SOURCE - FSSPX Actualités - 11 novembre 2017
[Article publié dans Nouvelles de Chrétienté n°149 (septembre-octobre 2014)]
Le centenaire de la Première Guerre mondiale est l’occasion de nombreuses commémorations et publications. Malheureusement, ces cérémonies et ces ouvrages oublient souvent le rôle admirable des prêtres, des religieux et des religieuses lors de l’effroyable conflit.
Déjà après la guerre, les politiques et les historiens officiels semblaient frappés d’amnésie. C’est pourquoi la Bonne Presse fit paraître en 1925, à Paris, « La Preuve du Sang. Livre d’or du clergé et des congrégations (1914-1922) », et elle demanda au romancier catholique Henry Bordeaux, lui-même ancien combattant de Verdun, de présenter ce livre au public. Il intitula sa préface « Le Sang des Prêtres ». En voici quelques extraits pour que, cent ans après, le souvenir de ces curés des tranchées ne s’efface pas. Et pour que l’exemple de charité sacerdotale qu’ils donnèrent alors, vive encore aujourd’hui.
C'est fait : le Livre d’Or du Clergé et des Congrégations dans la guerre est terminé. Deux volumes de mille pages chacun sur deux colonnes. Vingt-quatre mille notices où figurent, à l'exclusion des simples mobilisés, tous les ecclésiastiques et les religieux catholiques cités, décorés et morts des pays alliés, c'est-à-dire : France, Belgique, Italie, Angleterre, Canada, Amérique et Pologne, plus les évêques et prêtres catholiques des rites orientaux exécutés par les Turcs. Il a fallu cinq ans pour mener à bien une œuvre d'une documentation aussi rigoureuse. Chaque notice individuelle comprend : la situation ecclésiastique ou religieuse, les mutations militaires survenues durant la guerre, la liste chronologique des différentes actions et le texte des citations et décorations. Chacune a été minutieusement contrôlée. Les Ordres et les autorités diocésaines les ont toutes revues. Rien que des faits et des textes officiels. Et il se trouve que ces faits et ces textes officiels disent, proclament, célèbrent, chantent l'épopée du clergé séculier et régulier et des religieuses durant la Grande Guerre. (...)
Les chiffres eux-mêmes prennent la parole. Détachez du tableau d'honneur catholique la part de la France. Sur 73.868 mobilisés, prêtres, religieux ou religieuses, la France s'inscrit pour 45.253, près des deux tiers, dont voici le dénombrement : clergé séculier, 23.418 ; clergé régulier, 9.281 ; religieuses, 12.554. Sur 6.098 morts, elle en donne 4.953 (3.101 du clergé séculier, 1.517 du clergé régulier, 335 religieuses), près des cinq sixièmes. Elle compte plus de 14.000 cités et décorés sur 17.000. (...)
Après avoir décrit l’héroïsme des religieux qui revinrent en France pour défendre leur pays qui les avait pourtant expulsés par les lois contre les congrégations (1901-1904), après avoir relaté le courage des prêtres combattants, des prêtres aviateurs comme le célèbre P. Bourjade, Henry Bordeaux en arrive au ministère, plus proprement sacerdotal, des aumôniers et brancardiers.
Là, nos prêtres sont tout de même plus à l'aise. Aumôniers, brancardiers, soulager les faibles et les désespérés, assister les blessés, secourir les mourants, ensevelir les morts : mission de paix qui est naturellement la leur. Petits vicaires ou curés déjà mûrs, religieux de tous ordres, professeurs, maîtres des novices, tous se donnent à cette tâche avec un dévouement sans bornes. Et comme ils aident les camarades, dans cette guerre atroce, à porter leurs croix ! Leurs citations se ressemblent comme leurs services. « Courageux et simples », disent-elles la plupart du temps : pas d'emphase chez eux, pas de grands mots, pas de gestes, sauf le signe de croix, mais une égalité d'humeur dans les pires traverses, une douceur, une fermeté, une charité continue.
