre séminaire à Campos, poursuivait l'action de Mgr Antonio de Castro Mayer (1904-1991), évêque brésilien qui n'avait jamais accepté le passage au rite postconciliaire dans son diocèse, exprimant ouvertement dès septembre 1969 dans une lettre à Paul VI ses réserves au sujet du Novus Ordo Missae. Mgr de Castro Mayer avait participé avec Mgr Lefebvre aux consécrations de quatre évêques qui, en 1988, entraînèrent la rupture définitive avec Rome - et l'excommunication des évêques impliqués. Après le décès de Mgr de Castro Mayer, trois des quatre évêques de la Fraternité Saint Pie X avaient à leur tour consacré Mgr Licinio Rangel (né en 1936).
 
Au mois d'octobre 2001 déjà, des sources vaticanes considéraient un accord avec le groupe brésilien comme proche. Le 28 décembre 2001, un communiqué de Mgr Bernard Fellay, Supérieur général de la Fraternité Saint Pie X, prenait acte laconiquement de ces développements, tout en soulignant qu'aucun accord n'était en revanche vue entre Ecône et Rome: "Bien au contraire, nous considérons la journée de prière des religions à Assise prévue pour le 24 janvier 2002 comme un nouvel obstacle majeur à un rapprochement avec le Vatican", expliquait-il.
Au début du mois de janvier, une analyse de la situation par Mgr Fellay
Dans un long entretien accordé par Mgr Fellay au quotidien zurichois Tages-Anzeiger du 5 janvier 2002, le chef de file des traditionalistes confirmait que le groupe de Campos avait décidé de se rallier à Rome. Il expliquait qu'il avait lui-même pris l'initiative de les associer aux négociations avec le Vatican après sa rencontre avec le Cardinal Castrillon Hoyos et avec le Pape à la fin du mois de décembre 2000. Les pourparlers se poursuivirent jusqu'au mois de juin, après quoi le Cardinal Castrillon Hoyos aurait proposé aux Brésiliens un accord séparé. Il disait percevoir cet accord comme une façon de mettre la pression sur les autres traditionalistes, et déclarait avoir l'intention d'observer comment le groupe de Campos serait traité par les autorités romaines. En effet, les turbulences qui ont agité la Fraternité Saint Pierre (c'est-à-dire les intégristes catholiques qui s'étaient soumis à Rome après les excommunications de 1988) ont quelque peu échaudé les partisans d'Ecône.
 
En réponse aux questions du journaliste Michael Meier, Mgr Fellay présentait également une analyse des raisons qui, selon lui, pousseraient Rome à rechercher une réconciliation avec les intégristes: celle-ci aurait des implications pour le dialogue avec les Eglises orthodoxes. Ces dernières, estime-t-il, observeront avec attention quel traitement et degré de liberté sera accordé aux intégristes avant d'aller elle-même éventuellement plus loin en direction d'une union avec Rome. Il exprimait également le sentiment que Rome se proposait d'utiliser les intégristes comme contrepoids aux forces libérales dans l'Eglise. Enfin, le dynamisme du mouvement intégriste (en particulier le nombre élevé d'ordinations sacerdotales) serait un autre motif pour Rome de prêter attention au mouvement.
 
Selon les chiffres indiqués par Mgr Fellay, le mouvement lefebvriste compterait environ 150 000 adhérents dans le monde (1), dont un tiers environ en France et 6 000 en Suisse. Sans disposer de recherches statistiques et sociologiques indépendantes qui permettraient d'évaluer l'évolution des effectifs traditionalistes, la lecture de la littérature et des sites Web proches du mouvement indique un intéressant phénomène: la progression d'implantations traditionalistes hors des territoires occidentaux qui en avaient été le terreau d'origine (établissement de centres ou de groupes en Asie et en Afrique). 
Quelles conditions de ralliement pour Campos?
Selon les informations publiées par l'Osservatore Romano, qui en faisait le titre principal de son édition du dimanche 20 janvier 2002, Mgr Rangel et 25 prêtres de l'Union Saint Jean-Marie Vianney auraient envoyé le 15 août 2001 une lettre manifestant "leur volonté de pleine adhésion à l'Eglise catholique". Mgr Rangel demandait à être relevé de l'excommunication encourue du fait de son sacre. Lors de la fête de Noël 2001, le Pape envoya à Mgr Rangel une lettre autographe l'absolvant de l'excommunication et le recevant dans la pleine communion de l'Eglise romaine . C'est ce qui a permis la cérémonie du 18 janvier 2002 à Campos.
 
