Le 3 septembre 2013, à l’occasion du consistoire qui se tenait à Rome, le pape François a annoncé qu’il procèderait à la canonisation de Jean XXIII(1958-1963) et de Jean-Paul II (1978-2005) dans une cérémonie unique, le 27 avril 2014. Dès la béatification d’Angelo Giuseppe Roncalli, le 3 septembre 2000, et de Karol Wojtyla, le 1er mai 2011, la Fraternité Saint-Pie X a émis de très sérieuses réserves.
Des interrogations restées sans
réponse
S’agissant de Jean-Paul II,
ces réserves ont été exprimées dans une étude théologique qui fut remise aux
autorités romaines, à diverses reprises et par divers intermédiaires,
malheureusement en vain : il ne fut tenu aucun compte des arguments
théologiques avancés dans le dossier que Mgr Bernard Fellay rendit public le 25
mars 2011. Dans la préface de cet ouvrage, le Supérieur général de la
Fraternité Saint-Pie X rappelait comment il avait tenté de porter à la
connaissance des responsables du procès les graves interrogations que le pontificat
du pape polonais ne manquait pas de soulever.
« A la suite de Mgr Marcel
Lefebvre, dont les jugements sur le pape Jean-Paul II sont publics, la
Fraternité Saint-Pie X n’a pas cru pouvoir taire de telles interrogations. J’ai
donc demandé en son temps à l’abbéPatrick de La Rocque de rédiger un
document qui serait remis aux autorités ecclésiastiques en charge du procès
diocésain : c’est à cette instance, en effet, qu’il revenait de recueillir
tous les témoignages favorables et défavorables concernant la réputation de
Jean-Paul II.
« Ce document, qui constitue
le corps du présent livre, fut envoyé selon les normes du droit aux divers
responsables du procès diocésain, afin d’être placé parmi les pièces du dossier
et examiné avec le même soin que les autres. Parvenu à temps aux bureaux
compétents, notre pli fut mystérieusement mis de côté, pour n’être décacheté
qu’au lendemain de la clôture du procès diocésain, c’est-à-dire trop tard pour
être pris en considération. Ainsi, il ne figura point parmi les dizaines de
milliers de pages de témoignages solennellement remises à la Congrégation pour
la doctrine des saints. Portées par un autre biais à la connaissance des
tribunaux romains, nos interrogations ne reçurent malheureusement aucune
réponse, bien au contraire : le 19 décembre 2009, le Saint-Siège déclarait
l’héroïcité des vertus du pape défunt. Devions-nous alors nous taire ?
Fort de la recommandation de l’apôtre – ‘Insiste à temps et à contretemps’ (2
Tm 4,2) – nous choisissions de remettre ce même manuscrit à nos interlocuteurs
romains, dans le cadre des échanges doctrinaux entre la Fraternité Saint-Pie X
et le Saint-Siège, leur indiquant de surcroît notre intention de publication.
Effet du hasard du calendrier ou non, le monde apprenait quelques jours plus
tard l’arrêt provisoire du procès de béatification, faute de preuves
suffisantes attestant le ‘miracle’ qui aurait été obtenu par l’intercession de
Jean-Paul II. Pourtant ce même ‘miracle’ était finalement reconnu quelques mois
plus tard, et la cérémonie de béatification programmée pour le 1er mai
2011. Ces pages reprenaient donc toute leur actualité. Aussi en ai-je demandé
la publication. » (Préface à Jean-Paul II, doutes sur une
béatification, Clovis, p.11-12)
Des doutes intacts
Quels étaient les doutes profonds
qui planaient sur la validité de la béatification de Jean-Paul II ? Ils
étaient suscités par la rapidité inouïe avec laquelle on s’empressa d’instruire
le procès, également par les faits avérés qui tristement ponctuèrent le
pontificat, mais aussi et surtout par l’« humanisme » qui manifeste
l’unité fondamentale de pensée et d’action de Karol Wojtyla. Ces mêmes doutes
demeurent intacts à l’occasion de l’annonce de sa canonisation, – et ce
d’autant plus qu’aucune autorité romaine n’a pu ni voulu y répondre. Mgr Fellay
les résumait en ces termes :
« Un mois après la mort de
Jean-Paul II, le pape Benoît XVI autorisait l’ouverture du procès de
béatification de son prédécesseur. Moins de deux ans furent jugés suffisants
pour clore le procès diocésain, et deux nouvelles années pour élever Karol
Wojtyla au rang de ‘vénérable’ : le 19 décembre 2009, en effet, Benoît XVI
signait le décret reconnaissant l’héroïcité des vertus de Karol Wojtyla,
ouvrant toute grande la voie à une béatification, fixée au 1er mai 2011.
