SOURCE - Paix Liturgique - lettre n°637 - 29 mars 2018
Nous entamons cette semaine une série d'études dont le but est de faire mieux comprendre, et par conséquent mieux aimer, la liturgie traditionnelle.
Nous entamons cette semaine une série d'études dont le but est de faire mieux comprendre, et par conséquent mieux aimer, la liturgie traditionnelle.
En plus de quinze siècles d'histoire, l'usus antiquior s'est développé en cimentant une somme considérable de particularités et de richesses qui, trop souvent, échappent à notre modeste culture liturgique. Il nous semble donc utile de nous pencher à travers une série de lettres, comme nous l'avons fait naguère pour la célébration traditionnelle des sacrements (voir ici le baptême, par exemple), sur certains aspects de la liturgie qui pourraient nous paraître étranges voire étrangers. Face à l'ancienneté de ce qui est aujourd'hui la forme extraordinaire du rite romain, il arrive en effet que la superficialité de nos connaissances nous porte à négliger, voire à critiquer, des éléments aux profondes racines bibliques, patristiques ou théologiques. L'explication de ces éléments permettra aussi aux fidèles qui ont grandi avec la forme ordinaire de mieux les apprécier et de saisir pourquoi ils ne sauraient être abandonnés.
Nous serons heureux, au cours de cette série de lettres, de recevoir les suggestions de nos lecteurs sur les points qui mériteraient d'être soumis à notre réflexion. Qu’il soit clair, par ailleurs, que nous n’avons aucune intention polémique vis-à-vis des pratiques de quiconque : plus que jamais, il faut d’abord cultiver la paix liturgique entre ceux qui célèbrent la liturgie traditionnelle.
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«Quand vous priez, dites : "Notre Père…"». La traduction liturgique que l’Église a retenue de la prière enseignée par le Seigneur à ses Apôtres est celle relatée en saint Matthieu 6, 9-13. Toutes les liturgies catholiques ont intégré ce Pater, depuis des temps immémoriaux. On le trouve dans les plus anciens rituels du baptême. Il a toujours eu sa place, selon les plus anciens témoins, dans l’Office divin. Pour ce qui est de la messe romaine, on est assuré qu’il y était présent à la fin du IVe siècle. L’une des spécificités de la messe romaine (1) est même qu’il y est au premier rang des grandes prières sacerdotales.
«La première oraison de la Nouvelle Alliance»
La tradition, à Rome, voulait que Pater ait été la première forme des oraisons de la messe. Durand de Mende, le grand liturgiste du XIIIe siècle, assurait qu’à son époque, dans la Basilique du Latran, le Pater remplaçait lesorationes – il voulait parler des collectes – de la messe et de l’Office divin. Il le qualifiait de «première oratiode la Nouvelle Alliance».
Le Pater de la messe est donc considéré à Rome comme la prière sacerdotale par excellence, la prière du Grand Prêtre compatissant qui est proférée au cœur de la messe au moment où «tout est accompli» (Jn 19, 30). Il faut savoir, en effet, que les commentateurs «mystiques» de la messe, dans leurs explications allégoriques, expliquaient que son déroulement peut être assimilé à celui de l’histoire du salut : annonce du Christ par les prophètes dans l’Introït ; Gloria des anges, lors de la naissance à Bethléem ; prédication préparant les cœurs par saint Jean-Baptiste symbolisée par l’épître ; proclamation de l’Évangile durant la vie publique de Notre-Seigneur ; offertoire, comme l’offrande de sa vie au Père au Jardin des Oliviers ; Passion correspondant au Canon et la consécration. Et, avant la Résurrection, que manifeste la réunion du Corps et de l’âme (elle-même symbolisée par le Précieux Sang, cf. Lévitique 17, 14), lors de commixtion d’une parcelle d’hostie dans le calice : Pater, qui représente la consommation du sacrifice, où le Christ en mourant a dit à son Père: «Je remets mon âme entre vos mains ; tout est accompli». Vient ensuite la communion, semblable pour les fidèles aux apparitions de Jésus aux Apôtres, et la bénédiction finale comme celle qu’il leur a donnée lors de son Ascension, sur le mont des Oliviers.
Le Pater, à Rome, s’intègre ainsi dans les grandes prières sacerdotales:
- la collecte, la secrète et la postcommunion (avec parfois une oraison super populum, durant le Carême),
- la préface du canon,
- le canon, qui est, quant à sa structure, une suite d’oraisons se terminant chacune par per Dominum nostrum…
- et le Pater.