Mais la lettre du Pape va plus loin: elle érige canoniquement l'Union Saint Jean-Marie Vianney en Administration apostolique de caractère personnel, dépendant directement du Siège apostolique, pour le suivi pastoral des fidèles restés attachés au rite tridentin. La lettre promet en outre (et ce n'est pas un élément mineur) d'assurer la succession de Mgr Rangel: il s'agit donc apparemment d'une solution durable, et non d'une mesure transitoire et ad personam.
 
Notons deux autres points importants. Tout d'abord, l'Administration apostolique Saint Jean-Marie Vianney est limitée territoritalement au diocèse de Campos. D'autre part, la décision pontificale trouve une voie pour éviter d'empiéter sur la juridiction de l'évêque diocésain: la juridiction exercée par l'Administration apostolique est une juridiction "cumulative" avec celle de l'évêque diocésain. Il s'agit d'une situation analogue à celle d'un Ordinariat aux armées, par exemple. A noter que Mgr Lefebvre avait d'ailleurs suggéré en 1987 l'application à la Fraternité Saint Pie X des normes de la Constitution apostolique Spirituali militum curae du 28 avril 1986 (réglant le fonctionnement de l'assistance spirituelle aux militaires), afin de permettre ainsi à la Fraternité de garder sa spécificité.
Réactions de la Fraternité Saint Pie X
L'entretien qui suit avec Luc Perrin va nous permettre d'analyser les implications de cet événement de façon plus détaillée. Notons simplement ici que le ralliement du groupe brésilien a fait l'objet d'un communiqué de presse signé par Mgr Fellay le 16 janvier 2002. Il y prend acte de la cérémonie qui devait avoir lieu deux jours plus tard. Il reconnaît qu'aucune concession doctrinale substantielle n'a été faite par l'Union Saint Jean Marie Vianney. Il note que Mgr Rangel se réserve le droit de "critiquer de façon positive" ce qui ne serait pas en conformité avec la Tradition. Le communiqué regrette cependant cette "paix séparée": l'union fait la force. Un point particulièrement sensible: les "ralliés" du diocèse de Campos ont renoncé à une condition qui tient à coeur à la Fraternité Saint Pie X qui, dans le cadre d'un accord, souhaiterait que tout prêtre puisse librement choisir de célébrer la messe tridentine.
 
Aux yeux de Mgr Fellay, la "crise dans l'Eglise" n'a donc pas été résolue par l'accueil du groupe de Campos par Rome. Avec un peu d'appréhension, la Fraternité Saint Pie X entend maintenant suivre les développements au Brésil pour juger l'arbre à ses fruits: dans sa perspective, l'affaire de Campos a valeur de test pour l'avenir. Mais la querelle ne porte pas que sur la question liturgique, comme vient encore de le montrer le commentaire très critique signé par Mgr Fellay le 21 janvier pour condamner la rencontre interreligieuse d'Assise.
Jean-François Mayer
(1) A noter que les chiffres indiqués par Mgr Fellay, qu'on ne peut soupçonner de vouloir sous-estimer ses effectifs, sont beaucoup plus modestes que ceux qui étaient articulés par l'agence de presse catholique Fides; dans son article relatant le ralliement du groupe de Campos, Fides avançait le nombre d'un million de fidèles dans le monde. Les évaluations statistiques de Mgr Fellay peuvent vraisemblablement être considérées comme les plus exactes.

