15 janvier 2007

[Abbé Christophe Héry - Le Mascaret] Un débat ouvert sur la liturgie, la Tradition et ses ruptures

SOURCE - Abbé Christophe Héry - Le Mascaret - Janvier 2007

Un débat ouvert sur la liturgie, la Tradition et ses ruptures
Première rencontre universitaire foi et raison, le 2 décembre 2006 à Paris

Dans l’attente où se trouve l’Église du Motu proprio de Benoît XVI sur la liberté de la messe traditionnelle, le colloque « Les célébrations liturgiques » qui s’est tenu le 2 décembre 2006 à Paris, sous l’égide du Bon Pasteur, manifeste la présence active du nouvel Institut dans le débat historique et théologique interne à l’Église. Se sont réunis durant une journée, avec bonheur et clarté, des professeurs d’université, des prêtres et des religieux qui ont captivé une assemblée d’une centaine de participants, autour du thème brûlant : « Tradition ou mutation ? »
I- La Messe des Pères et des Docteurs
Le professeur Philippe Bernard, de l’Université de Provence, spécialiste du chant grégorien et de la liturgie au bas Moyen-Âge, ouvrait cette première Rencontre universitaire foi et raison par la mise en place du problème de l’évolution de la liturgie. Par une analyse historique de la notion de « développement organique » (Sacrosanctum Concilium, n° 23), telle que l’emploient des auteurs qui divergent sur sa signification, il propose une démonstration originale du caractère « inopérant » de cette expression, si l’on veut rendre compte de la réalité de la tradition des rites de l’Église romaine à travers les âges. L’idéologie du progrès historique tout comme celle de l’élan vital, adossées à l’imaginaire darwinien de la mutation adaptative, altèrent selon Ph. Bernard la question de l’histoire des rites latins. C’est la volonté des papes qui explique aux yeux de l’historien les réformes successives, et non une supposée vie propre de la liturgie, dont le mouvement naturel connaît des périodes de décadence. Le « développement organique » serait-il une boîte noire qui n’explique rien mais justifie ce qu’on veut ? Le débat est désormais ouvert.
La doctrine du « mystère pascal » est-elle une nouveauté ?
Pour répondre à cette question, le professeur Alain Rauwel, agrégé à l’Université de Bourgogne et spécialiste des liturgies du haut Moyen-Âge, retraçait l’histoire des doctrines qui accompagnent le rite romain, à travers l’enseignement des Pères et des Docteurs – notamment saint Thomas d’Aquin. Il démontre ainsi que la doctrine médiévale de la Messe, vrai sacrifice, évoque principalement le Christ souffrant, mais aussi le Christ ressuscitant, montant aux cieux et siégeant à la droite du Père. Cette approche thomiste d’un sacrifice du Christ consommé dans le Ciel et actualisé par les rites de la Messe trouve son épanouissement au XVIIe siècle dans la doctrine de l’école française fondée par le cardinal de Bérulle. Un autre débat s’ouvrirait ici, pour mesurer ce que le « mystère pascal » qui sous-tend la nouvelle théologie de la célébration (chez dom Casel par ex.) doit au thomisme, et en quoi il s’en écarte. On ne peut ni réduire la Messe à l’actualisation de la seule passion du Christ, coupée de la résurrection et de l’ascension, ni non plus à un simple mémorial de la Cène et de la Pâque, comme le revendiquent nombre de liturgistes qui ont influencé le rite de Paul VI.
L’autel et la croix au premier millénaire
De quand datent les crucifix sur les autels ? L’abbé Stéfano Carusi, de l’Institut du Bon Pasteur, en formation à Rome et docteur en archéologie chrétienne diplômé de l’Université de Macerata (Italie), présentait en seconde partie de la matinée le résultat de ses travaux sur les représentations des croix d’autel au cours du premier millénaire. Les découvertes archéologiques récentes, en Syrie, à Rome et à Ravenne, ont prouvé que dès l’antiquité chrétienne et tout au long du Moyen-Âge, la représentation artistique de la croix du Christ, peinte ou sculptée, vers laquelle se tourne l’assemblée liturgique, est expressément rapportée à l’autel où se célèbrent les saints mystères. Ce lien figuratif très ancien entre la croix et l’autel atteste l’antiquité du caractère sacrificiel des rites, et leur corrélation étroite avec le Calvaire. Du point de vue scientifique, il est devenu impossible de soutenir que les croix d’autel seraient apparues au XIIe ou au XIIIe siècle, voire au Concile de Trente, comme l’ont prétendu maints liturgistes dans la mouvance de Vatican II.
Comment Cajetan répondait à Luther
L’abbé Guillaume de Tanouärn, de l’Institut du Bon Pasteur, directeur du centre Saint-Paul et doctorant en philosophie, abordait quant à lui la définition théologique des rites comme signes sensibles et efficaces, tels que Cajetan les défendaient au XVIe siècle en réplique à Luther et au protestant helvétique Zwingli. Face à l’idée protestante d’une foi purement intellectuelle, le dominicain de la Contre Réforme critique le déni de la médiation sacramentelle des signes sensibles (les croix, les génuflexions, les bénédictions, la consécration du pain et du vin, etc.), en lesquels consiste la liturgie romaine, et par quoi le Christ continue de communiquer sa grâce salvatrice. En guise de commentaire, on peut dire que la volonté d’œcuménisme qui a prévalu lors de la réforme de 1969 a placé la théologie de la célébration sur le terrain même voulu par Luther. Ainsi, tant que n’est pas dépassée la problématique protestante du mémorial de la Cène, sans rites et sans autres signes que l’assemblée elle-même, Cajetan garde son autorité pour défendre la corrélation essentielle entre sacrifice et sacrement dans la liturgie.
II- La messe des experts et des auteurs
L’après-midi, Madame Millet-Gérard, Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, s’attachait à retracer le lien esthétique qui joint « littérature et liturgie au XXe siècle ». Le mouvement symboliste, à la fin du XIXe siècle, connut de nombreuses conversions par la liturgie. Déjà, l’athée Mallarmé avait fourni des pistes, par ses chroniques titrées « Offices ». Mais alors que les écrivains déplorent les sermons et la rigidité d’une religion jansénisante, c’est la liturgie romaine, « immolation solennelle de l’éphémère », qui fascine les esthètes et qui sauve tout. Dans le célèbre récit, publié en 1913, où il évoque sa conversion de Noël 1886 à Notre-Dame de Paris, Claudel souligne qu’entré là par désoeuvrement, il fut retourné par le chant du Magnificat. La liturgie fut le « grand livre » où il apprit sa foi toute neuve.
 