En prononçant ou en chantant ces oraisons, le prêtre s’exprime in persona Christi, comme représentant du Grand Prêtre, le Christ, qui intercède auprès de son Père du haut de la Croix et pendant le sacrifice de la messe pour demander la rédemption des hommes. Il utilise toujours le «Nous» de majesté, alors que dans les autres prières, par exemple celles de l’offertoire, dites prières «privées», il dit, le plus souvent : «Je». C’est pourquoi, avant de commencer le Pater, il utilise aussi ce «Nous» de majesté dans la très ancienne introduction («Prions. Comme nous l’avons appris du Sauveur, et selon son divin commandement, nous osons dire»), introduction déjà connue de saint Jérôme au IVe siècle, et citée par saint Cyprien au IIIe siècle :audemus dicere. En outre, dans ces solennelles prières sacerdotales, oraisons, préface, canon, Pater, le prêtre se tient, non pas mains jointes, mais dans l’attitude l’orant antique – mains écartées et élevées à hauteur des épaules en regard l’une de l’autre –, qui évoque un peu la posture du Christ en Croix.
L’intervention célèbre de saint Grégoire le Grand
Le pape Grégoire le Grand, pape de 590 à 604, confirma et amplifia cette signification. Chez les Grecs, le Pater était chanté par le diacre, alors qu’à Rome, à Milan, en Espagne, il était réservé au prêtre, auquel on répondait par la dernière demande : Sed libera nos a malo. En outre, chez les Grecs, en Gaule, en Afrique, en Espagne, à Milan, il était prononcé après la fraction du pain, immédiatement avant la communion.
Par une lettre à Jean de Syracuse, Grégoire attesta la double spécificité de l’usage romain, d’une part, en rappelant que la prière du Seigneur était chanté, lors de la messe, par le célébrant et non comme chez les Grecs par le peuple (en fait par le diacre), et d’autre part, en décidant – ou en confirmant – qu’il devait être dit en conclusion de la prière eucharistique, avant la fraction: «Nous disons l’oraison dominicale aussitôt après le canon, parce que la coutume des Apôtres était de n’en faire point d’autre pour la consécration, et il ne m’a pas paru convenable d’y dire une prière composée par un scholasticus et n’y pas dire celle que Notre Seigneur a composée lui-même. Chez les Grecs, tout le peuple dit l’oraison dominicale ; chez nous, il n’y a que le prêtre». Le raisonnement de Grégoire Ier est hautement mystique, et un peu elliptique car il fait allusion à une allégorie pour lui évidente : le Pater est prononcé sur le Corps du Christ immolé ; or, on vient de réciter le canon, composé par un scholasticus [par un rhéteur chrétien, avant le IVe siècle] ; il est donc juste qu’on y ajoute aussi la prière donnée par le Sauveur lui-même. Il ne serait pas convenable que le prêtre dise seulement une prière composée par un homme, le canon, sur l’oblation sacrifiée (le Corps et le Sang consacrés de manière séparés et pas encore rassemblés par la commixtion qui va suivre) : il faut qu’il dise aussi sur les signes de son sacrifice sacramentel, le Corps et le Sang sous les espèces du pain et du vin, la prière du Seigneur.
Du coup, dans la messe de rite latin, se déploie un grand ensemble, qui commence par la préface, continue par le canon, et s’achève par le Pater. Ce qui n’empêche qu’on puisse aussi le considérer, comme le faisait saint Ambroise (2), comme une prière qui prépare à la communion. En effet, spécialement à cause de la 4ème demande sur le pardon des offenses, il exprime la nécessaire disposition du cœur que l’on doit avoir avant de s’avancer vers l’autel (Mt 5, 23-24).
On considérait d’ailleurs, et pas seulement à Rome, que la messe proprement dite commençait vraiment à l’offertoire et qu’elle s’achevait avec le Pater, même si la communion produit l’unité du Christ dans les âmes des participants. Saint Césaire d’Arles disait à ce propos: «La messe n’a pas lieu au moment où on lit les lectures divines dans l’église, mais lors de l’offrande des dons et de la consécration du Corps et du Sang du Seigneur. Car les lectures, qu’elles soient tirées d’un prophète, de l’Apôtre ou de l’Évangile, vous pouvez aussi les lire chez vous ou écouter les autres les lire ; mais la consécration du Corps et du Sang du Christ, c’est seulement dans la maison de Dieu que vous pourrez l’entendre et la voir. C’est pourquoi celui qui veut participer à la messe entière avec un bénéfice pour son âme, doit rester à l’église, dans une attitude d’humilité et le cœur contrit, jusqu’au moment où l’on dit l’oraison dominicale et où la bénédiction est donnée au peuple [la bénédiction qui précédait alors la communion]» (Sermo 73, 22).
Quand le Pater a commencé à être prononcé par tous
Dans une vue de «participation active», le Mouvement liturgique des années cinquante, qui anticipait en bien des points la réforme conciliaire, voulait que le Pater soit récité par l’ensemble des fidèles, insistant sur son caractère – qui au reste n’est pas contestable – de préparation à la communion. De fait, en un certain nombre de paroisses «avancées», il était récité, contre toutes les règles, par les fidèles, y compris en langue vulgaire.
