28 juillet 2008

[Abbé Claude Barthe] Les Nominations Episcopales en France : Les lenteurs d’une mutation
Chapitre IV : le cardinal "Faiseur d'évêques"
28 juillet 2008 - lettre 125 de paixliturgique.com
Les Nominations Episcopales en France : Les lenteurs d’une mutation
Chapitre IV : le cardinal "Faiseur d'évêques"
Nous terminons avec cette lettre numéro 125 la publication de l'excellente étude de l'abbé Claude Barthe sur "Les nominations épiscopales en France", un texte qui de chapitre en chapitre nous aide à mieux comprendre la situation actuelle et les crispations et blocages étonnants que l'on constate au sein de trop nombreux diocèses français...
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ISBN 978-2-915844-12-2, 64 pages
Diffusion/distrinution : Serdif
NB : Les notes de l'auteur sont incorporées par nous en italique dans le texte lui-même.

LES NOMINATIONS EPISCOPALES EN FRANCE : LES LENTEURS D'UNE MUTATION


CHAPITRE IV : LE CARDINAL "FAISEUR D'EVEQUES"


Il est certes, toujours un peu hasardeux, fût-ce en recoupant et vérifiant un ensemble d’informations et de confidences, d’attribuer telle ou telle nomination à tel prélat, en l’espèce au cardinal de Paris. Parmi les plus anciennes, on peut cependant mettre à son actif : le défunt Pierre Eyt, recteur de l’Institut catholique de Paris, nommé archevêque de Bordeaux, mais aussi puissamment soutenu, comme je l’ai dit, par le cardinal Roger Etchegaray ; Guy Bagnard, professeur au séminaire d’Issy-les-Moulineaux avant de devenir supérieur de celui de Paray-le-Monial, devenu évêque de Bellay ; Henri Brincard, porté sur le siège du Puy, le plus brillant, avec le P. Garrrigues, des intellectuels qui ont fait bénéficier le P. Marie-Dominique Philippe de leurs services pour la formation des Frères de Saint-Jean ; Yves-Marie Dubigeon, aujourd’hui décédé, spécialiste de Saint François de Sales, évêque de Sées ; Guy Gaucher, qui professait la spiritualité à Orléans et à Paris, évêque de Meaux, puis mis en semi-retraite comme auxiliaire de Bayeux et Lisieux ; Pierre Raffin, un dominicain, évêque de Metz.


Jean-Marie Lustiger, Königsmacher


Le cardinal de Paris multipliait les voyages à Rome qui avaient cette particularité : le prêtre qui l’accueillait à l’aéroport de Ciampino ou de Fiumiccino, le conduisait directement à la cour Saint-Damase, prendre l’ascenseur pour les appartements pontificaux où il était attendu et immédiatement reçu. Comme le cardinal Pierre Eyt de Bordeaux, qui avait su prendre une couleur ecclésiastique semblable à celle de l’archevêque de Paris, le cardinal Jean-Marie Lustiger, faisait partie de ces privilégiés qui bénéficiaient de ce qu’on aurait appelé à la cour de Louis XIV des « privances » : ces audiences très libres de ton, accordées par le pontife en extrême fin d’après-midi aux personnes de confiance, avant que le pape ne passe de son bureau à sa salle à manger pour prendre la cena. Jean-Marie Lustiger descendait alors quatre à quatre le grand escalier de la porte de bronze le ramenant vers la station de taxi de la place Saint-Pierre, tout pétillant des échanges fructueux qu’il venait d’avoir : ceci lui permettait d’être très écouté, aussi bien par le nonce apostolique que par la Congrégation des Evêques. L’ambassadeur du pape tenait ainsi toujours le plus grand compte de ses avis pour mettre tel ou tel nom sur la terna qui allait ensuite aboutir à la Congrégation des Evêques, Congrégation où le cardinal Lustiger intervenait à nouveau. Il faut en effet savoir que, traditionnellement, le cardinal de Paris fait partie des cardinaux qui forment cette Congregatio, c’est à dire qu’il est convoqué par le cardinal préfet chaque fois que se réunit une plenaria du dicastère pour prendre les grandes décisions qui lui sont soumises, et notamment pour étudier la terna qui sera remise sur le bureau du pape en établissant un ordre entre les trois noms qui la composent, comme je l’ai expliqué. Or, à la différence de ses confrères cardinaux non romains, l’archevêque de Paris a assisté à la plupart des réunions, ne manquant jamais celles où il s’agissait de la nomination d’un évêque français. Il y faisait valoir avec une vigoureuse éloquence et une grande véhémence, même quand sa voix fut cassée par la maladie, les mérites du candidat qu’il soutenait.