Huysmans, lui,  tombe sous le charme du grégorien des Bénédictines, rue Monsieur à Paris. La narration émue d’En Route entraîne entre les deux guerres toute une génération d’écrivains (Du Bos, Mauriac, Maritain, Massignon…) dans ce haut-lieu d’esthétique spirituelle. Mais, dès les années cinquante, paraissent des témoignages d’inquiétude et de refus devant la percée des « expériences », pratiquées sous couvert d’authenticité. Claudel, un mois avant sa mort en 1955, fustige dans un retentissant article « La messe à l’envers », la révolution qui sévit à Saint-Séverin. Jean Follain, poète épris de liturgie, parsème ses Agendas de regrets à mesure que les effets du Concile se font sentir. De même Julien Green dans son Journal. Avec la liturgie nouvelle, se dissipe une puissance d’inspiration poétique. « L’antique archive des rapports de Dieu avec sa créature » semble se clore.
Les postulats du Mouvement liturgique français (1943-1963)
L’abbé Éric Pépino, du diocèse de Lyon, prépare une thèse d’histoire sur le Mouvement liturgique français, dont l’influence sur le Concile et la réforme liturgique de 1969 fut considérable. Ce chercheur offrit au colloque le fruit de son exploration des archives du CNPL (Centre national de pastorale liturgique), de 1943 à 1963. Le Mouvement français fut assujetti à deux impératifs : 1) le « retour aux sources » dites historiques ou archéologiques, visant à purifier les rites des apports déclarés inauthentiques, accumulés depuis le bas Moyen-Âge et lors de la Contre Réforme ; 2) la subordination utilitaire de la liturgie à des fins dites « pastorales » ou rééducatives, selon les besoins supposés du peuple.
 
Les « postulats des liturgistes français », conclut l’abbé Pépino, se retrouvent intégralement dans la constitution conciliaire sur la liturgie. Ceux-ci ont ensuite activé en France la « rupture pastorale » (messe face au peuple, assemblées présidées, langue vulgaire, fin du hiératisme, suppression de l’offertoire, mémorial de la Cène au lieu du sacrifice, composition de préfaces et de prières eucharistiques, etc.), au nom de la « tradition » confondue avec un « âge d’or » antique, et reconstituée au goût du jour.
Vatican II contient-il en germe la réforme liturgique de 1969 ?
Ou celle-ci s’est-elle écartée du Concile ? Les textes eux-mêmes, rapportés au contexte historique du Mouvement liturgique, répondent. Ce fut l’objet de ma conférence qui suivait celle de l’abbé Pépino. On note en effet dans Vatican II l’influence d’une « théologie de la célébration » – ainsi dénommée par le père Martimort dans L’Église en prière, 1963 – qui marque la structure du nouveau missel et la rupture pastorale de 1969.
 
