30 avril 2013

[Paix Liturgique] Retour à Montréal: réforme liturgique et violence d'origine

SOURCE - Paix Liturgique - Lettre 385 - 30 avril 2013

Lors des toutes récentes élections en grisaille à la Conférence des Évêques de France, un chiffre plus terrible pour l’Église que celui du chômage en France circulait parmi les évêques : dans notre pays, il y a de moins en moins de jeunes et de plus en plus de "seniors". Personne de sérieux ne met en doute que l’auto-sécularisation des clercs a considérablement aggravé l’impact de la sécularisation des quatre dernières décennies sur le corps ecclésial. Il n’est que trop évident que l’affadissement de la forme et surtout du fond de la liturgie chrétienne fait partie de ce phénomène de disparition consentie.

Dans notre lettre 373 du 5 février, nous avons présenté le combat exemplaire (analogiquement exemplaire : le contexte est aujourd’hui différent, même si le « texte » réformateur est le même) mené au début des années 70 par les prêtres et les fidèles de la paroisse Sainte-Yvette de Montréal face au rouleau compresseur de la réforme liturgique.

Si nous revenons donc à Montréal cette semaine, c'est pour illustrer deux aspects de la crise liturgique qui n'ont, hélas, pas perdu de leur actualité aujourd'hui. Le premier est la nécessité d'oser faire valoir son attachement à la liturgie traditionnelle, devenue depuis 2007 la forme extraordinaire de l'unique rite romain, y compris en recourant au droit canonique ; le second est l'illustration des excès auxquels le refus du dialogue peut porter certains ecclésiastiques, nourrissant d'autant la détermination de ceux qu'ils prétendent mettre au pas.

Des événements comme ceux rapportés ici pourraient paraître d’un autre âge. En fait, le sensus liturgicus des fidèles catholiques est toujours traité de la même manière. En outre, il y a un véritable devoir de mémoire, car c’est bien de cette manière-là que la réforme liturgique s’est installée, ce que regrettait, dans un mea culpa tout à fait remarquable, le cardinal Lustiger dans son livre d’entretiens Le choix de Dieu (Éditions de Fallois, 1987). Cela, qu’on le veuille ou non, caractérise la réforme liturgique comme une violence grave qui historiquement a été faite au peuple chrétien. En voyant comment sont rejetées aujourd’hui les demandes de célébrations de messes traditionnelles, on constate que cette violence perdure avec toujours au moins autant de vigueur, même si les formes de celle-ci semblent plus anodines…

À cet effet, nous vous proposons deux documents issus d'Un curé dans la rue, le livre dans lequel l'abbé Normandin raconte sa résistance. Préfacé par Mgr Lefebvre, ce récit a été originellement publié en français en 1976 et réédité en 2009, dans une version enrichie, aux éditions Héritage (Québec). [1]
I – LES ABBÉS NORMANDIN, BLEAU ET LEMAY DEVANT MGR GRÉGOIRE
Le 29 août 1975, l'abbé Normandin, accompagné de ses deux vicaires, est convoqué par l'archevêque de Montréal, Mgr Paul Grégoire, lui-même entouré des abbés Turmel et Poirier.

Nous ne publions ici que la première partie de cet entretien, au cours de laquelle intervient essentiellement l'abbé Jean-Réal Bleau, alors jeune diplômé en théologie. La Providence a voulu qu'en 2010, l'abbé Bleau succède à l'abbé Normandin comme prêtre de la Communauté latine catholique Saint-Paul de Montréal. Liée exclusivement à la liturgie traditionnelle, cette communauté a été instituée en 1985 par Mgr Grégoire, celui-là même auquel l'abbé Bleau tient tête dans l'échange qui suit...
***

Mgr Grégoire – Le Pape Paul VI a établi une nouvelle législation en ce qui concerne le rituel à suivre dans la célébration de la messe. Acceptez-vous, oui ou non, le fait de cette législation ?

Abbé Normandin – Cette législation vient-elle vraiment de Paul VI ? Je me demande dans quelle mesure elle ne lui a pas été imposée.

Abbé Bleau – Il y a, certes, une nouvelle législation signée par Paul VI, mais sa valeur juridique est très sérieusement discutée par d'excellents canonistes. Dans l'hypothèse où nous serions en présence d'une vraie loi, sa portée ne dépasserait pas l'autorisation d'un nouveau rite et ne suffirait certainement pas à rendre caduc le rite traditionnel.

Mgr Grégoire – Une nouvelle loi n'abroge-t-elle pas toujours une loi antérieure ?

Abbé Bleau – Non pas, Monseigneur. En raison de l'article 30 du code de droit canonique. Cet article stipule qu'une coutume immémoriale n'est pas abrogée par une loi générale, à moins qu'il en soit fait mention expresse. Il faut plus que des termes généraux, enseignent les meilleurs canonistes. Or, nulle part, la Constitution Missale Romanum n'abroge en termes exprès le rituel de la messe de saint Pie V, qui a sa valeur non seulement de la loi positive, mais aussi de coutume immémoriale.