Les jésuites allemands de l’Université Grégorienne l’avaient d’ailleurs qualifié de Königsmacher, « faiseur de rois » de l’épiscopat français. Si on parcourt la liste des évêques encore en fonction aujourd’hui, où venant de les quitter, desquels la nomination aurait reçu au moins un feu vert de l’archevêque de Paris, ou mieux une poussée décisive de sa part, on obtient un ensemble idéologiquement assez éclectique, mais à quelques exceptions près, de type « troisième voie ».

Ainsi trouve-t-on des « divers droite », ou plutôt des « droites » très diverses, si l’on me permet ce type de qualifications un peu cavalières, aussi commodes qu’inadéquates : Philippe Breton, curé de St-Honoré-d’Eylau, devenu évêque de Dax ; Jean-Louis Bruguès, dominicain, théologien moraliste très proche de Jean-Marie Lustiger, nommé évêque d’Angers (qui vient d’être appelé à la Congrégation pour l’Education Catholique comme secrétaire, c'est à dire deuxième personnage du dicastère) ; Jean-Pierre Cattenoz, évêque d’Avignon, de la branche sacerdotale de l’Institut Notre-Dame-de-Vie, institut séculier dont la spiritualité était très chère à Jean-Marie Lustiger, auquel appartient aussi Pierre d’Ornellas, nommé archevêque de Rennes, après avoir longtemps été un auxiliaire de Paris aussi redouté qu’efficace ; Maurice de Germiny, chartiste ayant exercé entre autres les fonctions de secrétaire particulier du cardinal, devenu évêque de Blois ; Philippe Barbarin, dont le passage au séminaire des Carmes, au temps des « années de plomb », fut particulièrement difficile en raison de ses origines idéologiques et … de sa piété eucharistique, nommé à Moulins et enfin promu - mais ce type nomination relève des plus hautes décisions - archevêque de Lyon et primat des Gaules ; Jean-Marie Le Vert, ancien membre de la communauté Saint-Martin, fort apprécié de Monseigneur Vingt-Trois quand il était archevêque de Tours, devenu évêque auxiliaire de Meaux et aujourd’hui évêque de Quimper grâce à une des dernières nominations obtenues par Jean-Marie Lustiger ; Guy Thomazeau, vicaire général parisien, auxiliaire à Meaux, évêque de Beauvais, archevêque de Montpellier ; Georges Soubrier, évêque auxiliaire de Paris, devenu évêque de Nantes ; l’atypique Jean-Yves Riocreux, nommé évêque de Pontoise, après avoir été recteur de Notre-Dame ; Jacques Perrier, lui aussi recteur de Notre-Dame avant d’être évêque de Chartres puis de Lourdes ; sans oublier Eric Aumonier, évêque de Versailles, déjà évoqué. Faut-il y ajouter les nominations vingt-troisièmes, si l’on ose dire, d’Emmanuel Lafont, du diocèse de Tours, nommé évêque de Cayenne, et d’Alain Castet, du diocèse de Paris, nommé évêque de Luçon ?

Plus « à gauche », si l’on veut, mais ici encore appartenant, dans la mesure, encore une fois, où ces qualifications ont leur pertinence, à des « gauches » les plus diverses, toutes très recentrées : Laurent Ulrich, le Lyonnais, nommé à Chambéry (puis tout récemment à Lille), avec également l’appui de son ami Mgr André Collini, alors archevêque de Toulouse (à ne pas confondre avec Mgr Michel Coloni, qui fut archevêque de Dijon) ; Daniel Labille, le Champennois, transféré de Soissons à Créteil avec l’aval du cardinal de Paris (et récemment remplacé par Michel Santier, évêque de Luçon) ; Michel Dubost, le type même du curé parisien ( Saint-Jacques-du-Haut-Pas) brillant intellectuel, nommé évêque aux Armées, puis évêque d’Evry ; Jean-Michel di Falco, l’auxiliaire communiquant, initiateur de la chaîne télévisée KTO, nommé évêque de Gap ; Michel Guyard, autre recteur de Notre-Dame, qui était une des « cautions progressistes » de l’administration Lustiger, nommé évêque du Havre ; Albert Rouet, auxiliaire de Paris s’étant avéré fort encombrant et trop bien noté par Golias, casé à Poitiers ; Olivier de Béranger, un intellectuel « social » du Prado, qui avait séduit le cardinal de Paris, nommé évêque de Saint-Denis ; Joseph Doré, sulpicien, autre grande pointure intellectuelle, jouant le rôle de médiateur favorable à l’archevêché dans les rapports conflictuels entre le cardinal et le corps professoral de l’Institut Catholique (où il était doyen de la faculté de théologie), nommé archevêque de Strasbourg (et récemment remplacé par Jean-Pierre Grallet).