« L’empressement qui entoure
cette béatification n’est pas seulement regrettable au regard du jugement que
l’histoire pourra porter sur ce pontificat. Il a surtout pour conséquence de
délaisser les graves interrogations posées à la conscience catholique, et ce
précisément au sujet des vertus qui définissent la vie chrétienne, à savoir les
vertus surnaturelles et théologales de foi, d’espérance et de charité. Au
regard du premier commandement de Dieu, par exemple, comment évaluer les gestes
d’un pape qui, par son propos comme par son baiser, semble élever le Coran au
rang de Parole de Dieu (Rome, 14 mai 1999) ? qui implore saint
Jean-Baptiste pour la protection de l’islam (Terre Sainte, 21 mars 2000) ?
qui se félicite d’avoir participé activement aux cultes animistes dans les
forêts sacrées du Togo (9 août 1985) ? Il y a quelques décennies, selon
les normes mêmes du droit ecclésiastique, de tels gestes auraient suffi à jeter
la suspicion d’hérésie sur la personne qui les aurait posés. Et ils seraient devenus
aujourd’hui, comme par enchantement, le signe d’une vertu de foi pratiquée à un
degré héroïque ? Le pontificat de Jean-Paul II et les innombrables
innovations qui l’ont ponctué – de la réunion interreligieuse d’Assise (27
octobre 1986) aux multiples demandes de pardon (entre autres, la cérémonie de
repentance générale à Saint-Pierre de Rome, le 12 mars 2000), en passant par la
première visite d’un pape à une synagogue (Rome, 13 avril 1986) ne sont pas
sans poser de graves interrogations à la conscience catholique, interrogations
qui ne font que s’accentuer lorsque, par une béatification, de telles pratiques
sont proposées comme un exemple au peuple chrétien. (…)
« L’auteur aurait pu, dans
son examen, puiser dans les nombreux faits étonnants, troublants, scandaleux
même qui ont émaillé ce pontificat. Etait-il digne et convenable, pour un pape
catholique, de recevoir les cendres sacrées de Shiva (Madras, 5 février
1986) ? D’aller prier selon le mode juif au Mur des lamentations
(Jérusalem, 26 mars 2000) ? De faire lire l’épître en sa présence par une
femme aux seins nus (Nouvelle-Guinée, 8 mai 1984) ? Tant et tant de faits
auraient pu être relevés qui, pour le moins, jettent une ombre sur ce
pontificat et sèment le trouble dans toute âme vraiment catholique. Ces pages
pourtant ne s’arrêtent pas à une dimension purement factuelle, mais nous
mèneront jusqu’au cœur du problème, en exposant ce qui constitua le point
essentiel de l’axe du pontificat : ‘l’humanisme’ de Jean-Paul II, ses
présupposés avoués et ses conséquences inéluctables, ‘humanisme’ dont
l’illustration la plus marquante fut la réunion interreligieuse d’Assise en
1986. Si l’abbé de La Rocque nous présente sous trois chapitres distincts
quelques-unes des principales raisons qui font obstacle à la béatification de
Jean-Paul II, son analyse manifeste l’unité fondamentale de pensée et d’action
de Karol Wojtyla dont, il faut malheureusement le reconnaître, la compatibilité
avec la Tradition catholique est bien difficile à établir. » (Ibidem,
p.10-11 et 13 – Les lieux et dates entre parenthèses sont de la rédaction de
DICI)
Une béatification problématique
Lors de la béatification de Jean
XXIII, la Fraternité Saint-Pie X avait également fait paraître plusieurs
études, parmi lesquelles on peut citer : La « bonté » de
Jean XXIII de l’abbé Michel Simoulin, publiée originellement en italien
dans la revue La Tradizione Cattolica (n°43/mars-avril 2000), résumée
par l’auteur dans Fideliter (n°136 de juillet-août 2000). En 2008, Fideliter (n°182
de mars-avril) consacrait un dossier aux « Saints du Concile » où
l’on pouvait lire, sous la plume de l’abbé Philippe Toulza, un article
intitulé Jean XXIII bienheureux ?, – nous en extrayons ces
interrogations bien légitimes aujourd’hui encore :
« Lorsque, peu avant sa
mort, le pape Jean XXIII publie son encyclique Pacem in terris, il y
défend une certaine liberté religieuse, qui sans être explicitement hétérodoxe
(car le doute plane sur la ‘religion’ dont il s’agit), est ambiguë. La vision
d’orientation plutôt naturaliste qu’il donne de la société idéale est fondée
sur la dignité de la personne humaine.