Entretien avec Luc Perrin: "Les bases d'un dialogue existent" 

Enseignant à la Faculté de théologie catholique de l'Université Marc Bloch de Strasbourg, Luc Perrin est l'un des spécialistes français des bouleversements du catholicisme à partir du Concile Vatican II. Cet observateur attentif du mouvement traditionaliste avait consacré son premier livre à L'Affaire Lefebvre (Paris, Editions du Cerf, 1989). Il accepté de partager ici ses commentaires sur l'événement de Campos et ses conséquences. On verra s'exprimer dans les lignes qui suivent une pensée vigoureuse, loin d'un discours aseptisé. Si Luc Perrin ne cache pas ses sentiments, son propos repose toujours sur une analyse incisive et une profonde connaissance du sujet. C'est ce qui fait tout l'intérêt de ses réponses très documentées aux questions qui lui ont été posées par RELIGIOSCOPE.
Religioscope - Sauf erreur, le diocèse de Campos représentait un cas unique dans l'histoire du traditionalisme, puisqu'il s'était agi à l'origine du seul évêque diocésain à avoir rejoint le mouvement traditionaliste. Pouvez-vous nous en dire un peu plus?
Luc Perrin - Un cas unique sous bénéfice d'inventaire. En effet, l'originalité de Campos vient de plusieurs faits.
 
D'abord un rappel : Mgr Antonio de Castro Mayer était membre de la direction du Coetus internationalis Patrum avec Mgr de Proença Sigaud et Mgr Lefebvre. Les deux évêques brésiliens ont joué un rôle dans la chute du régime Goulart en 1964. Ils étaient liés, via La Pensée catholique, au milieu "intégriste" européen et français. Or première originalité, l'évêque de Campos a maintenu dans son diocèse la liturgie latine traditionnelle et a ignoré le Novus Ordo Missae de Paul VI. Le cas s'est produit à l'échelon paroissial ailleurs dans le monde mais pas, à ma connaissance, à l'échelon d'un diocèse. Il est à noter que Rome n'avait pas accordé d'indult (1), comme en 1971 pour l'Angleterre-Pays de Galles, mais ne semble pas avoir reproché, publiquement du moins, quoi que ce soit à Mgr de Castro Mayer.

En 1981, Rome nomme un successeur à dom Antonio, parvenu à l'âge de 75 ans, en la personne de Mgr Navarro, bien décidé à faire une Gleichschaltung à marche forcée du diocèse. Du jour au lendemain, le nouvel évêque passe à la nouvelle messe en portugais: "le traditionalisme, voilà l'ennemi !" pour paraphraser Gambetta. On peut considérer que Rome a commis une lourde bévue, en toute objectivité: ainsi Mgr Gaillot, peu suspect d'"intégrisme", a-t-il sagement toléré comme ses prédécesseurs le curé du Chamblac, assurant la paix des esprits. Cela montre aussi qu'en 1981, le mouvement traditionaliste est toujours jugé quantité négligeable à Rome.

Devant le trouble causé par le nouvel évêque, toute une partie du clergé fait sécession avec une bataille pour les églises et même la cathédrale. L'Union sacerdotale Saint Jean-Marie Vianney (SSJV) est alors créée, avec le P. Rifan comme supérieur sous la houlette de dom Antonio. Ce dernier se rapproche de la Fraternité sacerdotale Saint Pie X (FSSPX) et publie un ouvrage en commun avec Mgr Lefebvre. Il est évêque co-consécrateur aux sacres de juin 1988 et excommunié latae sententiae, c'est-à-dire par le fait même de l'acte.

Dès lors intervient la seconde originalité. En 1991, le décès de dom Antonio amène trois des quatre nouveaux évêques, après la mort de Mgr Lefebvre, à venir à Campos pour consacrer son successeur, dom Licinio Rangel. Il inaugure donc la 2ème génération d'évêques de la lignée créée en 1988.

