Professeur Mattei - intervention  à Fontgombault - 22-24 juillet 2001
T. R. Pères Abbés, Révérends Pères,
T. R. Pères Abbés, Révérends Pères,
Mon intervention, comme vous pouvez bien vous l'imaginer, ne 
sera pas celle d'un liturgiste ni d'un théologien, mais celle d'un homme de 
culture, d'un historien, d'un catholique laïque qui essaie de situer les problèmes 
de l'Eglise dans l'horizon de son propre temps. Dans cette perspective, je me 
propose de développer certaines considérations sur les racines historiques et 
culturelles de la Réforme liturgique post-conciliaire. Je suis, en effet, 
convaincu que plus ce tableau sera clair, plus la compréhension et la solution 
des problèmes complexes que nous avons devant nous sera facile. Tout problème, 
et la liturgie ne fait pas exception, pour être saisi dans son essence, doit être 
en effet situé dans un contexte plus vaste. Celui qui voudrait étudier 
l'architecture gothique, par exemple, ne pourrait négliger son rapport avec la 
Scolastique médiévale si bien illustré par Erwin Panofski , de même qu'en 
voulant comprendre l'art figuratif du XIXe et du XXe siècle, il serait nécessaire 
de recourir aux études de Hans Sedlmayr , qui en saisissent la dimension idéologique 
profonde. Ainsi, autant un discours sur l'art doit aller au-delà de l'art, un 
jugement technico-esthétique n'étant pas suffisant, autant un discours sur la 
liturgie doit aller au-delà de la liturgie elle-même, en essayant de trouver 
le sens ultime de celle-ci. La liturgie, du reste, n'est pas seulement 
l'ensemble des lois qui règlent les rites. Ces rites, dans leur variété, 
renvoient à l'unité d'une foi. Sans ce contenu, le culte chrétien serait un 
acte extérieur, vide, dépourvu de valeur, une action non sacrée mais « 
magique », typique de certaines conceptions gnostiques ou panthéistes du 
monde. En ce sens, il a été bien dit : « le culte, compris dans toute sa plénitude 
et profondeur, va bien au-delà de l'action liturgique » . Dans ses formules, 
dans ses rites, dans ses symboles, la liturgie catholique doit refléter le 
dogme. Le dogme, a-t-on dit, est pour la liturgie ce que l'âme est pour le 
corps, la pensée pour la parole.
  
Il est donc nécessaire de rendre intime et profond le 
rapport entre la liturgie et la foi, que l'on a traditionnellement exprimé dans 
la formule lex orandi, lex credendi . Dans cet axiome nous pouvons aussi trouver 
une clé de lecture de la crise actuelle.
L'axiome Lex orandi, lex credendi dans la théologie du XXe siècle
Au début du XXe siècle, les théologiens modernistes 
re-interprétèrent l'axiome lex orandi, lex credendi selon les catégories de 
leur pensée qui, sous l'influence des idéologies alors dominantes, se 
nourrissait d'un évolutionnisme de matrice simultanément positiviste et 
irrationaliste. Georges Tyrrell, en particulier, considéré par Ernesto 
Buonaiuti comme le personnage « le plus intimement imprégné de foi et 
d'enthousiasme pour la cause moderniste » , identifia la révélation avec 
l'expérience vitale (religious experience), qui se réalise dans la conscience 
de chacun. C'est donc la lex orandi qui doit dicter les normes à la lex 
credendi et non l'inverse, vu que « le credo est contenu de façon implicite 
dans la prière et doit être extrait d'elle avec beaucoup de peine ; et que 
toute formulation doit être mise à l'épreuve et expliquée par la religion 
concrète qu'elle formule". On doit encore écrire l'histoire du 
modernisme après sa condamnation ; mais il est certain que plusieurs de ces 
instances pénétrèrent à l'intérieur du « Mouvement liturgique » , à tel 
point que Pie XII se vit contraint d'intervenir avec son importante encyclique 
Mediator Dei du 20 novembre 1947, pour en rectifier les déviations.