Le Saint-Siège qui voulait, sous Pie XII, encadrer le mieux possible ce «tout participation», introduisit deux mesures:
- le nouveau rituel de la Semaine Sainte de 1955 décidait que le Pater, lors de l’office du Vendredi Saint, serait désormais récité par l’assemblée avec le prêtre avant la communion, mais en latin. Les liturgistes expliquaient que cela ne dérogeait pas aux vénérables prescriptions de saint Grégoire, puisqu’il ne s’agissait pas d’une messe et que le canon n’était pas récité,
- en outre, l’instruction Musica sacra, de la Congrégation des Rites, du 3 septembre 1958, accordait que lePater puisse être récité par les fidèles avec le célébrant, mais seulement lors des messes lues (messes basses) et uniquement en latin. Le P. Antonelli, officiel de la Congrégation, précisait : «Qu’on le note bien : maintenant, la récitation du Pater par les fidèles est seulement permise, et uniquement aux messes lues ; elle n’est donc pas obligatoire» (3).
Pourtant, dans la dernière édition typique [l’édition typique est une édition modèle pour les imprimeurs] du missel tridentin du 15 janvier 1962, il était toujours précisé par le Ritus servandus in celabratione missae (le rituel qui doit être observé dans la célébration de la messe), que le Pater est prononcé ou chanté par le prêtre jusqu’à la réponse finale : Sed libera nos a malo, le prêtre ajoutant ensuite à voix basse : Amen.
C’est seulement lors des premières étapes de la réforme conciliaire, que l’instruction Inter œcumenici, du 26 septembre 1964, édictée par la Congrégation des Rites et la Commission d’application de la réforme liturgique, décida, «en attendant que soit entièrement restauré l’Ordo de la messe» : que le psaume Judica me des prières dites prières au bas de l’autel était supprimé ; que la secrète serait lue à haute voix ou chantée de même que la doxologie terminant le canon à partir du per ipsum, signes de croix omis ; que le dernier évangile était supprimé, et que le Pater serait désormais lu ou chanté par tous.
Comme on sait, l’usage général de ceux qui ont refusé la réforme liturgique du Concile, a été de reprendre la dernière édition du missel tridentin, celle de 1962. Cet usage a été confirmé comme règle par la lettreQuattuor abhinc annos de 1984, le motu proprio Ecclesia Dei de 1988, et le motu proprio Summorum Pontificum de 2007. Toutefois, pour des raisons pastorales diverses, certains prêtres et certaines communautés qui avaient adopté quelques-unes des premières réformes liturgiques conciliaires avant de reprendre la liturgie anté-conciliaire ont jugé bon de conserver le chant du Pater par l’assemblée. Dans la mesure où le chant par le célébrant du Pater reste bien considéré comme la règle traditionnelle et vénérable, qui bénéficie de l’autorité de saint Grégoire le Grand, cette pratique récente peut bien entendu, au coup par coup, être tolérée pour le bien de la paix.
La liturgie romaine, qu’il faut aujourd’hui préserver jalousement, pourra bien, en des temps futurs, connaître, comme par le passé, une croissance organique, qui n’aura rien à voir avec l’aggiornamento, la mise au goût du jour, de la réforme de Bugnini. On peut rêver et souhaiter que la vie liturgique de l’Église, miraculeusement préservée au milieu de la terrible crise qui aurait pu la faire disparaître, retrouve un jour son cours traditionnel dans les paroisses de la chrétienté. On peut par exemple imaginer, en ce qui concerne le chant du Pater, que soit rétabli en certains lieux cet antique usage qui fut pieusement conservé dans quelques cathédrales (4) : lors de la messe solennelle, pendant que le prêtre chantait la grande imploration christique du Pater, ses bras étaient soutenus par le diacre et le sous-diacre qui symbolisaient Hur et Aaron soutenant les bras de Moïse, figure du Christ à venir, pendant qu’il priait pour les que Hébreux l’emportassent sur les Amalécites. Car chaque fois que Moïse baissait les bras, les Hébreux reculaient, et chaque fois qu’il les élevait ils l’emportaient sur les ennemis (Exode 17, 8-16). Ainsi, le prêtre intercède-t-il pour le peuple : Pater noster qui est in cœlis.
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(1) Ces spécificités romaines sont : l’unicité de la prière eucharistique, dite canon, considérée comme une véritable règle de foi ; la récitation silencieuse de ce canon, qui l’entoure d’un respect semblable à celui de la fermeture de l’iconostase dans les liturgies orientales ; la multiplication des célébrations des messes sacerdotales – les messes «basses» non chantées – pour la plus grande application possible des fruits de la Passion aux âmes des vivants et des défunts.
(2) Ambroise de Milan, Des sacrements, des mystères, Cerf, «Sources chrétiennes», 1961, pp. 129-137. Saint Ambroise précise cependant que le Pater suit immédiatement la consécration (p. 133).
(3) Documents de SS Pie XII, Saint-Augustin, 1958, note p. 636.
(4) On pourra consulter à ce sujet : Claude Barthe, La Messe : une forêt de symboles, Via Romana, 2011.