Signalons que le cas de Castro Mayer se retrouve dans celui de Mgr Lazo, évêque émérite de La Union (Philippines), décédé en 2001. Le ralliement de Mgr Lazo à la FSSPX est intervenu alors qu'il était "retraité". Le cas Lazo est aussi intéressant du fait qu'il s'agissait d'un homme devenu évêque après Vatican II, parfaitement intégré à l'Eglise et sans lien avec les réseaux "intégristes". Un exemple de ce que les Américains nomment les reverts (distingués des converts), des catholiques modernes qui redécouvrent la tradition pré-conciliaire du catholicisme. Mieux, un évêque résidentiel thailandais (2) vient de déclarer suivre les pas du défunt Mgr Lazo qu'il a connu... à suivre.
Religioscope - Comment expliquer ce ralliement, alors que le dialogue entre la FSSPX et Rome, après des signes positifs, semble depuis quelque temps au point mort? Est-ce la personnalité de Mgr Rangel, ou ce traditionalisme brésilien présente-t-il des traits différents du courant européen?
Luc Perrin - D'abord la SSJV, au nom bien français, a été associée aux conversations Rome-Ecône. Un émissaire de Mgr Rangel a rencontré le Cardinal Castrillon Hoyos. En outre, Mgr Lefebvre était entré en dissidence dès 1975-1976 alors que dom Antonio a attendu plusieurs années : si un indult avait été concédé comme Paul VI l'avait fait en 1971 et comme Jean-Paul II l'a fait en 1984, trop tard à cause des pressions des "intégristes" du nouveau rite, Mgr de Castro Mayer n'eût peut-être pas été poussé dans cette voie. Il me semble que les Pères de Campos ont hérité de cette attitude de leur fondateur, un "Romain" à la façon de l'abbé Berto (3).

Le traditionalisme brésilien est au demeurant en osmose avec le reste du traditionalisme européen ouaméricain. Les liens avec la France sont anciens, bien antérieurs à... Vatican II. On signalera la fameuse association TFP (Tradition-Famille-Propriété), qui est née au Brésil et existe maintenant en Europe. Georges Bidault, proscrit OAS, se trouve au Brésil pendant le Concile et entretient une correspondance avec Mgr Sigaud. La francophilie d'autrefois des élites brésiliennes a joué pour introduire le positivisme comme pour le courant anti-moderne qui eut,dans sa jeunesse, en dom Helder Camara un apôtre convaincu...

En outre, aux dires mêmes de dom Licinio, le nouvel évêque de Campos, Mgr Guimaraes, a renoué les liens que son prédécesseur avait brutalement coupé. L'engagement de l'évêque résidentiel a compté autant que les efforts du cardinal Hoyos : 28 000 fidèles suivent la SSJV, un séminaire, des religieuses, des écoles et oeuvres diverses,25 prêtres enfin. On discerne là un facteur essentiel pour tout accord: la confiance mutuelle entre les partenaires. Un rapport à trois: les traditionalistes, les évêques résidentiels, la Curie romaine.