Un « effet de retour » qui s’essouffle


Et cependant, aujourd’hui, au moment où André Vingt-Trois recueille la succession de celui qui a voulu avec tant de ténacité faire entrer l’Eglise de France dans le cadre d’un Concile assagi où il en devient en quelque sorte, « patron des patrons », on peut se demander si Paris fait encore vraiment exception.
En réalité, plus globalement, cette « troisième voie » s’est avérée incapable de faire à nouveau lever la pâte. Dans l’ensemble de la France, il est bien connu qu’après la stabilisation des années Jean-Paul II où les ordinations annuelles de prêtres diocésains en France se sont maintenues entre 120 et 130, la courbe a tendance à s’affaisser à nouveau : 105 prêtres diocésains ordonnés en 2003 ; 90 en 2004 ; 98 en 2005 ; 94 en 2006, 101 en 2007 (dont 11 à Paris). Avec un déficit annuel de 800 prêtres, il en reste moins de 15 000, dont la moyenne d’âge est de 75 ans dans bien des diocèses. Et surtout, la chute du nombre des séminaristes - 784 en 2005 ; 764 en 2006 ; 756 en 2007, 910 si l’on ajoute les « propédeutiques » de première année [il y avait 4 536 séminaristes diocésains, en France, en 1966, à la fin du concile, et 1 297, dix ans plus tard, en 1975] - rend la baisse du nombre des prêtres pour les décennies à venir, irréversible.

Malgré les essais de reconstitution de séminaires diocésains (ou interdiocésains, comme Nice et Monaco) pour contrer la tendance « progressiste » de bien des séminaires régionaux, la baisse n’a pu être enrayée. Les chiffres des rentrées dans les séminaires pour 2007 sont les plus mauvais jamais enregistrés : 133 au total (dont 12 séminaristes vietnamiens) ; quatre rentrées, dont deux pour l’Emmanuel, au séminaire régional de Bordeaux, dont le corps professoral est pourtant devenu « identitaire » ; 44 séminaristes, le plus bas niveau jamais atteint, à Issy-les-Moulineaux, dont la direction, abandonnée par les Sulpiciens, a ici aussi changé (P. Didier Berthet) ; le séminaire d’Ars s’étiole ; le séminaire régional St-Irénée de Lyon annonce 44 séminaristes, de même que le séminaire régional d’Orléans ; le séminaire universitaire des Carmes, 50 ; le séminaire d’Aix-en-Provence, 20. Seul le séminaire diocésain de Toulon tire son épingle du jeu avec 60 séminaristes, au sein desquels, ce qui est tout à fait remarquable, une dizaine de séminaristes pour le rite Saint-Pie-V totalement intégrés à la communauté. [Cette situation plus qu’inquiétante des séminaires français est accusée par la santé revigorée des séminaires traditionnels. Avec 4 à 5% des catholiques pratiquants de France (jusqu’au motu proprio de 2007), le milieu Saint-Pie-V français, « officiel » (Ecclesia Dei) et « indépendant » (Fraternité Saint-Pie-X), compte aujourd’hui environ 160 séminaristes (année de « spiritualité » équivalent à l’année de « propédeutique » comprise), soit plus de 15% des séminaristes français – ce qui équivaut à un « taux de fécondité » en vocations, certes bien éloigné de la situation de chrétienté qui était celle de la Bretagne, de l’Alsace, ou du Pays Basque, aux années fastes, mais qui est comparable à celui de l’ensemble du catholicisme français d’avant Vatican II. Ce serait cependant manquer de beaucoup de nuances dans l’analyse que de dire que le monde traditionnel, pour le meilleur et le moins bon, c’est cela : comme s’il n’y avait jamais eu de Concile].