  
Le Pape condamna, en particulier, « l'erreur de ceux qui prétendirent 
que la Sainte Liturgie fut presque une expérience du dogme », se fondant sur 
une lecture erronée de l'adage lex orandi, lex credendi. "Ce n'est pas 
ainsi - affirme Pie XII - qu'enseigne et commande l'Eglise ; (.) si nous voulons 
distinguer et déterminer de façon générale et absolue les relations qui 
existent entre foi et liturgie, l'on peut affirmer avec raison que la loi de la 
foi doit établir la loi de la prière ». Pie XII réaffirme donc le primat de 
l'objectivité de la foi sur la liturgie comprise comme « expérience 
religieuse » subjective, à l'opposé de ceux qui semblaient indiquer dans la 
« praxis liturgique » la nouvelle norme de la foi catholique. Après la 
constitution Sacrosanctum Concilium du 4 décembre 1963 , la Réforme 
liturgique, entreprise par Paul VI en application aux décrets conciliaires et 
qui aboutit à la constitution apostolique Missale Romanum du 3 avril 1969 , mit 
de nouveau au jour le rapport entre la lex orandi et la lex credendi . Les 
premiers et plus influents critiques de la Réforme liturgique, les cardinaux 
Ottaviani et Bacci, en présentant à Paul VI un Bref examen critique du Novus 
Ordo Missae , définirent le nouveau rite comme « un éloignement 
impressionnant de la théologie catholique de la Sainte Messe telle qu'elle fut 
formulée dans la XXIIe session du Concile Tridentin ». Faut-il le rappeler, 
cette session avait défini la Messe comme Sacrifice vraiment propitiatoire dans 
lequel « Jésus-Christ lui-même est contenu et immolé de façon non sanglante 
» . Les critiques des cardinaux Ottaviani et Bacci et d'autres auteurs qui 
suivirent , soulignaient comment la nouvelle lex orandi de Paul VI ne reflétait 
pas sur ce point, de façon adéquate, la lex credendi traditionnelle de l'Eglise 
. S'ouvrit alors une discussion, non encore terminée, qui amena à des cas de 
conscience et à des fractures à l'intérieur de l'Eglise. Le Novus Ordo Missae, 
né aussi pour réaliser une forme de rencontre liturgique avec les 
non-catholiques, finit par produire, à l'opposé, une phase de désunion 
liturgique parmi les catholiques. La thèse de fond que j'essaierai d'exposer 
synthétiquement est celle-ci : le rapport lex credendi-lex orandi, implicite 
dans la Réforme liturgique, doit être lu à la lumière de la nouvelle théologie 
qui prépara le Concile Vatican II et qui surtout voulut en orienter les développements. 
La lex credendi exprimée par le Novus Ordo parait en ce sens comme la révision 
de la foi catholique par le « tournant » anthropologique et séculariste de la 
nouvelle théologie ; une théologie, il faut le souligner, qui ne se limite pas 
à re-proposer les thèmes modernistes, mais les fait siens après le marxisme, 
c'est-à-dire après une pensée qui se présente comme une « philosophie de la 
praxis » radicale et définitive. Cela signifie qu'un jugement global sur la Réforme, 
surtout trente ans après, ne peut pas se limiter à une analyse théorique du 
Nouveau Rite promulgué par Paul VI, mais doit nécessairement s'étendre à la 
« praxis liturgique » qui a suivi son institution . La Réforme liturgique 
aujourd'hui ne peut plus être considérée statiquement, dans les documents qui 
l'ont fondée, mais doit être vue dans son aspect dynamique, en faisant 
attention à une multiplicité d'éléments qui, bien que n'étant pas prévus 
par le Novus Ordo, sont devenus une part entière de ce qui pourrait être défini 
comme la praxis liturgique contemporaine.