Il est clair que le maillon faible en Europe dans un tel processus est l'épiscopat: feu le Cardinal Eyt, on s'en souvient, avait tenu quelques semaines avant sa mort à se réjouir de l'échec des négociations avec Ecône. On a dit - rumeur fondée? - qu'une pétition d'évêques français avait été adressée à Rome pour interrompre tout accord. Ut unum sint? Dès 1998, le Cardinal Ratzinger avait relevé qu'une partie de l'épiscopat n'avait aucun désir d'unité... avec les catholiques traditionalistes. Le Cardinal Kasper, pourtant chargé à la Curie de cette unité des chrétiens, était l'un des deux cardinaux à s'être déclaré opposés au processus lors de la réunion solennelle présidée par le pape début 2001. Le même hiérarque théologien s'était chaleureusement félicité du "consensus différencié" obtenu à Augsbourg avec les luthériens en 1999. Est-il donc plus difficile d'établir un "consensus différencié" avec Mgr Fellay, évêque catholique quoiqu'illicitement consacré? Résoudre ce type de contradiction relève plus de la vaticanologie, "science" obscure, où l'historien-sociologue n'est qu'un béotien...
Il est clair que si Rome veut une réconciliation, un effort est à faire pour établir cette confiance sans laquelle aucun consensus, même différencié, ni aucune communio ne peut s'instaurer. Une interview récente du P. Cottier, présentant la démarche romaine comme une habileté destinée à amener pas à pas les traditionalistes à chanter les louanges du Novus Ordo, n'est pas de nature à consolider cette confiance. Déjà toutes les craintes nées, en 1999, du "protocole 1411" de la Congrégation pour le Culte divin, qui souhaitait, sans l'imposer, que les prêtres bénéficiant de l'indult concélèbrent une fois l'an dans le nouveau rite, sont loin d'être apaisées. La Curie n'est visiblement pas unanime à appuyer le désir, très vif, de Jean-Paul II de guérir cette plaie au côté de l'Eglise, désir qui animait, plus qu'on ne l'a dit, Paul VI. 
Religioscope - Après la Fraternité Saint-Pierre, maintenant Mgr Rangel nommé administrateur d'une nouvelle juridiction avec siège dans le diocèse de Campos pour le suivi pastoral des fidèles attachés au rite tridentin... D'une part, quelle est la nature juridique d'une administration de ce genre? d'autre part, cela dessine-t-il l'avenir d'une solution vaticane pour les fidèles traditionalistes: des évêques spécifiquement désignés pour la pastorale des traditionalistes? 
Luc Perrin - Nous n'avons pas à cette heure tous les détails du statut canonique accordé à la SSJV. En particulier, les modalités de la succession de Mgr Rangel (qui est souffrant, dit-on). Il y a aussi le cas des apostolats que l'Union entretient hors du diocèse de Campos, aux limites duquel la nouvelle administration s'arrête. Restriction très grande : la formule proposée à la FSSPX s'étendait à tout l'univers.

Une administration apostolique est une structure prévue par le droit canonique: il en existe bien d'autres de par le monde. Il s'agit en fait d'un quasi-diocèse qui a habituellement vocation pour devenir un diocèse pleno jure dans le contexte d'un pays de mission. L'administrateur peut ne pas être évêque d'ailleurs mais jouit de tous les pouvoirs administratifs de l'évêque. Il érige donc les paroisses, procède aux nominations de curés, reconnaît les associations de laïcs, etc. Etant désormais reconnu comme évêque titulaire de Zarna, Mgr Rangel pourra  ordonner ses prêtres et donner le sacrement de confirmation.

L'administration apostolique personnelle représente en effet la solution optimale dans le droit actuel permettant de soustraire les fidèles traditionalistes à l'indifférence voire à l'animosité de certains évêques (le cas de Campos en 1981 n'est pas unique). Incompréhension surtout d'un clergé diocésain âgé, ayant fait une mue difficile dans les années 60 et qui, par conséquent, est souvent incapable d'analyser en termes contemporains la requête des traditionalistes, surtout si ce sont de jeunes prêtres et séminaristes. La cure d'âme des traditionalistes est ainsi délibérément laissée en jachère dans de nombreux diocèses, sur avis/injonction du Conseil presbytéral, au nom de "la pastorale diocésaine" ou sous d'autres prétextes.

Soulignons que le traditionalisme draine un public jeune dans une Eglise qui vieillit en Occident. Les jeunes adultes recueillis - espèce devenue rare en catholicisme - des messes traditionnelles tranchent avec les personnes de plus en plus âgées qui peuplent et animent les célébrations paroissiales, en dehors du cas particulier des communautés nouvelles.

Le Pape avait appelé en ... 1988 les évêques à concéder l'indult liturgique (et la discipline traditionnelle) de façon "large et généreuse". A l'exception notable des Etats-Unis, ce fut soit ignoré - par exemple en Amérique latine et en Afrique, très récentes autorisations en Asie (une seule à Bombay pour toute l'Inde, depuis 2001, et encore une fois par mois!) - soit accordé chichement avec moult contraintes non prévues par les textes. La conférence épiscopale d'Angleterre-Galles a ainsi refusé toute mission à un prêtre issu d'un institut traditionnel (comme par exemple la Fraternité Saint-Pierre ou l'Institut du Christ-Roi). Seuls deux évêques diocésains dans le monde ont concédé le libre usage du missel du Bienheureux Jean XXIII (1962) : l'évêque de Stockholm et celui de Lincoln (USA), où a été construit le tout nouveau séminaire de la Fraternité Saint-Pierre. A Saint-Pierre de Rome, le cardinal-archiprêtre a donné ordre aux sacristains de traquer les prêtres qui ne "célèbrent pas la messe du pape" (sic) : ils sont chassés et leur missel confisqué. "De façon large et généreuse", vraiment?

