3 septembre 2013

[Grégory Solari - Blog de La Croix] François et François

SOURCE - Grégory Solari - Blog de La Croix - 3 septembre 2013

Entre François et François, rien ne va plus. Entendez, entre le pape François et François d’Assise, ou plus exactement une branche de ses frères : les Franciscains de l’Immaculée. A la faveur du Motu proprio de 2007 rendant sa visibilité à la forme extraordinaire du rite latin, les Franciscains de l’Immaculée ont adopté la liturgie tridentine en raison de son caractère contemplatif. Si l’on en croit les récents événements, ce choix n’a pas fait l’unanimité dans la communauté. Certains frères ont fait appel à la Congrégation pour les religieux, invoquant notamment le problème que l’adoption des livres liturgiques antéconciliaires posait par rapport à «l’unité ecclésiale» de la communauté. Résultat : depuis le 11 août 2013, à la suite de la décision prise par la Congrégation des religieux, les Franciscains de l’Immaculée doivent célébrer ordinairement dans la forme ordinaire (Missel de Paul VI), et extraordinairement dans la forme extraordinaire.
Résurrection liturgique
La chose mérite attention pour deux raisons. La première est que la décision de la Congrégation a très probablement été approuvée par le pape François. Elle donne la tonalité de la position du Saint Père par rapport à la question de la forme extraordinaire, et d’une manière plus générale, par rapport à la liturgie. La seconde est qu’elle pourrait donner à croire que cette décision entre en collision avec sinon la lettre du moins l’esprit du Motu proprio de Benoît XVI. En redonnant sa visibilité au Missel du Bienheureux Jean XXIII (ie, le missel dit tridentin), le pape émérite avait deux intentions majeures : 1) inscrire la réforme liturgique – et via celle-ci le concile tout entier – dans une histoire non dialectique de l’Eglise ; 2) permettre une possible fécondation mutuelle (du point de vue de l’éthos célébratoire avant tout) des formes du rite latin. La question des revendications de la Fraternité Saint-Pie-X vient en troisième lieu. Il n’était pas question, comme on l’a entendu un peu trop dire dans les milieux dits de «la tradition», de revenir petit à petit sur la réforme, voire de la remettre en cause, ou sur le concile. Le retour à une papauté de style tridentin n’était pas à l’ordre du jour ; la renonciation de Benoît XVI l’a clairement démontré. Comme le pontificat actuel. Cela veut-il dire que les lectures tridentinisantes du Motu proprio se soient complètement trompées ? Non.
Le risque d’une Eglise fantôme
Le concile l’a rappelé : liturgie et ecclésiologie sont inséparables. Réintroduire le missel tridentin, c’était aussi réintroduire quelque chose de l’ecclésiologie qui l’a façonné. Je sais bien que le missel dit tridentin remonte dans sa structure à Grégoire le Grand, mais il reste que via le «ritus servandus» (la règle de la célébration), c’est le concile de Trente qui lui a donné la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Or avec ce missel, étant donné que tous les autres livres liturgiques antéconciliaires ont été autorisés, y compris le Pontifical qui est utilisé pour l’ordination des prêtres, c’est toute l’ecclésiologie d’avant Lumen gentium (et des autres documents à portée ecclésiologique) qui a ressurgi avec le Motu proprio. Comme un fantôme. Du moins c’est le risque que présente ce retour si les communautés ou les prêtres qui célèbrent la forme extraordinaire ne sont pas assez enracinés intérieurement dans l’enseignement du Magistère vivant. D’où, dans certains cas, cet effet, qui est contraire aux attentes de Benoît XVI : alors que la forme extraordinaire devait souligner la continuité, elle a pu manifester une certaine rupture latente.
Ite, missa est