Or à Paris aussi, le fameux « effet de retour » contre l’esprit post-68 des jeunes en quête d’identité s’estompe, la sécularisation continue à avancer, la fragmentation individualiste progresse comme inéluctablement. On n’y compte plus, en 2007, que 54 séminaristes, chiffre qui fait retomber au niveau des années Marty, les années noires. Le nombre de prêtres chargés de chaque paroisse diminue. Des prêtres auxiliaires étudiants, d’Afrique, de Pologne, sont toujours plus largement utilisés. Pour la première fois, une paroisse territoriale, Saint-Dominique, dans le quatorzième arrondissement, a été confiée à une équipe de prêtres polonais. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le cardinal Vingt-Trois, intelligence pragmatique s’il en est, ne cultive pas outre mesure l’image de fidèle lustigérien d’entre les fidèles que renvoie son histoire sacerdotale. [Un signe fort – mais ambigu – devrait être donné par la liturgie préparée pour le passage du pape à Paris, en septembre 2008, liturgie destinée à prouver que le rite Paul VI peut être parfaitement « classique »].

Lorsque Jean-Marie Lustiger devint curé de Sainte-Jeanne-de-Chantal, en 1969, il reçut, en effet, comme vicaire André Vingt-Trois, qui devint tout de suite l’ami, le fils spirituel, le conseiller le plus écouté, le confident apaisant, qui restera pratiquement durant trente ans à ses côtés (sauf l’intermède rapide de l’épiscopat de Jean-Marie Lustiger à Orléans), jusqu’à la promotion d’André Vingt-Trois à l’archevêché de Tours, en 1999. Professeur de théologie morale à Issy-les-Moulineaux durant sept ans, il y acquit auprès de certains – époque oblige- une réputation d’homme relativement « avancé ». Dès le retour de Jean-Marie Lustiger à Paris comme archevêque, en 1981, il devint immédiatement vicaire général, cependant que les anciens vicaires généraux déménageaient en hâte leurs valises idéologiques. En 1988, à 46 ans, il est nommé évêque auxiliaire. D’une pénétration intellectuelle que l’on pourrait qualifier de froide pour exprimer que l’affectivité ne vient apparemment pas la troubler, d’une ironie assez déconcertante, volontiers secret, écoutant bien, enregistrant beaucoup, il sera le plus parfait des seconds pour le charismatique cardinal. L’intellectuel Pierre d’Ornellas, secrétaire particulier du cardinal, directeur de l’Ecole cathédrale, évêque auxiliaire en 1997, autre bras très efficace de l’archevêque, n’apportera jamais à Jean-Marie Lustiger la même sécurité dans la collaboration qu’André Vingt-Trois, l’homme à la voix et à la réflexion posées.

Dans la politique parisienne de « recentrage », André Vingt-Trois joua un rôle déterminant dans la mesure où il s’est toujours concentré sur sa tâche et n’a jamais cherché à forcer sa nature, notamment en cultivant une réputation ad extra auprès du monde intellectuel, de droite et de gauche, comme Jean-Marie Lustiger. Mais si ses analyses ecclésiales ont été longtemps calquées sur celles de ce dernier, un plus grand empirisme lui a permis, surtout depuis son passage à Tours, de manifester des nuances. Par exemple, s’il considère encore aujourd’hui, tout comme Jean-Marie Lustiger, les traditionalistes avec une grille essentiellement politique et dans une optique de « récupération » (ou de « communion », comme on voudra), il est loin d’avoir pour eux la même commisération que leur vouait le défunt cardinal, au point qu’il ne dédaigne pas de faire chez certains d’entre eux des haltes spirituelles. Mais leur intrinsèque altérité lui fait mettre en œuvre une exceptionnelle vigilance à leur endroit. A la limite, il ne reproche pas tant au motu proprio de 2007 de donner plus de liberté au rite tridentin que d’entraver la capacité de contrôle qu’en avaient les évêques avec celui de 1988.