La sécularisation de la liturgie
La Messe, qui est l'action sacrée par excellence , a 
toujours été réglée par un rite, c'est-à-dire par son ordo, selon les mots 
de saint Augustin : "totum agendi ordinem, quem universa per orbem servat 
Ecclesia" . Avec la Réforme liturgique, l'essence du Sacrement qui restait 
valide  et gardait toute son efficacité, ne changea pas, mais on « 
fabriqua », selon l'expression du cardinal Ratzinger , un rite ex novo. Le 
rite, dont la définition classique remonte à Servio (Mos institutus religiosis 
caeremoniis consecratus ), n'est pas en effet l'action sacrée mais la norme qui 
guide le déroulement de cette action. Il peut être défini comme l'ensemble 
des formules et des normes pratiques qu'il faut observer pour l'accomplissement 
d'une fonction liturgique déterminée, même si parfois le terme a une 
signification plus vaste et désigne une famille de rites (romain, grec, 
ambrosien). C'est bien pour cela que si les sacrements, dans leur essence, sont 
immuables, les rites, eux, peuvent varier selon les peuples et les temps. En théorie, 
le Novus Ordo de Paul VI établit un ensemble de normes et de prières qui réglaient 
la célébration du Saint Sacrifice de la Messe en substitution de l'ancien Rite 
romain ; de fait, la praxis liturgique révéla qu'on se trouvait face à un 
nouveau rite protéiforme. Au cours de la Réforme on introduisit 
progressivement toute une série de nouveautés et de variantes, un certain 
nombre d'entre elles non prévues ni par le Concile ni par la constitution 
Missale Romanum de Paul VI. Le quid novum ne saurait être limité à la 
substitution des langues vulgaires au latin. Il consiste également dans la 
volonté de concevoir l'autel comme une « table », pour souligner l'aspect du 
banquet à la place du sacrifice ; dans la celebratio versus populum, substituée 
au versus Deum, avec, pour conséquence, l'abandon de la célébration vers 
l'Orient, c'est-à-dire vers le Christ symbolisé par le soleil naissant ; dans 
l'absence de silence et de recueillement pendant la cérémonie et dans la théâtralité 
de la célébration accompagnée souvent de chants qui tendent à désacraliser 
une Messe dans laquelle le prêtre est souvent réduit à un rôle de « président 
de l'assemblée » ; dans l'hypertrophie de la liturgie de la parole par rapport 
à la liturgie eucharistique ; dans le « signe » de la paix qui remplace les génuflexions 
du prêtre et des fidèles, comme action symbolique du passage de la dimension 
verticale à celle horizontale de l'action liturgique ; dans la sainte communion 
reçue par les fidèles debout et dans la main ; dans l'accès des femmes à 
l'autel ; dans la concélébration, tendant à la « collectivisation » du 
rite. Il consiste surtout et enfin dans le changement et la substitution des prières 
de l'Offertoire et du Canon. L'élimination en particulier des mots Mysterium 
Fidei de la formule eucharistique, peut être considérée, comme l'observe le 
cardinal Stickler, comme le symbole de la démythification et donc de 
l'humanisation du noyau central de la Sainte Messe . Le fil conducteur de ces 
innovations peut être exprimé dans la thèse selon laquelle si nous voulons 
rendre la foi au Christ accessible à l'homme d'aujourd'hui, nous devons vivre 
et présenter cette foi à l'intérieur de la pensée et de la mentalité 
actuelle. La liturgie traditionnelle, de par son incapacité à s'adapter à la 
mentalité contemporaine, éloignerait l'homme de Dieu et se rendrait donc 
coupable de la perte de Dieu dans notre société. La Réforme se proposait 
d'adapter le Rite, sans entamer l'essence du Sacrement, pour permettre à la 
communauté chrétienne cette « participation au sacré » qui ne pouvait être 
saisie à travers la liturgie traditionnelle. Grâce au principe de la 
participatio actuosa, la communauté tout entière devient sujet et porteuse de 
l'action liturgique. « Le mot, apparemment si modeste, de 'participation 
active', pleine et consciente, est indice d'un arrière-plan inattendu »  
observe le père Angelus Häussling, en soulignant le rapport entre la 
participatio actuosa de la Réforme liturgique et celle qui, à l'école de Karl 
Rahner, a été appelée le « tournant anthropologique » (anthropologische 
Wende) de la théologie . Il ne semble pas excessif d'affirmer que la 
partecipatio actuosa de la communauté semble être le critère ultime de la Réforme 
liturgique dans la perspective d'une radicale sécularisation de la liturgie. 
Une telle sécularisation comporte l'extinction du sacrifice, action sacrée par 
excellence, qui sera remplacé par l'action profane de la communauté qui s'auto-glorifie, 
ou, selon les mots de Urs von Balthasar, vise à répondre à la louange de la 
Grâce de Dieu avec une « contre-gloire » purement humaine . Ce n'est plus 
vraiment le prêtre, in persona Christi, c'est-à-dire Dieu lui-même, qui agit, 
mais la communauté des fidèles, in persona hominis, pour représenter les 
exigences de ce monde moderne qu'un disciple de Rahner définit « comme saint 
et sanctifié dans son profane, c'est-à-dire saint sous forme d'anonymité » . 
A une « Parole divine, sacrale et pluriséculaire » qui a pour conséquence « 
une liturgie sacralisée séparée de la vie » , s'oppose une Parole de Dieu 
qui « n'est pas pure révélation, mais aussi action : elle réalise ce qu'elle 
manifeste » ; elle est « l'auto-réalisation absolue de l'Eglise » . La 
distinction, proposée par Rahner, entre la « sécularisation », qui devrait 
être positivement admise en tant que phénomène inévitable, et le « sécularisme 
» anti-chrétien, qui ne serait qu'une forme déviée de la sécularisation, 
est clairement captieuse. De fait, le mot sécularisation, tout en ayant une 
quantité de sens différents , est communément compris, de même que sécularisme, 
comme un processus de « mondanisation » irréversible de la réalité qui 
s'est progressivement libérée de tout aspect transcendant et métaphysique. 
