SOURCE - Hervé Bizien - Monde & Vie (n°826) - avril 2010
Prêtre de l’Institut du Bon Pasteur et directeur de publication de Respublica Christiana, l’abbé Guillaume de Tanoüarn a consacré le deuxième numéro de cette revue aux «Catholiques et la Shoah», dans laquelle il voit une Apocalypse du monde contemporain.
Prêtre de l’Institut du Bon Pasteur et directeur de publication de Respublica Christiana, l’abbé Guillaume de Tanoüarn a consacré le deuxième numéro de cette revue aux «Catholiques et la Shoah», dans laquelle il voit une Apocalypse du monde contemporain.
Dans le dossier que vous consacrez au catholiques et à la Shoah, vous évoquez l’« unicité » de ce génocide. Ce n’est pourtant ni le premier, ni le dernier, hélas, de l’histoire…
Il existe bien évidemment d’autres génocides, dans l’histoire du peuple juif comme dans celle de l’humanité. « L’unicité » de la Shoah me semble-t-il, ne tient pas au fait que le nombre de morts ait été supérieur – on peut reprocher à Staline par exemple, en particulier en Ukraine, d’avoir condamné à mourir par la faim et par les camps des millions d’individus –, mais à la fois à ce que Imre Kertesz appelle le génie « éthique » des Juifs et à ce que la Shoah s’est déroulée dans l’un des pays les plus civilisés d’Europe. Si l’Allemagne des musiciens et des philosophes a pu supporter un führer comme Adolf Hitler, c’est que l’humanisme occidental, à son zénith en Germanie, n’a pas pu empêcher cette monstruosité. Pire: la virtuosité langagière d’un Heiddeger, l’intelligence anticipatrice d’un Carl Schmitt, n’ont pas résisté au charme épouvantable de cet homme qui prétendait fonder un Reich pour 1000 ans et dont l’outrance n’a pas duré quinze ans. L’un comme l’autre ont été encartés au NSDAP. Ernst Nolde, entre Danemark et Schleswig-Holstein, a choisi lui aussi l’Allemagne, alors même que ses oeuvres faisaient partie de l’exposition des peintres dégénérés en 1934 et que plusieurs ont été brûlées. Nazi quand même ? Pas sûr, mais silencieux en tout cas, comme tant d’autres que leur culture admirable n’a pas protégés contre l’inhumanité du monstre.
Vous revenez en ouverture de votre dossier sur les propos tenus par Mgr Williamson. Pourquoi ?
Pour moi, les dix minutes durant lesquelles Mgr Williamson a expliqué à la télévision suédoise qu’il y avait eu « seulement » 100000 ou 200000 morts juifs à Auschwitz, ont constitué un véritable traumatisme. Je n’ai pas été ordonné prêtre par Mgr Williamson mais par Mgr Tissier de Malleray, mais j’avoue que je ne peux pas comprendre (je l’ai écrit sur mon blog en janvier 2009) comment il a pu engager médiatiquement un combat aussi absurde alors qu’il était évêque – et donc, comme tous les évêques, l’évêque de tous, l’homme de tous. En tout cas, c’est lui qui m’a donné l’occasion de lire, de réfléchir et d’écrire sur ce sujet décisif dans l’histoire de la culture occidentale qu’est le génocide des Juifs par l’un des pays les plus civilisés du monde.
Le terme de Shoah ne fait-il pas référence à la conception religieuse juive de cette persécution ?
On a d’abord parlé, à propos du génocide juif, de l’Holocauste, c’est-à-dire d’un sacrifice que certains ont même élevé jusqu’au sacrifice du Christ sur le Golgotha. Cette christianisation
d’Auschwitz me semble indue quand il s’agit des morts juifs. Imre Kertesz et beaucoup de ceux qui se sont exprimés sur la Shoah ont souligné le caractère totalement gratuit de cette mort pour les Juifs déportés, qui souvent n’avaient plus aucune conception religieuse et qui aspiraient, comme le souligne Christian Attias, à s’intégrer dans le monde occidental. Parlerde Shoah, c’est-à-dire de « catastrophe », ce n’est pas faire référence à une conception religieuse quelconque, mais c’est montrer l’absence totale de signification de ces morts qui, de leur point de vue, meurent pour rien. Roberto Benigni a raison de montrer, dans son film « La Vie est belle » que, face à la Shoah, le terrible rire du non-sens a sa place.
Le peuple juif a été élu par Dieu pour accueillir, en Marie, l’Incarnation. D’une certaine manière, la Shoah n’entre-t-elle pas en résonance avec l’Incarnation ?
Je crois qu’il ne faut pas essayer de christianiser les Juifs malgré eux, comme si l’on s’appropriait théologiquement leur mort. En revanche, il me semble impossible que la Shoah dans sa brutalité absurde n’ait pas une signification religieuse. Pour moi, loin d’être un Golgotha, c’est une sorte d’Apocalypse du monde contemporain. « Cette génération ne passera pas que tout ne soit accompli », dit le Christ en saint Matthieu. Je pense qu’effectivement, chaque génération a sa propre Apocalypse, manifestant la puissance du mal et l’urgence de la Rédemption et de la Vérité chrétienne. A la naissance du Christ a correspondu le massacre des Innocents (« Rachel pleure ses enfants car ils ne sont plus », commente l’évangéliste.) Ce massacre des Innocents, dans sa gratuité absurde, a choqué l’antiquité au point que Macrobe, historien païen du IVe siècle, en parle encore. Je pense qu’on parlera encore de la Shoah dans plusieurs siècles. Et je crois aussi que les Juifs, à travers l’interprétation qu’ils en donnent, manifestent au monde la puissance du mal, et cela alors que la civilisation et l’humanisme paraissent le seul salut de l’humanité. Or ni la civilisation, ni l’humanité n’ont évité Hitler. Décidément, le Salut est ailleurs !
Dans la lecture juive de cet événement, Auschwitz doit rester un lieu de mort. La lecture chrétienne n’est-elle pas différente ?
Je ne sais pas s’il existe une lecture juive unique de la Shoah. Je me souviens d’un dialogue public avec Théo Klein, durant lequel il assénait: « Dieu s’est tu à Auschwitz! » Notons que Hans Jonas, dans Peut-on penser après Auschwitz ?, expliquait avec les sages de la Kabbale que la puissance de Dieu, qui avait supporté Auschwitz, ne pouvait pas être une puissance infinie… Et pourtant, dans l’Ancien Testament, figurent deux génocides antisémites: celui auquel Moïse a mis fin en Egypte et celui auquel Esther a mis fin en Perse. Et l’on peut dire que la déportation à Babylone par les Assyriens a aussi sous certains aspects l’allure d’un génocide. Ces événements apocalyptiques qui ont jalonné l’histoire du peuple juif ont toujours été interprétés comme les signes de l’approche d’un salut divin. Il me semble que c’est à travers ce modèle apocalyptique que l’on peut, juifs et chrétiens, sans aucune forme d’annexionnisme, penser Auschwitz aujourd’hui : la puissance déchaînée du mal est un appel au Salut.
Il existe aujourd’hui d’autres génocides, banalisés: je pense à l’avortement…
L’horreur, à notre époque, est forcément « soft » et d’autant plus horrible. Ainsi l’avortement, simple « interruption volontaire de grossesse », est une horreur très « soft ». Notre société banalise le mal. Le message de la Shoah est plus que jamais d’actualité pour nous réveiller de notre bonne conscience.
Propos recueillis par Hervé Bizien (monde et vie n° 826)