Mgr Grégoire (à l'abbé Turmel) – Afin de nous remettre en mémoire l'article 30, voudriez-vous nous en faire la lecture ?

Voici le texte de l'article 30 que lit l'abbé Turmel – « Le canon 5 demeurant appliqué, la coutume en opposition avec la loi ou en dehors de la loi est révoquée par une coutume ou par une loi contraire ; mais, à moins de faire mention expresse d'elles, la loi ne révoque pas les coutumes centenaires ou immémoriales, et la loi générale ne révoque pas les coutumes particulières. »

Abbé Turmel – Mais cet article ne s'applique pas au domaine de la liturgie.

Abbé Bleau – Il s'y applique. La preuve en est que le Pape saint Pie V en a parfaitement respecté le principe quand il restaura l'antique liturgie romaine par la Constitution Quo primum tempore. Ce document, au point de vue juridique, est incomparablement plus solennel et plus fort que la Constitution Missale Romanum de Paul VI. En effet, saint Pie V assigne explicitement à sa restauration du missel romain le but de l'unité et de l'universalité de la prière liturgique. Il voulut donc imposer le missel romain à toute l'Église de rite latin, sous la menace des plus graves sanctions. Cependant, il n'osa point l'imposer à certains diocèses ni à certains ordres religieux qui jouissaient depuis des siècles d'une tradition liturgique propre. Pourquoi saint Pie V limita-t-il ainsi sa loi universelle ? Parce qu'une coutume immémoriale ne peut être que légitime ; de plus, si on la déracine brusquement, on lèse le droit de ceux qui en bénéficiaient.

[…]

Mgr Grégoire – Peut-être avez-vous raison. Mais il reste que la messe de Paul VI est obligatoire. C'est ce que répondent les représentants de la Congrégation pour le Culte divin, lorsqu'on les interroge sur ce problème.

Abbé Bleau – Mais la Congrégation pour le Culte divin n'a pas le pouvoir d'abroger la messe romaine traditionnelle qu'a restaurée le saint Pape Pie V. Cette messe n'étant pas, en fait, abrogée, la nouvelle messe ne peut pas être obligatoire. J'irai même plus loin : à supposer que nous nous trouvions en face d'une abrogation de la messe traditionnelle, faite en bonne et due forme par le Pape lui-même, je pense qu'on pourrait passer outre à une telle abrogation.

Mgr Grégoire – Comment ! Voulez-vous dire qu'une abrogation pontificale, faite selon les normes juridiques, pourrait demeurer sans effet ?

Abbé Bleau – Parfaitement. Je m'explique. Il existe un droit liturgique des fidèles auquel on ne fait pas assez attention. Du reste, le domaine du droit liturgique est trop peu exploré. La plupart des canonistes sont des spécialistes des questions matrimoniales. Le pionnier du droit liturgique fut Dom Prosper Guéranger, qui a restauré en France la liturgie romaine, au siècle dernier. […] Pour illustrer le droit liturgique des fidèles, Dom Guéranger raconte comment les Milanais défendirent leur rite ambrosien : ils s'opposèrent – jusqu'à la guerre civile – à deux abrogations qu'avaient décrétées, en bonne et due forme, les souverains pontifes Nicolas II et Eugène IV. Rome, commente Dom Guéranger, sut reconnaître la légitimité de cette résistance et s'inclina devant les justes revendications des Milanais. Car il n'y a pas de jouissance plus légitime que celle de prier avec les mêmes prières et selon les mêmes rites que ses pères dans la foi.

[…]

Abbé Turmel – L'attitude que vous prenez risque de vous conduire au schisme. Le Saint-Siège vient de condamner Mgr Marcel Lefebvre et son œuvre, parce qu'il est en train de faire un schisme dans l'Église.

Abbé Bleau – Souffrez que je vous contredise, M. l'abbé. Les vrais schismatiques ne sont pas du côté que vous imaginez. Le schisme est latent, aujourd'hui, dans l'Église, et s'il y a une cause à l'éclatement de l'unité de l'Église, elle réside d'abord et avant tout dans la nouvelle messe. Présentement, il y a autant de manières de célébrer la messe qu'il y a de prêtres. Chacun célèbre plus ou moins à sa guise. […] L'anarchie liturgique est un fait, dont tous ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre peuvent se rendre compte. Cette anarchie divise l'Église : elle crée non seulement un schisme, mais une multitude de schismes.

Abbé Lemay – M. l'abbé Bleau n'exagère pas, Monseigneur. À l'appui de ce qu'il vient de dire, je pourrais apporter quantité d'exemples douloureux. La messe est en maints endroits une farce indigne, scandaleuse. Partout ou presque, règne l'arbitraire. Les fidèles ne savent jamais ce qui les attend.
II – L'IRRUPTION DU NOUVEAU CURÉ À SAINTE-YVETTE
Début novembre 1975, Mgr Grégoire communique à l'abbé Normandin son amotion (destitution) de Sainte-Yvette. Le 5 décembre, alors que l'abbé Normandin a refusé de quitter sa cure, soutenu par ses fidèles, le nouveau curé désigné par l'évêque fait irruption dans l'église. Voici, tel que publié dans un journal de Montréal, le récit de cet événement fait par un témoin de la scène.