 La sécularisation se présente en effet non seulement comme une 
acceptation de facto d'une sécularisation toujours croissante du monde actuel, 
mais aussi comme l'idée d'un processus irréversible et, en tant qu'irréversible, 
vrai. La sécularisation est « vraie » car la vérité est de toute façon 
immanente à l'histoire ; le sacré est « faux » pour son illusion de 
transcender l'histoire et d'affirmer une distinction qualitative entre la foi et 
le monde, entre transcendant et transcendantal. La foi en la puissance de 
l'histoire prend ainsi la place de la foi en la Providence et en la puissance de 
Dieu. Cette philosophie de l'histoire se fonde sur le mythe, propre à 
l'illuminisme, du monde devenu « adulte » qui doit se libérer des valeurs du 
passé, relevant de l'enfance de l'humanité, pour accéder à un niveau de vie 
tout à fait rationnel. Une telle vision a trouvé une expression rigoureuse 
dans la pensée protestante, surtout dans la thèse de Bonhoeffer sur la 
soi-disant « maturité du monde » (Mündigkeit der Welt) , une maturité que 
l'on atteint avec l'élimination du sacré de la vie, dans toutes ses 
dimensions. Cette maturité a été portée à son ultime cohérence par le 
marxisme gramscien qui a représenté le développement conséquent au XXe siècle 
de la philosophie des Lumières et le point d'arrivée du sécularisme en tant 
qu'immanentisme radical. La théologie progressiste, surtout après le Concile, 
a voulu substituer à la philosophie traditionnelle la philosophie « moderne », 
en se subordonnant inévitablement au marxisme. Ce dernier représentait pour le 
progressisme catholique la première philosophie qui avait réussi à 
transporter son critère de vérité dans la praxis et qui, dans le succès de 
cette praxis, semblait démontrer la vérité de sa pensée. On a remarqué 
l'affinité entre la vision théologique de Tyrrell, fondée sur le primat de la 
lex orandi sur la lex credendi, et le concept d' « auto-réalisation » de l'Eglise 
dans la pastorale et dans la liturgie de Karl Rahner . Cependant, les instances 
du premier modernisme sont développées par la théologie progressiste à l'intérieur 
d'un horizon de pensée qui n'est plus simplement positiviste mais marxiste, un 
horizon de pensée qui parachève un processus, jugé nécessaire, qui enfonce 
ses racines dans la Philosophie des Lumières et dans le Protestantisme et, plus 
loin encore, dans le mouvement intellectuel qui provoqua la fin de la société 
médiévale . "La philosophie de la praxis - selon Gramsci - est le 
couronnement de tout ce mouvement de réforme intellectuelle et morale ; (...) 
elle correspond au lien Réforme protestante + Révolution française » . La 
philosophie de la praxis gramscienne, retranscrite théologiquement, conduit à 
la nécessité d'une nouvelle praxis orandi. La Réforme liturgique se présente 
donc comme le Verbe de la nouvelle théologie qui se fait chair, c'est-à-dire 
praxis, en « auto-réalisant » l'Eglise par la nouvelle liturgie sécularisée.
Nouvelle liturgie et post-modernité
Ainsi qu'on a pu l'observer, le problème va bien au delà de 
la liturgie elle-même : il touche le jugement d'ensemble sur les rapports entre 
l'Eglise et la civilisation moderne ; il renvoie à la nécessité d'une théologie 
de l'histoire. Surtout il ne peut être résolu de façon abstraite mais doit 
tenir compte de ce qui s'est passé dans l'Eglise au cours de ces trente dernières 
années. A travers la Réforme liturgique, la théologie séculariste a recherché 
dans la praxis la preuve de sa propre vérité. Or la vérité qui résulte de 
cette praxis n'a pas été un rapprochement entre l'Eglise et le monde mais au 
contraire une extranéité toujours plus grande entre l'Eglise et le monde, 
laquelle a atteint son comble dans la crise de la foi désormais admise par 
tous. La nouvelle théologie a recherché la rencontre avec le monde moderne 
exactement à la veille de la débâcle de ce monde . En effet, en 1989, avec le 
soi-disant « socialisme réel », tous les mythes de la modernité et de l'irréversibilité 
de l'histoire qui représentaient les postulats du sécularisme et du « 
tournant anthropologique », se sont écroulés. Le paradigme de la modernité 
est remplacé aujourd'hui par celui post-moderne du « chaos », ou de la « 
complexité », dont le fondement est la négation du principe d'identité-causalité 
dans tous les aspects du réel . En se subordonnant à ce projet culturel, la 
nouvelle théologie progressiste se propose la « déconstruction » de tout ce 
qu'elle avait « fabriqué » au cours de ces trente dernières années, en 
commençant par une Réforme liturgique qu'elle considère aujourd'hui 
construite selon un modèle abstrait et «bureaucratique ». Ainsi, au schéma 
« monoculturel moderne » du nouvel Ordo Missæ, on oppose l'« inculturation 
» postmoderne de la liturgie qui est laissée à la « créativité » des églises 
locales . L'éloignement de la liturgie romaine est décrit par Anscar J. 