La succession


Lorsque le temps en fut venu, la discrétion du personnage pouvait sembler un handicap pour le faire accéder au siège parisien. Le transfert d’André Vingt-Trois de l’archevêché de Tours à celui de Paris a bien été le dernier des « travaux d’Hercule » du défunt cardinal. Jean-Marie Lustiger atteignit le 17 septembre 2001 l’âge de 75 ans, celui où les évêques doivent présenter leur démission au pape, laquelle fut, comme il était prévisible, refusée. Cependant, les atteintes de la maladie qui devait l’emporter en 2007 se faisant toujours plus sentir, dès 2003, et même avant, la succession au siège parisien était virtuellement ouverte. Les noms avancés, ou qui s’avancèrent eux-mêmes, furent nombreux. Les personnes « bien informées », dont certaines l’étaient en effet, parlaient de Mgr Robert Le Gall, alors évêque de Mende (comme l’avait été le feu cardinal Marty avant d’être promu à Reims), de Mgr Périer, évêque de Tarbes et Lourdes. Deux noms surnagèrent à la fin, celui de Mgr Ricard, archevêque de Bordeaux, président de la Conférence des Evêques depuis 2001, et celui de Mgr Vingt-Trois.

S’agissant d’un siège particulièrement important, la nomination ne pouvait qu’être l’œuvre du pape et de ses conseillers directs. Or la santé de Jean-Paul II était à cette époque à ce point dégradée, que les « décisions du pape » étaient en fait prises par Mgr Stanislas Dziwisz, son secrétaire, dans la direction où il estimait que le pape les aurait prises, au sein d’un jeu complexe d’influences, dont les plus déterminantes, outre celles des cardinaux Sepe et Re, étaient celles de Mgr Sandri, Substitut du Secrétaire d’Etat pour les Affaires générales, du cardinal Sodano, Secrétaire d’Etat, et du cardinal Ratzinger.

Le cardinal Ratzinger avait la réputation d’être au moins aussi efficace par ses veto que par ses nominations. La France était en outre un lieu sensible entre tous pour les questions qui lui tenaient à cœur. Au total, en 2004, il était impossible de devenir archevêque de Paris contre son avis, et donc impossible de ne pas l’être si on était son candidat. Or, si les relations avec le cardinal Lustiger n’étaient pas des plus mauvaises, bien au contraire, un nuage était cependant passé en 2002, lorsque Jean-Marie Lustiger avait publié la transcription de conférences données jadis sous forme d’une retraite prêchée à des moniales intitulée : La Promesse (Parole et Silence, 2002). Il y assimilait la réception de la Révélation de l’Ancien Testament à la « reconnaissance » d’Israël. En outre, il expliquait que, lorsque les Evangiles disent que le Christ accomplit la Loi, ils veulent dire qu’il réalise pleinement cette Loi, mais pas au-delà. Ces propos du cardinal Lustiger semblaient faire passer par pertes et profits l’accomplissement des Ecritures par le Christ, affirmant au fond que l’Ancien Testament explique le Nouveau et non l’inverse. L’archevêque de Paris fit l’hommage d’un exemplaire de son livre, pour connaître son avis, au cardinal Ratzinger lequel, selon des sources proches de l’archevêque, lui adressa une lettre de cinq pages. Aimable de ton, elle était passablement critique à propos de l’ecclésiologie contenue dans La Promesse, notamment en ce qui concerne la distinction qui perdurerait, selon les affirmations de J. M. Lustiger et contrairement à celles de l’épître aux Ephésiens, entre deux catégories de chrétiens, ceux venus du judaïsme et ceux venus du paganisme, « pagano-chrétiens » mal convertis (à la reconnaissance d’Israël), coupables en dernière analyse des persécutions contre Israël et donc véritables « déicides ».

Le temps passait et la « décision du pape » n’était pas prise. C’est à l’occasion du passage à Paris du cardinal Ratzinger, se rendant aux cérémonies du soixantième anniversaire du débarquement des Alliés en Normandie, les 5 et 6 juin 2004, qu’elle aurait été emportée. Le futur Benoît XVI allait retrouver à Caen le cardinal américain, Francis George, archevêque de Chicago. Des auteurs d’histoire romancée pourront un jour refabriquer le contenu de la conversation des deux cardinaux Lustiger et Ratzinger, le soir du 4 juin, après le dîner, dans un salon de la nonciature, et faire de la scène un moment historique où, pour Rome et pour l’Eglise de Paris, s’est jouée toute la suite : Jean-Marie Lustiger obtenant pas son éloquence l’adhésion de Joseph Ratzinger à la nomination d’André Vingt-Trois ; Joseph Ratzinger, à mille lieues de penser que, moins d’un an plus tard, il verrait Jean-Marie Lustiger, profondément reconnaissant, devenir l’un de ses plus efficaces grands électeurs. Nos romanciers imaginatifs pourront alors conter que c’est à cause de cette entrevue « historique », avenue du Président Wilson, que Jean-Marie Lustiger fit ensuite pencher la balance, à Rome, l’apport de ses voix contribuant à la très grande rapidité de l’élection, sans laquelle le cardinal Ratzinger n’aurait pas accepté la charge qu’on lui proposait.