***

« Impiété et sacrilège »

(courrier des lecteurs de La Presse de Montréal, 10 décembre 1975)


Témoin du renouveau chrétien de Sainte-Yvette par l'abbé Normandin, ce bon curé que l'on persécute, j'ai assisté personnellement à l'arrivée pour le moins sensationnelle du nouveau « curé », un certain abbé Bircher. De toute ma vie, je n'ai vu une scène aussi impie, une telle profanation de la Sainte Hostie.


Voyons comment les choses se sont passées.


À l'occasion de la neuvaine préparatoire à l'Immaculée Conception, une quarantaine de fidèles priaient paisiblement dans l'église. Toute la soirée, il y avait eu un va-et-vient incessant de marguilliers et de serruriers tâtant les portes et les serrures et troublant la paix du lieu saint. Vers 21h30, une rumeur vola de bouche à oreille : le nouveau « curé » était arrivé et il allait enlever le Saint-Sacrement. Aussitôt, quelques fidèles se groupèrent au pied de l'autel pour protéger la Sainte Hostie, priant avec plus de ferveur que jamais.


Soudain, ce fut l'irruption dans le sanctuaire du nouveau « curé » en tenue civile, escorté de marguilliers, d'un huissier de la Cour Supérieure et de trois policiers. Avant que les fidèles aient pu l'empêcher, l'abbé Bircher déplaçait l'ostensoir, enlevait la lunule contenant la Sainte Hostie, la mettait dans sa poche de gilet et s'enfuyait honteusement au presbytère, non sans avoir fait signe aux fidèles de sortir.


Aussitôt, les policiers exigèrent l'évacuation de l'église. Priés d'exhiber leurs mandats, ils ne le purent, se référant qui aux ordres de la « Cour », qui à ceux du « curé », qui à ceux des marguilliers. On nous accusa même de « troubler la paix publique » ! En vérité, nous étions en prière. Ceux qui troublèrent la paix ce soir-là, ce furent ceux-là mêmes qui envahirent le sanctuaire pour participer à la profanation de la Sainte Hostie.


Tous les fidèles se dirent prêts à se laisser arrêter et conduire au poste de police. Après consultation avec l'inspecteur Cholette, les agents se retirèrent sagement et nous pûmes continuer à prier devant un ostensoir vide ! À minuit, après le départ des derniers fidèles, les marguilliers barrèrent les portes de l'église et l'abbé Bircher quitta le presbytère. Depuis, par ordre de la Fabrique, des affiches placardées sur les portes annoncent le lock-out de l'église au mépris des lois ecclésiastiques. [...]

III – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE

1) Le Canada, aujourd’hui ravagé par la sécularisation, a été une terre de chrétienté jusqu’à la fin des années soixante, au moment où une partie de son clergé a révolutionné l’enseignement catholique, la catéchèse, la vie religieuse, et par-dessus tout la liturgie et les lieux de culte. Ce saccage en règle, organisé ou encouragé par des évêques et des prêtres, n'est pas l'apanage du Canada. Nombreux sont les exemples en France où l'autorité s'est conduite, ou se conduit encore aujourd'hui, de la même manière autoritaire et brutale.


2) La convocation de l'abbé Normandin et de ses vicaires par l'archevêque de Montréal est l’une des innombrables « convocations » épiscopales de curés traditionnels. On n’en finirait pas d’énumérer ces tentatives de remises au pas, entre autres celle hier de Mgr Ducaud-Bourget par le cardinal Marty (Paris), ou dans un passé plus récent celle de l'abbé Michel par Mgr Nourrichard (Evreux).


A la différence du cardinal Marty et de tant d’autres, il faut noter que Mgr Grégoire, qui deviendra cardinal en 1988, dix ans après avoir chassé l'abbé Normandin de son diocèse, le rappellera pour lui confier la Communauté latine catholique Saint-Paul.


3) Huissiers, policiers, "lock-out"... La prise de possession par le nouveau curé de Sainte-Yvette ressemble à tout sauf à un acte pastoral. Le témoin parle de profanation – et c'est hélas le mot qui vient à l'esprit le plus facilement – à la pensée des innombrables abus liturgiques commis non seulement hier mais encore aujourd'hui, dans l'Église. On pense ici à des événements tels ceux de Port-Marly où les forces de l'ordre, avec la complicité de l'évêché de Versailles, allèrent jusqu'à interrompre la célébration d'une messe, arrachant littéralement de l'autel le prêtre qui y officiait.


4) Nous ignorons ce qu'est devenu l'abbé Bircher depuis ce jour peu glorieux pour lui mais, quarante années plus tard, nous savons ce qu'il est advenu de Sainte-Yvette : non seulement la paroisse a été démantelée en 2001 mais l'église elle-même n'est plus un lieu de culte catholique ; depuis 2003, ses murs abritent en effet les activités d'une communauté protestante haïtienne.


A leurs fruits...


[1] Malheureusement, ces deux éditions sont quasiment introuvables aujourd'hui.