« Finalement Jean XXIII sans
se ranger franchement au modernisme, montre des attitudes libérales. Ses
affections se portent naturellement vers tout ce qui vise à réconcilier le
monde moderne avec la foi. Il avoue un jour lui-même osciller entre l’attrait
pour ‘la lumière des temps nouveaux’ et l’esprit ancien, incarné dans les vieux
curés qui ont marqué sa jeunesse. Il s’intéresse à la critique historique, mais
ne veut pas quitter l’autorité de l’Eglise. Plus attiré par l’histoire que par
la philosophie ou la théologie, il se tient à l’écart de l’effervescence
intellectuelle moderniste, et cependant n’apprécie guère qu’on la condamne. Il
dira un jour à Mgr Casaroli : ‘Monseigneur, l’Eglise a beaucoup d’ennemis,
mais elle n’est l’ennemie de personne.’
« Cette tendance foncière
que l’on vient de décrire, d’où vient-elle ? D’une formation doctrinale
déficiente ? Bien plus sûrement d’un tempérament enclin à l’indulgence
totale, fausse imitatrice de la vraie bonté. On est à jeun de voir le prêtre,
l’évêque, le pape prendre des sanctions contre l’erreur et le mal. Toujours il
bénit, jamais il ne réprouve. Toujours il se fait des amis, jamais il ne
s’attire d’ennuis, si ce n’est des soupçons de libéralisme. Lui qui considère
Dieu plus volontiers ‘comme une mère que comme un père’ doit, en pleine
première session du concile Vatican II, gérer le conflit entre d’une part, les
cardinaux Bacci, Ottaviani, Ruffini et Browne, et d’autre part les cardinaux et
théologiens modernistes. Que fait-il ? Certes pas ce qu’aurait fait saint
Pie X. Mais il ne va pas non plus, à l’opposé, jusqu’à soutenir aussi
ouvertement les novateurs comme le fera Paul VI. Il console les plaintes des
cardinaux traditionnels en leur faisant des leçons d’histoire. Il refuse de
prendre position pour trancher les querelles, rappelle la ‘sainte liberté des
enfants de Dieu’ et énonce clairement son attitude en citant l’Ecriture
(histoire de Joseph et ses frères) : ‘Le Père, lui, considérait (ces différends
entre ses fils) en se taisant’. Il se tait ? Ne pas trancher dans ces
circonstances, c’est entériner le complot des novateurs. De fait, il approuvera
tacitement la prise du concile par les libéraux, au détriment de la Curie.
« La béatification de Jean
XXIII pose problème. Car béatifier, c’est proposer un modèle de vertu
chrétienne aux âmes catholiques. Jean XXIII fut-il un modèle de piété
personnelle et de soumission ? Dieu seul le sait. Mais, sous d’autres
rapports, malgré certaines positions doctrinales en apparence très
traditionnelles, la balance pèse du côté de l’adhésion du prêtre, de l’évêque
et du pape Roncalli à la mise à jour de l’Eglise, de son estime pour la
démocratie chrétienne, de son refus de toute condamnation doctrinale, de son œcuménisme,
de ses faveurs pour l’aile qui, à Vatican II, a mis la révolution dans l’Eglise
de Dieu. Lorsqu’un pape a visiblement le devoir de garantir l’ordre et
d’empêcher les mauvais d’agir, qu’il peut encore le faire et qu’il ne le fait
pas et davantage, que son cœur et son action penchent du côté des fauteurs, qui
va nous convaincre qu’il y a là un modèle de pape ? » (Abbé Philippe
Toulza, Fideliter n°182 – mars-avril 2008, p.14-15)
Des doutes fondés
Les graves problèmes qu’a posés
la béatification de Jean XXIII et de Jean-Paul II, les difficultés
qu’aujourd’hui soulève leur canonisation, obligent à s’interroger sur le
bien-fondé des béatifications et des canonisations opérées depuis le concile
Vatican II, suivant une procédure nouvelle et avec des critères inédits. Le
Courrier de Rome n°341 (février 2011) a publié une étude intitulée Béatification
et canonisation depuis Vatican II, dans laquelle l’abbé Jean-Michel Gleize,
professeur d’ecclésiologie au séminaire d’Ecône, relève trois difficultés qui
montrent bien que le doute est loin d’être infondé sur cette question. On
pourra en lire ici une synthèse faite par l’auteur lui-même.
