SOURCE - Jean-François Foncin - France Catholique - 15 décembre 2009
"Rome et les lefebvristes", lecture critique par le Pr. Jean-François Foncin, Directeur d’Études honoraire à l’École Pratique des Hautes Études
J’ai acheté le petit (mais dense) livre de Gérard Leclerc « Rome et les lefebvristes » et l’ai lu avec d’autant plus d’intérêt que mon âge fait que j’ai pu suivre « l’affaire » depuis bien avant le Concile Vatican II.
Merci donc tout d’abord à l’auteur d’avoir recherché dès le pontificat de Pie XI les racines de l’affaire, et en particulier dans l’influence du Cardinal Billot et du Père Le Floch sur le séminariste et l’étudiant de l’époque. Je crois cependant que l’auteur interprète mal la condamnation de l’Action Française (AF), événement capital dans l’histoire de l’Église au moins en France, et ses suites en ce qui concerne plus particulièrement le Cardinal Billot et le Père Le Floch.
La condamnation de l’AF et plus particulièrement de Charles Maurras n’a pas été une condamnation doctrinale, ce qu’elle ne pouvait être vis à vis d’un homme qui se disait incroyant, mais une prise de position politique comme l’avait été le Ralliement. Elle a reposé sur trois éléments, dont deux concernaient essentiellement Aristide Briand, dont Maurras (avec Jacques Bainville et Léon Daudet) était l’adversaire jugé le plus dangereux.
Le premier était la liquidation des conséquences juridiques matérielles de la loi de Séparation, votée en 1905 alors que Briand était Président du Conseil. Briand était l’homme fort (avec l’anticlérical forcené Herriot, loin alors de sa mort muni des Sacrements de l’Église) et fréquent ministre des Affaires Étrangères du Cartel à partir de 1924. La question a été réglée par un échange de lettres diplomatiques (le degré inférieur des conventions internationales) : la République abandonnait les associations cultuelles paroissiales, transférait leurs fonctions aux associations diocésaines, et acceptait de transformer celles-ci de façon apparemment mineure, mais qui donnait à l’évêque une autorité discrétionnaire sur ces associations et par conséquent sur les finances et les biens de l’Église dans l’étendue du diocèse, autorité dont les évêques n’avaient jamais joui au cours de l’histoire de l’Église en France. [1] Cet « arrangement », de valeur juridique incertaine (un échange de lettres diplomatiques modifiant une loi !), mais confirmé par un usage constant, règle encore le fonctionnement matériel de l’Église en France hors des départements concordataires. Je ne sais pas s’il existe une trace de négociations concernant l’AF dans ce cadre, mais il y avait certainement matière à un quid pro quo.
Le second, dans lequel Briand joue un rôle en qualité de ministre des Affaires Étrangères, est celui des relations franco-allemandes. On sait que l’AF, et particulièrement Jacques Bainville, après avoir critiqué le traité de Versailles (« trop dur pour ce qu’il a de doux ») [2], pensait que, le mal étant fait par le traité, le moindre mal était de poursuivre rigoureusement son exécution pour éviter que l’Allemagne ne devienne assez forte pour prendre sa revanche, ce qui bien sûr arrivera en 1940, quinze ans après Locarno. Le Vatican était opposé à une telle politique pour de multiples raisons. Fondamentales d’abord, à la suite du souci légitime de Benoît XV de maintenir une neutralité entre les belligérants. Des raisons de personne ensuite : Eugenio Pacelli fut nommé nonce à Munich en 1917, seul nonce pour tout le Reich, puis nonce à Berlin, poste créé pour lui en 1920. Déjà influent dans la diplomatie vaticane, dès avant sa nomination comme nonce, en tant que secrétaire aux affaires ecclésiastiques extraordinaires, son influence ne fait que croître, et culminera par sa nomination comme Secrétaire d’État en 1929. Tout naturellement, il s’implique dans le catholicisme allemand, ce qui prend une tournure plus politique quand aux socialistes succède le Zentrum comme première force au Reichstag. Ce parti, parti catholique dont la première vocation avait été de s’opposer - victorieusement - au Kulturkampf de Bismarck, était devenu, du fait de la chute des dynasties allemandes, un parti démocrate chrétien. D’où deux éléments nouveaux en faveur de la condamnation de l’AF dans la politique étrangère du Vatican : le retour en grâce des démocrates chrétiens et l’appui à la politique étrangère allemande, celle de Stresemann qui était aussi celle de Briand [3] Ironie de l’histoire, l’homme du Zentrum chargé de la politique étrangère était von Papen, co-signataire avec Pacelli du Concordat avec la Prusse puis en 1933 avec le Reich ; la dictature nationale-socialiste sera rendue possible du fait de l’abandon de Brünnig, chancelier issu du Zentrum, par une fraction de son parti à la suite de von Papen. [4] Pacelli comprendra la leçon : c’est lui qui rédigera « Mit brennender Sorge » pour Pie XI, et lui aussi, peu après son élection sous le nom de Pie XII, qui en 1939 lèvera la condamnation de l’Action Française.