En vérité, on ne sait qui choisir. L'abbé Léon Badré, sorti de l'Institut catholique de Paris, est mobilisé au 148e régiment d'infanterie, puis il passe au 9e tirailleurs algériens. Blessé à Berry-au-Bac en octobre 1914, il a les deux jambes brisées par un obus à la dernière offensive de Champagne le 3 octobre 1918 et meurt le même jour à l'ambulance de Bussy-le-Château. Cinq citations et la médaille militaire. II n’y est question que de son « admirable courage », prodiguant ses soins en première ligne aux blessés de son régiment. « Sur sa demande, est allé sous le feu de l'ennemi rechercher le corps de son chef de bataillon. D'autre part, comme aumônier auxiliaire, a, pendant deux jours et deux nuits, parcouru la première ligne sous un violent bombardement pour donner aux blessés les secours de son ministère. »
Tous se sont ainsi, à des degrés différents, penchés sur les détresses, les douleurs et les agonies. Cherchez dans les notices le Trappiste Aurelle ; le Lazariste Barbet du 4e, puis du 2e zouaves, qui a sauvé plusieurs zouaves abandonnés, faisant sans arrêt le trajet entre la ligne de feu et le poste de secours, échappant lui-même par miracle à la mort ; le Sulpicien Chéné, professeur à l’Ecole supérieure de théologie du Séminaire d'Issy, qui répond aux conseils de prudence : « Je ne suis pas combattant, il y a trois ans que je fais cela » et cela, c'est accompagner la première vague d'assaut et ramasser les blessés sous le feu, les porter sur son dos, et recommencer sans cesse comme un Samaritain héroïque ; et ce vicaire du diocèse d'Orléans, Fauvin, 9 citations, médaille militaire et Légion d'honneur, cueillies au Bois-le-Prêtre, à Vaux-Chapitre, à Château-Thierry, sur la Marne où il assure seul dans une barque l’évacuation des blessés sous le feu des mitrailleuses ennemies, en Champagne enfin, caporal-brancardier d'une audace et d'une intrépidité inouïes, à qui des blessés sans nombre doivent leur salut.
Le ministère des aumôniers est d'un ordre plus purement spirituel, à peine différent. Voyez l'abbé Amann, de Nancy, aumônier du collège Stanislas, à Paris, exempté de toute obligation militaire, s'offrant dès le mois d'août 1914, débutant par Arras, partant le 16 avril 1917 à l'attaque de Juvincourt avec la première vague, blessé et fait prisonnier, interné à Mayence, rapatrié par échange, revenant au front immédiatement. Le Jésuite Amblard, prédicateur connu, aumônier volontaire lui aussi, déjà blessé à Verdun, déjà chevalier de la Légion d'honneur pour son admirable conduite, est au château de Vandières-sous-Châtillon, le 15 juillet 1918, quand les armées allemandes, clouées devant l'armée Gouraud, progressent à notre gauche jusqu'à la Marne. Au moment de l'assaut qui mit fin à la lutte sur place, « pour éviter un massacre des défenseurs par un ennemi arrivé au paroxysme de la fureur sous l'influence des pertes qu'il avait subies », c'est lui qui s’interpose et qui réussit à se faire écouter. Calculez combien de vies il a sauvées. Interné à Rastadt où il prend la diphtérie, il est rapatrié à la veille de l'armistice. Le vicaire Andanson, du diocèse de Clermont, est tué le 11 avril 1918, s’étant porté en plein jour au secours des blessés tombés entre les lignes : à trente mètres des tranchées ennemies, il achevait tranquillement un pansement quand il fut frappé. Voici l'odyssée d'un autre vicaire, l'abbé Andrieux, de la cathédrale de Reims : pris en otage au moment de la Marne (12 septembre 1914), il est condamné à être pendu ; le retour de l'armée française (13 septembre) le sauve ; il assiste à l'incendie de la cathédrale dont il sauve sous le feu le trésor. Puis le voilà aumônier au 2e régiment des fusiliers marins, dans les boues des Flandres : « a sauvé de la mort plusieurs blessés graves en allant les chercher sous le feu de l’ennemi ». Jusqu'à la fin de 1917, il prend part à toutes les actions de son régiment. Puis i1 est embarqué sur le Gueydon à destination d'Arkhangelsk, dans la Russie septentrionale, où il reste du 1er septembre 1918 au 31 mars 1919. Officier de la Légion d'honneur. N'est-ce pas là une belle biographie de guerre ? Pas plus belle cependant que des centaines d'autres : l'abbé Barrandon, de Montpellier, qui est partout où il y a du danger ; l'abbé Beaugeard, professeur au Petit Séminaire de Rennes, « admirable figure de prêtre et de soldat », aumônier légendaire, huit citations ; l'abbé Belleney, de Belley, dont la foi facilite le commandement ; le P. Berchon, Dominicain, qui sauve son colonel ; l'abbé Borda, missionnaire diocésain, qui, par son exemple, maintient le moral de ses camarades ; l'abbé Carrère, curé d'Ayzieu, aumônier volontaire au 1er zouaves, blessé en sauvant deux zouaves qu'il écarte d'un engin éclaté, sept citations et la médaille militaire ; le chanoine Clère, chancelier de l'évêché de Besançon, qui, volontairement, a pris part à toutes les opérations d'une division d'élite : le Lazariste Constant, professeur au Séminaire Saint-Etienne de Strasbourg, qui marche avec les colonnes d'assaut pour assister plus vite les blessés ; et l'abbé Feivet, vicaire à Rambervillers, dix citations, chevalier de la Légion d'honneur, « soulevant l’enthousiasme des combattants dont il fait l' admiration » ; et l'abbé Foll, professeur à l’Institution Saint-Vincent de Quimper, qui ramasse les blessés sous le nez de l'ennemi, sept citations et la Légion d'honneur ; et 1'abbé Gas, secrétaire de 1'Union des Patronages du Sud-Ouest, qui n'est pas jeune, et qui, avec deux confrères, part volontairement avec la 1ère division de marche du Maroc. « Resté seul vivant, dit une de ses dix citations (officier de la Légion d'honneur) des trois aumôniers partis de Bordeaux en août 1914. A participé à toutes les affaires de la division. A conquis, à force de bravoure, de simplicité et de bonté, l’admiration, le respect et l’affection de tous. Vivant symbole de l'union sacrée des champs de bataille qui subsiste après la bataille. » – Et Henry Bordeaux d’ajouter tristement : une union sacrée « qui devrait subsister après la bataille ». (...)