« Sans prétendre donner le
fin mot de l’histoire (qui reste réservé à Dieu), l’on peut au moins soulever
trois difficultés majeures, qui suffisent à rendre douteux le bien-fondé des
béatifications et canonisations nouvelles. Les deux premières remettent en
cause l’infaillibilité et la sûreté de ces actes. La troisième remet en cause
leur définition même.
1re difficulté :
l’insuffisance de la procédure.
« L’assistance divine qui
cause l’infaillibilité ou la sûreté des actes du magistère s’exerce à la façon
d’une Providence. Celle-ci, loin d’exclure que le pape examine avec soin les
sources de la révélation transmises par les apôtres, exige au contraire cet
examen par sa nature même. Cela est encore plus vrai pour la
canonisation : celle-ci suppose la vérification la plus sérieuse des
témoignages humains qui attestent la vertu héroïque du futur saint, ainsi que l’examen
du témoignage divin des miracles, au moins deux pour une béatification et deux
autres encore pour une canonisation. La procédure suivie par l’Eglise jusqu’à
Vatican II était l’expression de cette rigueur extrême. Le procès de la
canonisation supposait lui-même un double procès accompli lors de la
béatification, l’un qui se déroulait devant le tribunal de l’Ordinaire,
agissant en son nom propre ; l’autre qui relevait exclusivement du Saint-Siège.
Le procès de canonisation comportait l’examen du bref de béatification, suivi
de l’examen des deux nouveaux miracles. La procédure se terminait lorsque le
Souverain Pontife signait le décret ; mais avant de donner cette signature, il
tenait trois consistoires successifs.
« Les nouvelles normes
introduites par Jean-Paul II en 1983, avec la Constitution apostolique Divinus
perfectionis magister confient l’essentiel du procès aux soins de l’évêque
Ordinaire : celui-ci enquête sur la vie du saint, ses écrits, ses vertus
et ses miracles et constitue un dossier transmis au Saint-Siège. La Sacrée
Congrégation examine ce dossier et se prononce avant de soumettre le tout au
jugement du pape. Ne sont plus requis qu’un seul miracle pour la béatification
et à nouveau un seul pour la canonisation.
« L’accès aux dossiers des
procès de béatification et de canonisation n’est pas aisé, ce qui ne nous donne
guère la possibilité de vérifier le sérieux avec lequel cette nouvelle
procédure est mise en application. Mais il est indéniable que, prise en
elle-même, elle n’est déjà plus aussi rigoureuse que l’ancienne. Elle réalise
d’autant moins les garanties requises de la part des hommes d’Eglise pour que
l’assistance divine assure l’infaillibilité de la canonisation, et à plus forte
raison l’absence d’erreur de fait dans la béatification. Par ailleurs, le pape
Jean-Paul II a décidé de faire une entorse à cette procédure actuelle,
(laquelle stipule que le commencement d’un procès en béatification ne peut se
faire moins de cinq ans après la mort du serviteur de Dieu) en autorisant l’introduction
de la cause de Mère Teresa à peine trois ans après son décès. Benoît XVI agit
de même pour la béatification de son prédécesseur. Le doute n’en devient que
plus légitime, quand on sait le bien-fondé de la lenteur proverbiale de
l’Eglise en ces matières.
2e difficulté : le
collégialisme.
