SOURCE - Abbaye de Bellaigue - Lettre aux Amis et Bienfaiteurs n° 24 - Mai 2015
Lorsque la lumière du couchant caresse le tympan du grand portail de Vézelay, ces figures de pierre semblent vibrer comme les cordes d’un psaltérion pour chanter plus qu’un «catéchisme en image», mieux qu’une «théologie de pierre» : une théologie qui animait la vie de prière de nos frères moines du XIIe siècle. Un «magnifique résumé du monde», comme l’écrit Émile Mâle ? Oui, mais dans la perspective de sa conversion par la grâce de l’Évangile et de son salut dans l’Église.
Aucune œuvre n’a semblé plus mystérieuse aux historiens de l’art, aucune n’a été plus diversement interprétée. On y a vu tour à tour un souvenir de la croisade prêchée par S. Bernard en ces lieux (dans les mêmes années, le moine Julien de Vézelay raconte à ses frères, sur un ton épique, un haut fait des armées croisées, qu’il compare à la conquête de la Terre promise par le peuple d’Israël), une représentation des sept Églises de l’Apocalypse, une image de l’Église chrétienne préfigurée par des personnages de l’Ancien Testament, l’incrédulité des Juifs et l’entrée des Gentils dans l’Église (sur le linteau).
Lorsque la lumière du couchant caresse le tympan du grand portail de Vézelay, ces figures de pierre semblent vibrer comme les cordes d’un psaltérion pour chanter plus qu’un «catéchisme en image», mieux qu’une «théologie de pierre» : une théologie qui animait la vie de prière de nos frères moines du XIIe siècle. Un «magnifique résumé du monde», comme l’écrit Émile Mâle ? Oui, mais dans la perspective de sa conversion par la grâce de l’Évangile et de son salut dans l’Église.
Aucune œuvre n’a semblé plus mystérieuse aux historiens de l’art, aucune n’a été plus diversement interprétée. On y a vu tour à tour un souvenir de la croisade prêchée par S. Bernard en ces lieux (dans les mêmes années, le moine Julien de Vézelay raconte à ses frères, sur un ton épique, un haut fait des armées croisées, qu’il compare à la conquête de la Terre promise par le peuple d’Israël), une représentation des sept Églises de l’Apocalypse, une image de l’Église chrétienne préfigurée par des personnages de l’Ancien Testament, l’incrédulité des Juifs et l’entrée des Gentils dans l’Église (sur le linteau).
Toutes ces propositions ne sont pas forcément contradictoires et concernent les scènes secondaires de cette vaste composition. Le sens général découle de la scène centrale : dans le demi-cercle du tympan, un Christ gigantesque apparaît. De ses mains ouvertes fusent de longs rayons (ils étaient peints en rouge à l’origine, seule polychromie semble-t-il de cette sculpture, hormis quelques traits noirs sur un fond blanchâtre pour rehausser les contours) qui viennent frapper les apôtres assis à ses côtés. C’est la descente du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte, assure Émile Mâle. Mais d’après une autre interprétation , il faudrait y voir une représentation de la mission des Apôtres, au jour de l’Ascension. Ce serait alors la traduction de deux passages des Évangiles : Jésus leur dit : Allez enseigner toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit (Matthieu XXVIII, 19). Allez dans le monde entier, prêchez l’Évangile à toute créature… et le Seigneur Jésus, après qu’il leur eut parlé, fut enlevé au Ciel et il siège à la droite de Dieu (Marc XVI, 15-19).
La pose assise du Christ ne répugne pas à l’évocation de l’Ascension comme le prouvent maints exemples, selon une formule qui succède à la repré- sentation «hellénistique» où le Christ escalade le Ciel tel un Olympe. Une visible exultation traverse cette sil- Vézelay : Joie pour Dieu, ô toute la terre houette en «éclair», qu’accentue le frémissement des faisceaux de plissés du vêtement. Et cette vie, ce mouvement se communiquent aux apôtres: «Je vous ai dit ces choses afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite» (Jean XV, 11), puis à tous les peuples de la terre (si c’est bien cela qu’a voulu figurer le sculpteur autour du tympan). «Ils se convertissaient en grand nombre à la foi, lit-on dans un sermon d’Honorius d’Autun pour le jour de la Pentecôte, par des signes et des prodiges… Car par la vertu de l’Esprit-Saint, les apôtres rendaient la lumière aux aveugles, ouvraient les oreilles des sourds, déliaient les langues des muets, faisaient marcher les boiteux, guérissaient les lépreux, chassaient les démons, ressuscitaient les morts.»