Jean-Paul II a renouvelé son appel aux évêques en 1998, mais sans plus d'écho. Depuis longtemps la Fédération internationale Una Voce (actuel président: Michael Davies) réclame une solution canonique permettant d'établir la paix liturgique en passant outre aux blocages systématiques soulevés par ceux qui, souvent, se veulent par ailleurs les hérauts du dialogue et de la charité fraternelle entre chrétiens et non-chrétiens. Les pétitions et suppliques adressées au Pape étaient jusqu'ici demeurées lettres mortes.

En d'autres termes, la simple persuasion des évêques et du clergé par lente osmose a obtenu des résultats indéniables - en 1988 l'accord manqué avec Mgr Lefebvre avait suscité des cris d'effroi que l'on n'entend plus guère - mais elle a montré ses limites.  L'administration apostolique est sans doute une étape nécessaire pour aider les hiérarques et le clergé du nouveau rite à progresser dans l'ecclésiologie de communion. Rien de bien neuf si l'on songe aux Orientaux catholiques de la diaspora  en Europe et en Amérique. Arméniens et Gréco-catholiques ukrainiens disposent de leurs diocèses personnels en France; des paroisses nationales existent aux Etats-Unis depuis le XIXe siècle...

Il est possible que des administrations apostoliques continentales ou autres voient le jour, à partir de l'expérience de Campos. L'unité de l'Eglise n'est pas ce que voulaient les ultramontains les plus fanatiques, désavoués par Vatican... I, une uniformité. Le P. Cottier, dominicain, notait que son ordre avait disposé jusqu'au Concile de son propre rite au sein de l'Eglise latine, sans que l'unité n'en soit jamais mise en cause. Sait-on que saint Pie V, le pape dominicain qui a promulgué le missel de 1570, célébrait la messe en privé selon le rite... dominicain?

La réaction prudente et ouverte de Mgr Fellay (FSSPX) montre que les bases d'un dialogue existent. Certains à Rome et parmi les épiscopats, n'en veulent à aucun prix; ils peuvent compter sur ceux qui, au sein de la Fraternité Saint Pie X, pensent que Rome est un repaire d'esprits diaboliques (cf. des déclarations de Mgr Williamson, l'un des quatre évêques sacrés par Mgr Lefebvre, au début de l'année 2001). Ils existent dans une Fraternité où près de la moitié des prêtres on été formés après la rupture avec Rome (1988). Campos constituera un test grandeur nature de la pertinence de la nouvelle approche canonique.

Mais cette approche n'exclut pas d'autres démarches. Le "consensus différencié" d'Augsbourg a demandé beaucoup de patience. Il est né du travail des théologiens, de la connaissance mutuelle des partenaires ecclésiaux, d'un engagement ferme des responsables d'Eglises. La question liturgique au sein du catholicisme appelle un effort comparable, au-delà des imprécations d'un côté (Ecône), du ricanement suffisant de l'autre (les tenants du nouveau rite).

L'engagement intellectuel du cardinal Ratzinger est à cet égard significatif : son dernier livre, L'Esprit de la Liturgie, montre le chemin parcouru depuis 1969. Mgr Fellay, au début de l'année 2001, avait reconnu l'émergence d'un courant critique à l'égard des principes de base qui ont présidé au Novus Ordo au sein de l'Eglise dite "conciliaire". Une juste appréciation de Vatican II, dans sa complexité, est aussi possible: encore timidement, la FSSPX s'est engagée dans cette voie (efforts de réflexion, organisation de colloques...), non sans tension comme l'a montré l'ouvrage dénonçant les supposées déviations doctrinales de la messe de Paul VI, d'une manière beaucoup plus radicale que Mgr Lefebvre. La dimension traditionnelle de Vatican II est a contrario de plus en plus dénoncée par des théologiens réformateurs.