Chupungo selon les phases de l' « acculturation », de l' « inculturation » 
et de la « créativité liturgique », à travers un processus dynamique qui du 
terme a quo du Rite romain traditionnel puisse aboutir, comme terme ad quem, aux 
« valeurs, rituels et traditions » propres aux églises locales .
  
A l'intérieur de cet horizon de « tribalisme liturgique », 
on pourrait donc aussi prévoir la création d'un « ghetto » traditionaliste 
reconnu canoniquement et considéré comme « l'église locale » de ceux qui 
veulent rester « inculturés » au passé. Cependant, ce « multiritualisme » 
postmoderne n'a rien à voir avec la pluralité de rites reconnue 
traditionnellement par l'Eglise à l'intérieur d'une même unité de foi et 
d'une seule lex credendi dont les différents rites sont l'expression. 
Aujourd'hui, la fragmentation des rites risque de déboucher sur une 
parcellisation des visions théologiques et ecclésiologiques destinées à 
entrer en conflit. Le chaos liturgique se présente comme un reflet du désordre 
institutionnalisé que l'on voudrait introduire dans l'Eglise pour en 
transformer la Constitution divine. Comment ne pas partager ces mots du cardinal 
Ratzinger ? « Ce que précédemment nous savions seulement théoriquement, est 
devenu une expérience concrète : l'Eglise subsiste et tombe avec la liturgie. 
Quand l'adoration à la Trinité divine disparaît, quand dans la liturgie de l'Eglise 
la foi ne se manifeste plus dans sa plénitude, quand les paroles, les pensées, 
les intentions de l'homme l'étouffent, alors la Foi aura perdu son lieu 
d'expression et sa demeure. C'est donc pour cela que la vraie célébration de 
la sainte Liturgie est le centre de tout renouvellement de l'Eglise » .
Proposition de solutions
Suite à ces considérations, on peut en déduire des 
conclusions pratiques que je me permets d'exposer en esprit d'amour envers l'Eglise 
et la Vérité.
  
1) Du point de vue des catholiques fidèles à la Tradition, 
prêtres et laïques, la solution de tout problème, à court terme, doit être 
recherchée, à mon avis, à l'intérieur de deux « invariables » : d'un côté 
il est nécessaire que les fidèles « traditionnels » reconnaissent, non 
seulement en théorie mais aussi dans toutes les conséquences pratiques, la plénitude 
de juridiction qui appartient à l'autorité ecclésiastique légitime. D'autre 
part il est clair que l'autorité ecclésiastique ne peut légitimement exiger 
des prêtres et des fidèles de faire positivement quoi que ce soit qui aille 
contre leur propre conscience. Le cardinal Ratzinger a écrit des pages très 
aiguës sur l'inviolabilité de la conscience qui a son fondement dans le droit 
à croire et à vivre comme des chrétiens croyants . « Le droit fondamental du 
chrétien - a-t-il écrit - est le droit à la foi intègre »  et, 
pourrions-nous ajouter, à une liturgie intègre. Il ne sera pas difficile de déduire 
les conséquences canoniques et morales de ces principes clairs.