La décision, si elle a bien été approuvée par le pape François, a le mérite de confirmer l’intention de son prédécesseur – celle-ci était d’ailleurs très claire dans la lettre accompagnant le Motu proprio –, mais que les négociations avec la FSSPX ont un peu fait perdre de vue : la forme extraordinaire ne doit pas être un «réduit» ecclésial – la traduction liturgique d’un «donatisme» ecclésiologique. En ce sens, la décision du pape François n’entre pas en collision avec le Motu proprio, comme a pu l’écrire le vaticaniste Sandro Magister. Il est vrai cependant, et tout le monde a pu l’observer depuis son élection, que le pape François n’a pas la fibre liturgique de Benoît XVI. Entre les deux pontifes, il y a la différence d’un saint Benoît – ou d’un saint François – et d’un saint Ignace par rapport à la liturgie. Benoît XVI était l’homme du chœur et du narthex, de l’Eucharistie et de la Parole – de Sacramentum caritatis et de Verbum Domini ; François est le pontife du seuil – de l’«ite missa est», c’est-à-dire de l’envoi en mission, non pas au terme de la célébration, mais au moment où après la communion à la Parole et à l’Eucharistie le chrétien doit élargir cette communion en la portant au monde entier. En ce sens, l’Eglise n’est pas «à côté» du monde ; elle est l’annonce du Monde à venir, sa présence et sa réalisation mystérieuse, sacramentelle. L’«ite missa est» (intraduisible en vernaculaire), c’est au fond le prolongement dans le temps de la mission trinitaire ; le Père envoie le Fils ; le Fils envoie l’Esprit ; l’Esprit, par l’Eglise, qu’il conduit et anime de l’intérieur, envoie le chrétien. Où ? Dans le monde, ce cosmos créé par la Trinité, blessé par le péché, et que le chrétien a pour mission de ramener à sa Source. Par la prière, par le service, par l’amour de charité. C’est cette mission qui «fait» le chrétien. Voilà pourquoi le pape François fustige les retours sur soi, les retours en arrière, les replis identitaires. Ils sont pour lui des manques à l’amour dont le Fils de Dieu nous a donné l’exemple dans sa propre mission sur terre. C’est ce que le Pape a appelé la tentation «pélagienne» dans son discours aux évêques du CELAM, lors des JMJ de juillet dernier. «Elle apparait fondamentalement sous la forme d’une restauration», écrit-il. «Devant les maux de l’Église, on cherche une solution seulement disciplinaire, par la restauration de conduites et des formes dépassées qui n’ont pas même culturellement la capacité d’être significatives. En Amérique Latine, on la rencontre dans des petits groupes, dans quelques Congrégations religieuses nouvelles qui recherchent de manière exagérée une « sécurité » doctrinale ou disciplinaire. Elle est fondamentalement statique, même si elle promet une dynamique ad intra, qui retourne en arrière. Elle cherche à “récupérer” le passé perdu
La liturgie comme mission
Je reviendrai dans une prochaine chronique sur ce discours, ainsi que sur celui prononcé devant les évêques brésiliens. Il suffit d’avoir ses lignes à l’esprit pour comprendre la position de François par rapport aux Franciscains de l’Immaculée, comme à tous les attachements liturgiques insuffisamment fondés ecclésialement. Le peu de cas qu’il fait de l’ordo liturgique («ne cantat, ne rubricat», dit-on à Rome) ne doit pas tromper la lecture ici. Pour lui, la liturgie n’est pas d’abord un ensemble de rites mais une dynamique – encore une fois : une mission, un mouvement qui doit pénétrer le monde. En ce sens, sa vision s’apparente à celle de Romano Guardini, d’Henri de Lubac, de Louis Bouyer, de Hans Urs von Balthasar, lesquels travaillèrent à la réduction de la dichotomie opérée par la Contre Réforme entre deux réalités : le monde et l’Eglise. Mais avant eux, c’est bien sûr à saint Ignace que se rattache l’esprit de ce pontificat franciscain. Comment (ré)concilier Françoise d’Assise et Ignace ? Peut-être dans ce sens cosmique de l’Eglise et de sa mission, qui fait que le pape prend toujours plus la figure d’un Père universel, au delà même des limites visibles de l’Eglise.