« Si l’on examine
attentivement ces nouvelles normes, on s’aperçoit que la législation revient à
ce qu’elle était avant le XIIe siècle : le pape laisse aux évêques le
soin de juger immédiatement de la cause des saints et se réserve seulement le
pouvoir de confirmer le jugement des Ordinaires. Comme l’explique Jean-Paul II,
cette régression est une conséquence du principe de la collégialité :
“Nous pensons qu’à la lumière de la doctrine de la collégialité enseignée par
Vatican II, il convient beaucoup que les évêques soient associés plus
étroitement au Saint-Siège quand il s’agit d’examiner la cause des saints” [1]. Or, cette législation du XIIe siècle confondait la
béatification et la canonisation comme deux actes de portée non-infaillible [2]. Voilà qui nous empêche d’assimiler purement et simplement
les canonisations issues de cette réforme à des actes traditionnels d’un
magistère extraordinaire du Souverain Pontife ; ces actes sont ceux où le
pape se contente d’authentifier l’acte d’un évêque ordinaire résidentiel. Nous
disposons ici d’un premier motif qui nous autorise à douter sérieusement que
les conditions requises à l’exercice de l’infaillibilité des canonisations sont
bien remplies.
« Le Motu proprio Ad
tuendam fidem du 29 juin 1998 renforce ce doute. Ce texte normatif a pour
but d’introduire en les expliquant de nouveaux paragraphes dans le Code de
1983, addition rendue nécessaire par la nouvelle Profession de foi de 1989.
Dans un premier temps, l’infaillibilité des canonisations est posée en
principe. Mais dans un deuxième temps, le texte établit des distinctions, qui
diminuent la portée de l’infaillibilité des canonisations, puisqu’il en ressort
que cette infaillibilité ne s’entend plus clairement selon le sens
traditionnel. C’est du moins ce qui apparaît à la lecture du document rédigé
par le cardinal Ratzinger pour servir de commentaire officiel à ce Motu proprio
de 1998 [3]. Ce commentaire précise de quelle manière le pape peut
désormais exercer son magistère infaillible. Jusqu’ici, nous avions l’acte
personnellement infaillible et définitoire de la locutio ex cathedra ainsi
que les décrets du concile œcuménique. Désormais nous aurons un acte qui ne
sera ni personnellement infaillible ni définitoire par lui-même mais qui
restera un acte du magistère ordinaire du pape : cet acte aura pour objet
de discerner une doctrine comme enseignée infailliblement par le Magistère
ordinaire universel du Collège épiscopal. Le pape agit sous ce troisième mode
comme un simple interprète du magistère collégial. Or, si l’on observe les
nouvelles normes promulguées en 1983 par la Constitution apostolique Divinus
perfectionis magister de Jean-Paul II, il est clair que dans le cas précis
des canonisations le pape va – pour les besoins de la collégialité – exercer
son magistère selon ce troisième mode. Si l’on tient compte à la fois et de la
Constitution apostolique Divinus perfectionis magister de 1983 et du
Motu proprio Ad tuendam fidem de 1998, lorsque le pape exerce son
magistère personnel pour procéder à une canonisation, il semble bien que sa
volonté soit d’intervenir comme l’organe du magistère collégial ; les
canonisations ne sont donc plus garanties par l’infaillibilité personnelle du
magistère solennel du pape. Le seraient-elles en vertu de l’infaillibilité du
Magistère ordinaire universel du Collège épiscopal ? Jusqu’ici, toute la
tradition théologique n’a jamais dit que c’était le cas, et a toujours regardé
l’infaillibilité des canonisations comme le fruit d’une assistance divine
départie seulement au magistère personnel du pape, assimilable à la locutio
ex cathedra. Voici un deuxième motif qui nous autorise à douter sérieusement de
l’infaillibilité des canonisations accomplies dans la dépendance de ces
réformes post-conciliaires.
3e difficulté : la
vertu héroïque.
« L’objet formel de l’acte
magistériel des canonisations est la vertu héroïque du saint. De la même
manière que le magistère est traditionnel parce qu’il enseigne toujours les
mêmes vérités inchangées, ainsi la canonisation est traditionnelle parce
qu’elle doit signaler toujours la même héroïcité des vertus chrétiennes, à
commencer par les vertus théologales. Par conséquent, si le pape donne en
exemple la vie d’un fidèle défunt qui n’a pas pratiqué les vertus héroïques, ou
s’il les présente dans une optique nouvelle, inspirée davantage par la dignité
de la nature humaine que par l’action surnaturelle du Saint-Esprit, on ne voit
pas en quoi cet acte pourrait être une canonisation. Changer l’objet c’est
changer l’acte.
Ce changement d’optique apparaît
dans la nouvelle théologie et dans le magistère post-conciliaire. On y passe
sous silence la distinction entre une sainteté commune et une sainteté héroïque
dans laquelle consiste la sainteté : le terme même de “vertu héroïque” n’apparaît
nulle part dans les textes de Vatican II. Depuis le concile, quand les
théologiens parlent de l’acte de la vertu héroïque, ils ont plus ou moins
tendance à le définir en le distinguant plutôt de l’acte de vertu simplement
naturelle, au lieu de le distinguer d’un acte ordinaire de vertu surnaturelle.