Le troisième élément, moins lié à la politique quotidienne, et très important au moins aux yeux de certains évêques français, était celui de l’Action Catholique. Dans la ligne de « Quas primas » (1925) et de sa condamnation du laïcisme [5], il fallait diriger l’action des catholiques dans le siècle vers des mouvements et des organisations proprement catholiques, c’est à dire ayant mission d’Église : l’Action Catholique [6] Il fallait donc rendre impossible la concurrence de mouvements laïques dans lesquels les catholiques s’engageaient en grand nombre, et en premier lieu de l’Action Française, dont le nom à lui seul marquait cette concurrence. Tout naturellement, l’accusation majeure fut que l’AF manipulait des catholiques, y compris des clercs, et tentait de les utiliser à ses fins propres, ce qui n’était peut-être pas entièrement faux.
Quelle relation, dans ces conditions, entre la condamnation de l’Action Française et la chute du cardinal Billot et du Père Le Floch ? Certainement pas une raison doctrinale. Comme le rappelle Gérard Leclerc, la position philosophique du cardinal Billot était, au travers du thomisme, un aristotélisme pur et dur, à l’exact opposé de celle, en fait politique et littéraire plus que philosophique, de Maurras, qui invoquait le curieux mélange de Hegel et Auguste Comte tenant lieu de philosophie à Taine [7], ainsi que l’art d’écrire du « divin Platon » : en fait ce que le cardinal Billot, tenant la plume pour Pie X [8], avait condamné au début de Pascendi sous le nom d’agnosticisme, pour conclure "non hic philosophandi sed rectius delirandi finis". Encore moins une position théologique de Maurras, incroyant avoué. Et je ne crois pas que les problèmes de l’Action Catholique en France aient pu motiver le cardinal Billot, romain de longue date.
Je pense que la rupture entre le cardinal Billot et Pie XI a eu principalement des causes politiques, comme la condamnation de l’Action Française elle-même. Louis Billot était né en 1846 à Sierck (il y a aujourd’hui sa rue), alors et maintenant dans le département de la Moselle mais entre 1871 et 1919 annexé et partie du Reichsland Elsass-Lothringen. Je connais bien ce « pays », la Lorraine germanophone, dont mon père était originaire. De tous les « pays » annexés, c’était celui qui, à la fois était le plus unanimement catholique et (ce n’était pas un hasard : le Kulturkampf) le plus « résistant » à la Prusse conquérante. Louis Billot, ordonné prêtre en 1869, était d’une famille « optante » qui, refusant la Prusse et le Reich, abandonnera tout pour rester française. De voir le Vatican favoriser une politique qui menait, l’événement l’a prouvé, à une nouvelle annexion pire, quoique heureusement plus brève, que la précédente, était pour lui insupportable. Je pense que c’est une colère dont la sainteté reste à apprécier qui lui a fait, en trois minutes et sans discussion [9] déposer sur le bureau de Pie XI les insignes du cardinalat. De même, c’est l’insistance répétée de Francisque Gay, rénovateur de la Démocratie Chrétienne en France en tant que force politique, qui amènera l’éloignement du P. Le Floch, spiritain, dont l’influence sur Marcel Lefebvre fut déterminante.
Je ne sais pas ce qui fait que Gérard Leclerc (4ème de couverture, mais celle-ci a-t-elle été rédigée par l’auteur ? car le corps du livre est plus subtil) qualifie de « décadent » le thomisme de « Mgr » Billot. Je ne suis pas qualifié pour en juger au point de vue théologique, mais au point de vue philosophique mes réflexions sur l’épistémologie de la recherche en génétique humaine [10] me conduisent à un réalisme entièrement opposé au nominalisme dont est issu l’agnosticisme condamné par Pascendi. La science expérimentale, loin du Claude Bernard du baccalauréat, repose sur le théorème de Bayes, dit de la « probabilité des causes », et ne peut se passer de l’évaluation d’une probabilité a priori, condamnée comme métaphysique par le positivisme comtien : il y a bien une vérité (adaequatio rei et intellectus, ce qui suppose une res) relativement à chaque proposition, même si souvent nous n’en connaissons (et pouvons calculer) qu’une probabilité plus ou moins voisine de 1. Il y a peu de dimanches nous avons entendu que la vérité existe, et que le Christ lui rend témoignage (est-ce par hasard que « quid est veritas ? », la réponse de l’agnostique qui enverra Jésus à la mort, a été omise dans ce qui fut lu dans ma paroisse ?). Comme on comprend le cri de Mgr Lefebvre « parce que l’Église du Christ est la Vérité », cité p.45. Qu’on mette en face le fameux (la fameuse Locuste) « substitit in », ce chef-d’œuvre d’ambiguïté dont se félicitait publiquement le théologien conciliaire qui l’avait trouvé pour éviter « est ».