  
2) En regardant les choses, non du point de vue des 
catholiques fidèles à la Tradition, mais sub specie Ecclesiae, il me semble 
que la seule voie que les autorités ecclésiastiques puissent raisonnablement 
parcourir à moyen terme, soit celle indiquée par la formule « réforme de la 
Réforme liturgique » . Cette voie suscite chez certains « traditionalistes » 
perplexité et scepticisme car la « réforme de la Réforme » ne constituerait 
pas une « restauration » vraie et intègre du rite traditionnel. Mais s'il est 
vrai, comme le soutiennent les traditionalistes eux-mêmes, que la Réforme 
liturgique parvint à exécuter une vraie « Révolution », au moment même où 
elle affirmait sa continuité avec la Tradition, comment nier à une réforme 
d'esprit contraire, la possibilité de parvenir, même graduellement, à un 
retour à la Tradition ? D'autre part il devrait être clair que la « réforme 
de la Réforme » n'aurait pas de sens si elle était « offerte », ou mieux 
imposée aux « traditionalistes », pour leur demander d'abandonner un rite 
auquel, en conscience, ils ne veulent pas renoncer ; elle a un sens, au 
contraire, si elle est proposée à l'Eglise universelle pour rectifier, au 
moins en partie, les déviations liturgiques en cours. La « réforme de la Réforme 
» a un sens en tant que « transition » vers la Tradition et non en tant que 
prétexte pour l'abandonner.
  
3) Ces mesures, bien que nécessaires, ne peuvent pas résoudre 
le problème de fond. Dans une phase que d'aucuns pourraient considérer trop 
longue mais qui, en réalité, est seulement urgente, car elle n'admet pas de 
raccourcis, il est nécessaire de renouer avec une vision théologique, ecclésiologique 
et sociale, fondée sur la dimension du sacré, c'est-à-dire sur un projet de 
re-sacralisation de la société diamétralement opposé au projet de sécularisation 
et de déchristianisation dont nous subissons les conséquences dramatiques. 
Cela signifie qu'on ne peut pas imaginer une réforme ou restauration liturgique 
faisant abstraction d'une réforme ou restauration sur le plan théologique, 
ecclésiologique et culturel. L'action sur le plan de la lex orandi devra être 
parallèle à celle menée sur le plan de la lex credendi pour une reconquête 
des principes fondamentaux de la théologie catholique, à commencer par une 
conception théologique exacte du Saint Sacrifice de la Messe. Aujourd'hui le sécularisme 
est en crise. Toutefois les nouvelles formes de sacré, qu'il s'agisse de la 
religiosité New Age ou de l'Islam qui prospère en Occident, éliminent le 
Sacrifice de Jésus-Christ et donc l'idée que l'homme peut être sauvé 
seulement par l'Amour gratuit de Dieu, par Son Sacrifice, et qu'à un tel don, 
l'homme doit répondre en embrassant lui aussi la Croix rédemptrice. Il faut 
donc s'approcher avec amour du mystère sublime de la Croix et de l'idée de 
sacrifice qui en découle. Le sacrifice, dont le modèle est le martyre et dont 
l'expression est le combat chrétien, est avant tout le renoncement à un bien légitime 
au nom d'un bien plus élevé. Le sacrifice suppose une mortification de 
l'intelligence qui doit se plier à la Vérité, sur une ligne exactement 
contraire à celle de l'auto-glorification de la pensée humaine qui a caractérisé 
les derniers siècles. Mais comment imaginer une reconquête de l'idée de 
sacrifice qui est au cour de la vision catholique de l'histoire et de la société 
sans que cette idée soit avant tout vécue ? Il est nécessaire, me 
semble-t-il, que l'idée de sacrifice imprègne la société dans la forme, 
aujourd'hui extrêmement abandonnée, d'esprit de sacrifice et de pénitence. 
Celle-ci, et non d'autres, est l' « expérience du sacré » dont notre société 
a un besoin urgent. Au principe d'hédonisme et d'auto-célébration du « Je » 
qui constitue le noyau du processus révolutionnaire pluriséculaire qui agresse 
notre société, il faut opposer le principe vécu du sacrifice. Une reconquête 
catholique de la société est impossible sans esprit de pénitence et de 
sacrifice, et sans cette reconquête des principes et des institutions chrétiennes, 
il est difficile de pouvoir imaginer un retour à la Liturgie authentique et à 
son cour : l'adoration due au seul vrai Dieu. L'appel à la pénitence, et 
surtout un exemple de pénitence, peuvent valoir beaucoup plus que de nombreuses 
théories. C'est peut être pour cela qu'à Fatima la Sainte Vierge indique le 
chemin de la pénitence comme étant le seul par lequel le monde contemporain 
pourrait se sauver. Le triple appel à la pénitence de l'Ange dans le Troisième 
secret de Fatima , est un manifeste de doctrine et de vie qui nous indique la 
voie pour toute restauration, même liturgique.