Ainsi, notre artiste aurait représenté quelques-uns de ces miracles. Mais ce n’est pas tout : que viennent faire ces monstres parmi les nations qui reçoivent l’Évangile ? Ces deux hommes à tête de chien, ces autres aux oreilles démesurées qui les enveloppent comme les valves d’un coquillage ? Ces êtres étranges sont, eux aussi, fils d’Adam ; ce sont, à n’en pas douter, les cynocéphales de l’Inde et puis ces peuples scythiques qu’Isidore de Séville appelle les Panotti, «ceux qui sont tout oreilles». Les cynocéphales peuvent-ils être considérés comme des êtres humains ? Participent-ils à la Ré- demption ? C’est un des problèmes que le moyen âge a agités. Ratramne, moine de Corbie au temps de Louis le Débonnaire, a écrit une longue lettre à ce sujet.
Au linteau s’instruit une procession de toute cette ethnologie fabuleuse, en marche vers deux hautes figures dont la tête pénètre le «Ciel» du Christ et des apôtres : S. Pierre et S. Paul, qui font entrer ces peuples étranges dans l’Église. En face, une autre file de personnages chargés d’offrandes ; en tête, des sacrificateurs conduisent un taureau, un grand-prêtre paraît les attendre, qui est adossé au trumeau, comme S. Pierre et S. Paul, mais sans le transcender comme eux. Est-ce là une image du monde païen ? ou du peuple juif qui ne dépasse pas encore les ombres pour embrasser leur réalisation ?
La grande statue, debout au milieu du trumeau, achève de nous donner le sens de cette immense scénographie : S. Jean-Baptiste, emblème du baptême, sans lequel on ne peut entrer dans l’Église. C’est lui qui a dit : «Je vous baptise par l’eau, mais Celui qui viendra après moi vous baptisera par l’Esprit-Saint et par le feu.»
Dans ce tympan que domine la majestueuse figure du Christ, de même qu’Il remplit de son invisible et vivifiante présence toute l’Église son Épouse, tout est passion, souffle et flamme. Les tuniques des apôtres sont soulevées par ce grand vent qui fit irruption dans le Cénacle et qui balaie tout ce qui n’est pas pur. Il ne manque ni les fleuves d’eau vive (à la main droite du Christ) que l’Esprit fait jaillir du sein de ceux qui croient, ni les frondaisons salutaires pour la guérison des Gentils (Apocalypse XXII, 2, au-dessus de la main gauche du Christ).
Mais il y a surtout une flamme de Charité, cette «chaleur du Verbe qui remplit les cœurs de ceux qui appartiennent au Christ» (hymne des Matines de la Pentecôte). Ces peuples au visage de bête ne font pas sourire ceux qui ont compris la grave pensée de l’artiste : la parole divine doit descendre jusqu’aux limites de l’animalité ; d’un être déchu, l’Évangile fera un fils de Dieu. On respire là l’enthousiasme du missionnaire chrétien, du soldat croisé et du moine qui se tient comme Jérémie en la présence de son Seigneur afin d’intercéder, d’attirer la grâce sur tous les hommes.
Et pourtant, ce ne fut jamais facile à Vézelay ! Le monastère a eu des débuts difficiles. On s’y est battu, tué, empoisonné ; un abbé a été assassiné, la tête coupée ; les habitants se sont révoltés contre les moines ; le comte de Nevers a semé la discorde ; la voûte a pris feu. C’est au milieu de ces troubles et de ces misères que sont nées des œuvres d’art grandes, fortes et pacifiques, à l’image de l’âme de ceux qui les bâ- tirent. Car voilà le secret de ces beaux ouvrages : les troubles du monde n’atteignent point ceux qui ont renoncé au monde. Même les bonnes choses ont un goût d’amertume pour ceux dont le cœur est à Dieu. Et les mauvaises n’entament point leur paix ni ne les replient sur eux-mêmes.
Chaque matin, à l’heure où le soleil débute sa course sur la face de la terre, ces moines ouvraient comme nous aujourd’hui l’office des Laudes en saluant la vraie Lumière qui illumine tout homme venant en ce monde avec les paroles de ce psaume plein de désir pour l’extension du règne de notre doux Roi : Que Dieu nous prenne en grâce et nous bénisse, faisant luire sur nous son visage ; sur la terre on connaîtra vos voies, parmi toutes les nations votre salut. Que les nations jubilent et chantent, car vous jugez le monde avec justice, les peuples avec droiture. À vous, Dieu, la louange des peuples unanimes, la louange des peuples. Que Dieu nous bénisse et qu’il soit craint de tous les confins de la terre (Psaume LXVI).