Nous en sommes revenus au Concile Vatican II et à son acceptation posée comme condition nécessaire à la réintégration des “lefebvristes” dans la pleine communion de l’Église. Après qu’un premier pas ait été franchi par la levée des excommunications, le suivant serait la levée de la suspense a divinis frappant les quatre évêques (quel est le statut à ce point de vue des prêtres qu’ils ont ordonnés, et avant eux Mgr Lefebvre quand il était suspens, je l’ignore). C’est un problème canonique dont un des éléments capitaux est le statut de Vatican II dans le Magistère. Vatican I, concile dogmatique, a promulgué nombre de canons terminés par « anathema sit » ; par exemple, quiconque nierait que le Pontife Romain a un pouvoir de juridiction ordinaire et immédiat aussi bien sur toutes et chacune des églises que sur tous et chacun des pasteurs et des fidèles ne pourrait être en communion avec l’Église. Vatican II est de nature différente. Convoqué par Jean XXIII pour adapter la pastorale de l’Église aux temps présents [11], il n’avait pas pouvoir pour définir des dogmes, et de fait n’en a pas explicitement défini – anathema sit est absent de ses canons. Ce qui, dans les textes de Vatican II, touche au dogme relève du Magistère ordinaire et, comme l’a indiqué le pape régnant Benoît XVI, doit être interprété en fonction des autres manifestations de ce Magistère : nous ne sommes pas loin des “opinions probables” dans cette nouvelle casuistique. Il est par exemple instructif de comparer certains textes de Vatican II avec la Constitution Auctorem fidei [12], de statut comparable. Ce que l’on peut exiger des parties en présence, et particulièrement des lefebvristes, comme ce fut le cas au XVIIe siècle pour les thomistes et les molinistes disputant de la grâce, est de s’abstenir d’accuser d’hérésie ses adversaires. Cela me paraît la condition nécessaire et suffisante, au point où nous en sommes, pour une réintégration des lefebvristes, dont l’Église a bien besoin, comme de tous ses fils.
Notes
[1] Combien ils sont jaloux de cette récente autorité est montré par leur comportement, dont j’ai l’expérience personnelle, vis à vis des associations de 1901 propriétaires de biens immobiliers utilisés selon les vœux des fondateurs et donateurs pour des œuvres déterminées.
[2] Les Conséquences politiques de la Paix (1920), ce livre prophétique.
[3] Il serait à peine hors sujet de rappeler l’intervention du Vatican en 1924, par l’intermédiaire du nonce Maglione, pour que en Alsace l’Abbé Wetterlé et ses amis, “catholiques et français toujours”, soient remplacés aux élections générales par des candidats autonomistes sous l’égide des Abbés Haegy et Fasshauer ; “Agnès”, la concubine de ce dernier, servait de relais pour la transmission des subventions en provenance du Zentrum.
[4] En Alsace l’évolution sera parallèle et l’autonomisme glissera du cléricalisme au national–socialisme (Karl Roos)
[5] Le passage correspondant de l’encyclique a, remarquablement, disparu du Denziger entre la 17ème édition (1927) et la 36ème (1976)
[6] Jusqu’à ce que deux évêques chantent l’Internationale à un congrès de la JOC … En sens contraire, l’action “levain dans la pâte” se manifesta par le rôle de la JAC dans une tentative d’application de la doctrine sociale de l’Église par la refondation du syndicalisme agricole et l’action de ce dernier pour la législation agricole de l’immédiat après-guerre.
[7] Cf. de cet auteur les deux derniers chapitres de Les philosophes classiques du dix-neuvième siècle en France
[8] Cf. Denziger – Schönmetzer, 1976, p. 675
[9] Source : Wickipedia,
[10] FONCIN J.-F. : Réflexions à partir de l’importance de la notion de cause dans la classification des « maladies ». In : Peut-on classer le vivant ? Linné et la systématique aujourd’hui D. Prat, A. Raynal-Roques, A. Roguenant (Édit.), pp.99-105, Éditions Belin, Paris, 2008.
[11] Savoir si la déroute pastorale (en particulier la disparition des pasteurs sur le terrain) que l’on observe, du moins en Europe occidentale et au Québec, aurait été pire si le Concile Vatican II n’avait pas eu lieu (p.53) est du domaine des hypothèses difficiles à démontrer.
[12] De Pie VI, 1794. Ce texte vise des erreurs du synode interdiocésain de Pistoia (1786), inspirées en particulier par le josephisme, que le pape n’avait pas pu condamner publiquement avant que, paradoxalement, la Révolution française ne le libère de la tutelle du Saint Empire. Ces faits expliquent à la fois la lenteur de Pie VI à condamner la Constitution Civile du Clergé, directement inspirée par les idées du synode de Pistoia, et son ambivalence vis à vis de Bonaparte.