En conclusion, le préfacier catholique insiste sur le rôle irremplaçable de ces prêtres qui donnèrent aux combattants le sens du sacrifice, en leur apportant la vie surnaturelle.
Evoquons pieusement la foule anonyme de ces 23.418 prêtres, de ces 9.281 religieux, de ces 12.554 religieuses qui ont apporté aux armées, dans les ambulances, dans les hôpitaux, avec leur dévouement et leur zèle, une vie surnaturelle. Vie surnaturelle dont on peut bien s'affranchir dans les circonstances ordinaires, dont on sent le rayonnement et la caresse quand la chair crie et quand le cœur se serre, dans l'horreur sanglante et la menace de la nuit. Alors l'homme intérieur apparaît : il entend le langage qui vient de plus loin, et d'au delà de sa misère, et qui lui parle de devoir, de sacrifice, de renoncement, d'acceptation. Sa douleur prend un sens. Il ne souffrira pas, il ne mourra pas en vain. Ces prêtres penchés sur les agonies, bénissant la terre qui reçoit les morts, soutenant ou portant les blessés, accompagnant les combattants ou prenant place parmi eux, il faut bien qu'ils soient eux-mêmes soutenus par une force mystérieuse pour qu'ils s'oublient quand la mort trace autour de chacun son cercle d'isolement. (...)
Jamais on n'avait poussé aussi loin que dans la dernière guerre la puissance des armements. La prétendue civilisation avait donné toutes ses inventions et ses raffinements pour perfectionner l'art de détruire. Elle avait multiplié les engins sur terre, dans les airs et dans la mer. Elle avait répandu les poisons, supprimé les distances, combiné les explosifs. II semblait que la force matérielle dût tout emporter et tout écraser. Et pourtant que restait-il, en fin de compte, quand les destructions paraissaient définitives ? Un homme dans un trou. L'homme de la Marne. L'homme de Verdun. L'homme de la campagne de France. Un homme ? Plus et moins ensemble.
Que pouvait être un pauvre petit corps fragile, si vite percé par les balles ou déchiqueté par les obus, en face du déchaînement de toutes ces dominations infernales ? Rien, sans ce qu’il contenait. Et ce qu'il contenait, c'était une âme, maîtresse de ce corps, l'obligeant à demeurer, l'obligeant à marcher, maîtresse de l'espace, maîtresse du temps, maîtresse de la victoire, maîtresse du monde. « Les héros, où sont-ils ?, se demandait l'un d'eux, le capitaine Belmont, tué à l'Hartmann. Ils n'ont ni galon ni médaille ; ils sont invisibles et innombrables ; chaque jour ils renouvellent sans bruit leur sacrifice admirable. Personne ne les regarde ni ne les aime ; ils le croient du moins, parce qu'ils ne peuvent pas deviner. II faut aller, ils vont ; il faut souffrir, ils souffrent ; ils sont blessés, ils meurent ; leurs corps parfois sont abandonnés, perdus, anéantis, personne n'est là pour voir, pour savoir, pour comprendre… » Personne ? Le prêtre est là. II fut là sur tous les champs de bataille. II sait, lui, que l'âme est la maîtresse du monde, de la victoire, du temps, de l'espace, que l’âme est la maîtresse du corps. II sait qu'un peuple vaut ce que vaut une âme. Cette âme, il la veut, il la désire, il la convoite pour l'offrir à Dieu. II n’y a pas de grand peuple sans la vie surnaturelle...