Une commission mixte FSSPX- Commission Ecclesia Dei (4) et autres pourrait oeuvrer à la manière de la démarche d'Augsbourg, en rendant compte chaque fois des avancées à l'instance ecclésiale de référence. Il y a là, me semble-t-il, un modèle à suivre.

Le pape a loué récemment, en termes forts, le missel romain dit de saint Pie V, qu'il a rapproché des rites orientaux. Il n'a plus célébré lui-même selon ce rite depuis 1970. Il pourrait imiter son frère dans l'épiscopat de Stockholm et concéder aux prêtres, dans son diocèse, Rome,  le libre usage du missel romain traditionnel, pour répondre en partie à une requête formulée par Ecône. Jean-Paul II a posé des actes spectaculaires qui ont ébranlé des défiances multiséculaires (cf. le mur des Lamentations, sa visite à Athènes...).  Pèlerin de l'unité et fidei defensor, il peut continuer à nous surprendre sur ce terrain. Le monde de la Tradition est décidément un monde où il se passe toujours quelque chose de neuf.

Notes
 
(1) Ce terme désigne des privilèges et permissions spéciales accordées par l'autorité pontificale en dehors des règles ordinaires.

(2) Luc Perrin fait allusion ici à Mgr Jean Bosco Chuabsamai Manat, évêque du diocèse de Ratchaburi (Thaïlande). Lors d'un long exposé prononcé le 15 février 2001 au Séminaire Saint Thomas d'Aquin de Winona (Minnesota) - exposé dont le texte circule dans les milieux traditionalistes - Mgr Manat, ordonné prêtre en 1961 et consacré à Rome par le Pape lui-nême en janvier 1986, a raconté son itinéraire, y compris ses contacts avec Mgr Salvador Lazo (1916-2000) et son retour au rite tridentin en l'an 2000. Mgr Manat expliquait également à cette occasion comment il entendait poursuivre son ministère d'évêque dans son diocèse sans diviser les fidèles, mais en les instruisant progressivement à revenir aux pratiques traditionnelles. Mgr Manat aurait célébré la messe à Ecône pour un groupe de pèlerins asiatiques le 16 août 2000. Observons enfin que Mgr Manat avait apparemment développé par ailleurs de bons contacts avec la voyante Vassula Ryden: il l'a accueillie lors de son voyage en Thaïlande en 1999 et entretenait déjà avec elle des relations antérieures. Enfin, Luc Perrin nous signale qu'il fut longtemps chargé du dialogue interreligieux au sein de l'épiscopat asiatique.

(3) L'abbé Berto, prêtre breton, fondateur des Dominicaines de Pontcallec,fut le théologien privé de Mgr Lefebvre au Concile et expert du Coetus. Il est décédé en 1968. (Note de Luc Perrin)
 
(4) La Commission Ecclesia Dei, instituée en 1988, résulte du protocole d'accord signé puis rejeté par Mgr Lefebvre. Elle reçut des facultés spéciales pour faciliter l'accueil des traditionalistes séparés dans la communion romaine. Elle a la tutelle des instituts et ordres religieux traditionnels, opère la sanatio in radice pour le sacrement de mariage, délivre parfois des celebret à des prêtres individuellement. Après 1991, elle a mis l'accent sur la persuasion des évêques réfractaires au motu proprio; elle n'a émis de consignes très ouvertes que pour l'épiscopat américain, avec un réel écho. Depuis 2000, le cardinal préfet de la Congrégation du Clergé est aussi président de cette Commission dont le secrétaire, depuis l'origine, est Mgr Camille Perl. En 2001, le pape y a nommé le Cardinal Ratzinger, Mgr Herranz, le Cardinal Medina Estevez et le Cardinal Billé. (Note de Luc Perrin)