« Ce changement d’optique
apparaît aussi si l’on observe l’orientation œcuménique de la sainteté, depuis
Vatican II. L’orientation œcuménique de la sainteté a été affirmée par
Jean-Paul II dans l’encyclique Ut unum sint [4] ainsi que dans la lettre apostolique Tertio
millenio adveniente. Le pape fait allusion à une communion de sainteté qui
transcende les différentes religions, manifestant l’action rédemptrice du
Christ et l’effusion de son Esprit sur toute l’humanité. Quant au pape Benoît
XVI, force est de reconnaître qu’il donne du salut une définition qui va dans
le même sens œcuméniste, et qui fausse par le fait même la notion de sainteté,
corrélative du salut surnaturel [5]. On peut donc hésiter sérieusement à voir dans les actes
de ces nouvelles béatifications et canonisations une continuité réelle avec la
Tradition de l’Eglise.
Conclusion.
« Trois sérieuses raisons
autorisent le fidèle catholique à douter du bien-fondé des nouvelles
béatifications et canonisations. Premièrement, les réformes qui ont suivi le
Concile ont entraîné des insuffisances certaines dans la procédure et deuxièmement
elles introduisent une nouvelle intention collégialiste, deux conséquences qui
sont incompatibles avec la sûreté des béatifications et l’infaillibilité des
canonisations. Troisièmement, le jugement qui a lieu dans les procès fait
intervenir une conception pour le moins équivoque et donc douteuse de la
sainteté et de la vertu héroïque. Dans le contexte issu des réformes
postconciliaires, le pape et les évêques proposent à la vénération des fidèles
catholiques d’authentiques saints, mais canonisés au terme d’une procédure
insuffisante et douteuse. C’est ainsi que l’héroïcité des vertus de Padre Pio,
canonisé depuis Vatican II, ne fait aucun doute, alors même qu’on ne peut
qu’hésiter devant le nouveau style de procès qui a abouti à proclamer ses
vertus. D’autre part, la même procédure rend possible des canonisations jadis
inconcevables, où l’on décerne le titre de la sainteté à des fidèles défunts
dont la réputation reste controversée et chez lesquels l’héroïcité de la vertu
ne brille pas d’un éclat insigne. Est-il bien sûr que, dans l’intention des
papes qui ont accompli ces canonisations d’un nouveau genre, la vertu héroïque
soit ce qu’elle était pour tous leurs prédécesseurs, jusqu’à Vatican II ?
Cette situation inédite s’explique en raison de la confusion introduite par les
réformes postconciliaires. On ne saurait la dissiper à moins de s’attaquer à la
racine et de s’interroger sur le bien-fondé de ces réformes. »
(Etude complète parue dans Le
Courrier de Rome, n°341 – février 2011, p. 5-7)
(DICI n°283 du 18/10/13)
[1] Constitution apostolique Divinus perfectionis
magister, AAS, 1983, p. 351. Ce texte de Jean-Paul II est cité par Benoît XVI
dans son « Message aux membres de l’Assemblée plénière de la Congrégation
pour les causes des saints », en date du 24 avril 2006 et publié dans
l’édition en langue française de l’Osservatore romano du 16 mai 2006, page
6.
[2] Benoît XIV, De la béatification des serviteurs
de Dieu et de la canonisation des saints, livre 1, chapitre 10, n°6.
[3] § 9 de la Note de la sacrée Congrégation pour la
doctrine de la foi parue dans les AAS de 1998, pp. 547-548.
[4] Dans Ut unum sint, voir §§ 15, 21, 48, 84 ;
dans Tertio millenio adveniente, voir § 19 (NDLR)
[5] Benoît XVI, « Discours prononcé lors de la
rencontre œcuménique à l’archevêché de Prague, le dimanche 27 septembre
2009 » dans DC n°2433, p. 971-972 : « Le terme de salut possède
de multiples significations, mais il exprime quelque chose de fondamental et
d’universel concernant l’aspiration humaine au bien-être et à la plénitude. Il
évoque l’ardent désir de réconciliation et de communion qui jaillit des
profondeurs de l’esprit humain ».