Gardant des traits traditionnels, la constitution de Vatican II sur la liturgie promeut les thèses du Mouvement liturgique. Elle définit la « célébration » : « mémorial de la mort et de la résurrection du Christ » ou « banquet pascal dans lequel le Christ est mangé » [n° 47] – termes acceptables pour un luthérien. Pour modifier leur sens, « la structure des rites » [n° 38]  devra changer et « l’on n’imposera pas la forme d’un libellé unique » [n° 37] (pas d’unité formelle). « En accord avec les circonstances et les nécessités d’aujourd’hui » [n°4], les motifs invoqué pour la réforme seront « l’utilité » et l’« adaptation » [n° 38] à la (faible ?) « capacité » des fidèles : adoption libre de la langue vulgaire [n° 36 §2] et simplification des rites qu’ils ne comprennent plus [n°34] ; mise en place des « commissions liturgiques » [n° 44-46] chargées des « expériences » [n° 40 ; 44] les plus libres ; postulat d’une finalité « didactique »[n° 33-36] de la liturgie, pour « inculquer » [n° 109] au peuple la « nouveauté » du Concile.
 
La « participation active » des fidèles oriente l’eucharistie vers une liturgie de la « communauté célébrante » (Congar) ou du « peuple de Dieu », que n’aurait pas récusée Zwingli : elle fait de l’assemblée le sujet et l’acteur principal. Ceci fut relevé par le cardinal Journet, le cardinal Daneels ou le père Bouyer. Le prêtre y joue le rôle d’animateur-président. La médiation des signes accomplis par le prêtre qui offre le sacrifice du Christ pour rendre louange à Dieu et sauver l’humanité du péché disparaît au profit d’une « offrande spirituelle » de l’assemblée, effectuant elle-même la médiation et devenant le « signe » sacré… « de l’unité du genre humain » [Lumen Gentium n° 1]. L’esprit du Concile, esprit de rupture comme l’a montré Benoît XVI, est la maladie de Vatican II ; mais les germes ne sont-ils pas dans le texte ?
L’orientation de l’autel : le sens de l’histoire
En conclusion de ce riche colloque, le père Uwe Michael Lang, de l’Oratoire de Londres, présentait (pour la première fois en France) la traduction de son livre, préfacé par le pape : Se tourner vers le Seigneur (Ad Solem, déc. 2006). Par une ferme démonstration historique, ce jeune liturgiste prolonge les travaux de Mgr Gamber sur l’orientation traditionnelle du prêtre dans le sanctuaire. Si les commissions conciliaires ont encouragé le retournement des autels au nom de la « participation active » des fidèles, nulle part la messe face au peuple ne se trouve légalement inscrite dans le droit de l’Église. Le père Lang montre au contraire que l’histoire des liturgies atteste dès l’antiquité la constance de l’orientation commune du peuple et du célébrant dans la seconde partie de la messe. Par ailleurs, citant Jungman, Bouyer, ou L’Esprit de la liturgie du cardinal Ratzinger, le père Lang soutient que la messe « face au peuple », loin de favoriser la « participation active » et intérieure aux saints mystères, referme l’assemblée sur un dialogue avec elle-même : elle devient le sanctuaire. Cette distribution des rôles tend spontanément à transformer l’autel en podium, à faire de l’assemblée un public, et de la liturgie une simple catéchèse, sinon une séance d’animation.
 
Le problème de l’orientation du prêtre « face au peuple » ou « dos au peuple » relève d’une dialectique mal posée : Dieu semble en être absent. La question est de savoir vers qui se tourne l’assemblée, prêtre inclus. Aujourd’hui, des fidèles nombreux souhaitent autre chose et le sens de l’histoire semble devoir peu à peu s’inverser, en même temps que celui des autels. La figure du Bon Pasteur, marchant au-devant des siens, les associant à son offrande, ne se trouve-t-elle pas confirmée dans la manière traditionnelle d’offrir le sacrifice par le ministère du prêtre, tous ensemble tournés vers le Père ?
 
Ce colloque a montré s’il en était besoin, combien «il demeure nécessaire et raisonnable de s’interroger sur Dieu au moyen de la raison et [que] cela doit être fait dans le contexte de la tradition de la foi chrétienne. » (Benoît XVI à Ratisbonne, le 12 septembre 2006). L’enjeu est bien celui de la Tradition, lien de la communion face aux ruptures du passé.

Abbé Christophe Héry