L’histoire est plus compliquée que les romans et d’autres épisodes intervinrent assurément, puisqu’il fallut attendre encore sept mois pour que fût rendue publique la nomination d’André Vingt-Trois à l’archevêché de Paris (11 février 2005), deux mois seulement après la mort de Jean-Paul II (2 avril). Mais incontestablement, par la pugnacité de Jean-Marie Lustiger, André Vingt-Trois a été fait premier évêque de France, à coup sûr avec, et sans doute par celui qui allait devenir Benoît XVI. Qui pourrait douter que les orientations que prendra demain l’archevêque de Paris, président de la Conférence épiscopale, seront de grande conséquence ? [Sur un point sensible, André Vingt-Trois sera à proprement parler incontournable : l’aménagement d’un statut canonique, officiel mais très indépendant, pour la Fraternité Saint-Pie-X, devrait logiquement inclure la reconnaissance de toutes ses implantations actuelles comme maisons ou lieux de culte canoniquement institués. Or, le principal d’entre eux, l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, qui pourrait, dans cette hypothèse, devenir l’église d’une espèce de paroisse personnelle tridentine, a toujours le statut officiel de paroisse territoriale du diocèse de Paris (unie à la paroisse Saint-Séverin)]. Passée l’incertaine période actuelle, où chacun cherche, tout en perpétuant un peu mécaniquement les vieux schémas, à appréhender une situation en cours de modification, André Vingt-Trois amorcera-t-il pragmatiquement le virage ecclésial que son prédécesseur avait jusqu’ici freiné ?


Et si, dans les années qui vont venir, ce tournant de l’histoire postconciliaire (très) lentement opéré par un pape de 81 ans s’effectuait en France, il pourrait y amener, en fonction de la situation cléricale qui est la sienne, à une union de ce qui reste des forces vives du catholicisme pour ranimer l’apostolat de l’Eglise. Très concrètement, cela devrait permettre de donner un espace d’action et bien plus de responsabilités aux nouvelles générations de prêtres, auxquelles pourront s’adjoindre utilement les prêtres tridentins (et non l’inverse, comme ceux-ci le croient parfois naïvement). Tout donc est suspendu à la possibilité de l’émergence d’une nouvelle sensibilité dans l’épiscopat français. Laquelle dépend de son renouvellement graduel et/ou de sa transmutation progressive. Ils peuvent avoir lieu. Ils peuvent aussi ne pas se produire, du moins pas tout de suite, car à terme, le mouvement d’éloignement du Concile – pris comme un fait global – est irréversible.

Or, ce renouvellement de l’épiscopat français, s’il a lieu, sera décisif. La libéralisation du rite de Saint-Pie-V par le motu proprio du 7 juillet 2007, secousse aux prolongements imprévisibles, qui devrait logiquement être suivie à terme plus ou moins rapide d’accommodements canoniques entre le Saint-Siège et la Fraternité Saint-Pie-X, ouvre des perspectives très intéressantes. Certes, la poursuite du dessein de Benoît XVI d’une « réforme de la réforme » - accompagnée d’une vérification de certaines ambivalences doctrinales, vérification déjà commencée sur des thèmes comme la nécessité de la mission ou la signification de la « subsistance » de l’Eglise – dépend d’abord de la Curie romaine. Mais la mise en œuvre concrète d’une nouvelle donne pastorale procèdera, quant à elle, de l’action des évêques de terrain déjà en fonction et surtout de ceux dont la nomination interviendra dans les temps qui vont suivre. Il est donc clair que l’évolution de l’Eglise en France à moyen terme dépend largement de l’ébranlement des « structures d’immobilisme » grevant les processus de nomination des évêques.

Claude Barthe

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